Lorsqu’elles arrivèrent chez lui, en fin de journée, la chaleur ne se décidait pas à lâcher prise. Le temps était lourd, orageux, à peine respirable mais le jardin embaumait les roses dont il était couvert et la grande maison élizabéthaine délicieusement fraîche. Marie se sentait lasse pour la première fois peut-être depuis le début de sa grossesse. Elle était pâle et le cerne de ses yeux ne devait rien aux jeux de l’amour. A Holland qui l’accueillait au seuil, elle demanda de se retirer dans sa chambre sans plus attendre. Elle ne descendrait même pas pour souper. Et comme il s’inquiétait, proposant d’appeler un médecin, elle le rassura d’un sourire :
— Ne vous tourmentez pas : cela signifie seulement que mon heure approche. Il était temps que je quitte Londres. On y étouffe et le fleuve charrie des odeurs putrides insupportables. Ici on respire ! ajouta-t-elle en fronçant son joli nez pour mieux aspirer les senteurs des parterres.
Naturellement la plus belle chambre lui était réservée, mais Elen fut agréablement surprise quand la gouvernante de Holland House ouvrit devant elle la porte d’une chambre voisine, plus petite et moins somptueuse mais sans communication directe. En revanche un lit était disposé non loin de celui de Mme de Chevreuse, pour Anna sa première camériste. C’était la garantie pour Elen de préserver un peu son intimité tout en restant cependant proche de sa maîtresse. Elle avait toujours habité jusque-là des pièces donnant directement chez celle-ci : il n’était donc pas possible d’y entrer ou d’en sortir sans qu’elle le sût. Cette fois elle avait l’impression d’être une invitée comme une autre.
Cette sensation de liberté subsistait encore lorsque Marie, mise au lit après une toilette rapide destinée à la rafraîchir, et un souper léger, renvoya ses femmes en disant qu’elle se sentait vraiment très fatiguée et voulait dormir. Elen, qui n’avait pas faim, eut envie de se promener parmi ces parterres de roses au-delà desquels de longues marches douces descendaient vers la Tamise qui, à cet endroit, coulait dans un écrin vert…
A cause des nuages obscurcissant le ciel, la nuit semblait tomber plus vite. L’orage s’annonçait, cependant la jeune fille poursuivit son lent cheminement, heureuse de découvrir en solitaire cet endroit plein de charme qui était la demeure de Henry. Derrière elle le château peu éclairé se faisait discret comme il convenait pour protéger le repos d’une dame. Elle savait que Holland en avait réservé une partie restreinte pour son usage. Appuyée au tronc d’un vieil arbre, elle essaya d’en deviner l’emplacement… Et, soudain, il fut là.
Sorti de nulle part comme dans la vieille rue de la Cité, l’épaisseur de l’herbe, sans doute, avait amorti le bruit de ses pas. Sa haute taille cachait la vue de la maison.
— Le mauvais temps arrive, dit-il. Vous n’en avez pas peur ?
De faibles roulements de tonnerre s’entendaient en effet vers l’ouest.
— Ni de cela ni de la tempête. Dans mon pays de Bretagne, ce sont choses fréquentes. Et puis ce jardin est si beau, je voulais y faire quelques pas. Madame la Duchesse dort, ce qui m’accorde un moment de liberté. J’ai voulu en profiter…
— Prenez mon bras, je vous guiderai. Les trous de taupes ne sont pas rares et donnent des cauchemars à mes jardiniers. Une cheville de femme est fragile…
Elle accepta avec un battement de cœur, retrouvant l’impression de leur première rencontre lorsqu’il l’avait ramenée au Louvre et comme alors, ils marchèrent d’abord en silence. C’eût été comme un rêve si les grondements du ciel ne se fussent rapprochés.
— Je suis heureux que mon jardin vous plaise, murmura Henry. J’avais tellement envie de vous le montrer !
— A moi ?
— A vous. Je vais peut-être vous surprendre mais en invitant Mme de Chevreuse à venir faire ses couches ici, c’était à vous que je pensais. Ce n’est pas elle que je voulais recevoir mais vous. En vérité je n’espérais pas réussir : il faut être Chevreuse pour supporter que sa femme aille accoucher chez son amant à son nez et à sa barbe ! Surtout d’un enfant dont il ne doit plus être absolument certain d’être le père !
— L’est-il ?
— Franchement je n’en sais rien, fit Henry avec un rire désinvolte. Nous verrons bien à qui le baby ressemblera. Mais cessons de parler d’eux, Elen, et ne me gâchez pas ce moment délicieux auquel je ne croyais pas et que je veux savourer minute par minute.
Oh, la divine sensation ! Sous la voix caressante de Henry, Elen sentait son cœur douloureux s’apaiser, s’épanouir comme après une longue sécheresse la fleur qu’une ondée arrose !… Holland s’arrêta soudain sous les arceaux fleuris d’une tonnelle, fit face à la jeune fille qu’il prit par les coudes :
— Nous sommes seuls, Elen ! Vraiment seuls pour la première fois car ceci est mon univers et nul n’oserait m’y chercher. Voulez-vous comprendre enfin que je vous aime ?
— Vous… m’aimez ? Je pensais que vous ne connaissiez pas ce mot !
— Parce que je ne le prononce jamais ? Parce que je ne lui ai jamais dit, à elle ? fit-il avec un geste de la tête en direction du château. Mais à vous… oh oui, à vous je pourrais ne jamais cesser de le murmurer ! Je vous aime, je vous aime ! Et je veux que vous en soyez convaincue.
Un violent coup de tonnerre éclata au-dessus d’eux, faisant tressaillir Elen au moment où les bras de Henry l’attiraient. Elle se laissa aller contre sa poitrine. Un éclair illumina le ciel noir à l’instant où leurs lèvres se joignaient… Elen oublia tout… y compris le déluge qui s’abattit sur eux sans d’ailleurs desserrer leur étreinte. En quelques secondes ils furent trempés mais c’était comme si cela ne les concernait pas. Etroitement enlacés ils ressemblaient à un arbre dans la tempête…
Mais l’eau finit par avoir le dernier mot.
— Ne restons pas là ! décida enfin Henry qui sans attendre la réponse d’Elen, l’enleva dans ses bras et se mit à courir vers la maison.
Parvenue dans la lumière des candélabres qui éclairaient le hall d’entrée – rigoureusement désert –, Elen voulut qu’Henry la repose à terre mais il se contenta de la serrer plus fort et de gravir avec elle l’escalier, toujours sans rencontrer âme qui vive. L’immense demeure ressemblait ce soir à quelque château magique où les portes s’ouvraient seules comme dans un rêve. Et quand Henry la remit enfin sur ses pieds, Elen se rendit compte qu’ils étaient dans sa chambre mais que celle-ci semblait différente du moment où elle l’avait quittée. Des veilleuses parfumées brûlaient au chevet du lit déjà ouvert. Il y avait des fruits dans une coupe de malachite, une carafe de vin dorée, des verres d’épais cristal… En dépit de l’ambiance voluptueuse, Elen eut subitement peur et repoussa les mains de Henry qui commençaient à dégrafer sa robe trempée…
— Non ! Je vous en prie !… Pas ici ! Pas à côté d’elle !
— Soyez tranquille ! Elle dort !
— Mais elle peut s’éveiller, m’appeler ! Son sommeil est léger ces temps-ci !…
— Nous n’avons rien à craindre ! J’y ai veillé et notre chère duchesse va dormir comme un ange jusqu’à demain ! Pourquoi pensez-vous que je lui ai attribué ce logis dont les chambres ne communiquent pas ? Loin de se calmer, l’inquiétude d’Elen grandit :
— Vous dites que vous avez veillé… à son sommeil ? Vous n’avez pas…
— … mêlé à la compote qu’elle avait demandée un peu de poudre soporifique ? Mais voyons ! Oui ! Soyez sans crainte il s’agit seulement de valériane… Apaisez-vous, ma douce ! C’est notre nuit ! J’ai fait le nécessaire pour qu’il en soit ainsi. Ne nous l’abîmez pas ! ajouta-t-il en reprenant ses lèvres pour un baiser qui la fit défaillir.
Il n’eut aucune peine alors à poursuivre un déshabillage entrecoupé de caresses. Les yeux fermés, Elen, parcourue de frissons, le laissait faire. Quand il la déposa sur le lit pour se dévêtir rapidement, elle eut un gémissement, un geste des bras pour le ramener à elle.
— Dieu, que vous êtes belle ! souffla-t-il. C’est crime que cacher si beau corps sous des habits de suivante quand il mériterait les plus riches atours…
Il vint la rejoindre. Elle sentit contre elle sa peau chaude, ses muscles durs, son odeur étrange, indéfinissable, douce et forte à la fois qui n’avait rien des relents grossiers qu’elle dédaignait tant. Cette odeur avait quelque chose de tellement enivrant qu’Elen chassa de son esprit sa crainte de ne plus pouvoir supporter le contact ultime dans sa chair blessée. Elle l’appelait au contraire de tout son être, prête à subir comme un bonheur de plus la souffrance qu’il lui infligerait, mais quand il s’empara d’elle, Elen sut que la malédiction l’avait quittée et se laissa rouler par la vague qui les entraîna ensemble. Le cri qu’elle ne put retenir et qu’il étouffa d’un baiser n’avait rien à voir avec la douleur.
Quand elle s’éveilla du profond sommeil où elle avait sombré vers la fin d’une nuit inoubliable, il faisait grand jour et quelqu’un frappait à sa porte à coups redoublés. Elle se hâta d’enfiler la chemise qu’elle trouva près du lit avec ses pantoufles et courut à la porte où était Anna.
— Eh bien, mademoiselle Elen, on peut dire que vous dormez bien ! Qu’est-ce qui vous a pris de vous enfermer comme ça ?
En effet, elle avait dû tourner la clef pour ouvrir :
— Je… je ne sais ! répondit-elle en passant sa main sur ses yeux. Hier soir, je suis allée visiter le jardin et j’ai été surprise par l’orage qui m’a trempée de la tête aux pieds. Je suis rentrée en courant et j’ai dû fermer sans m’en rendre compte…
— C’est une chose qui peut arriver à tout le monde. Habillez-vous vite, Madame la Duchesse vous réclame…
— Comment va-t-elle ce matin ?
— Mieux qu’hier je crois. Elle se plaint cependant d’une migraine…
— J’arrive, assura la jeune fille en refermant le battant que d’instinct elle avait seulement entrebâillé pour cacher l’intérieur de sa chambre aux yeux aigus d’Anna. En se retournant, elle vit que la pièce, dans un ordre parfait, était exactement comme elle l’avait quittée avant sa promenade. Non seulement Henry avait disparu mais aussi les traces de lui et de ce qu’il avait fait disposer. Plus de fruits, plus de vin d’Alicante, plus de veilleuses parfumées. Seuls les vêtements mouillés de la jeune fille restaient disposés sur deux chaises…
En dépit de sa promesse de se hâter, elle s’assit sur le bord du lit pour essayer de comprendre. Comment Holland avait-il fait pour sortir et tout enlever sans passer par la porte ni par la fenêtre ? Elle n’avait pourtant pas rêvé. Son corps chantait encore de bonheur et, quand elle se regarda au miroir, le cerne de ses yeux rappelait indiscrètement ce qu’elle venait de vivre…
Après une toilette rapide, elle s’habilla, se coiffa et se passa sous les yeux un peu de lait d’amandes pour faire tenir une couche de poudre. Mais ces soins étaient inutiles. Marie que son mal de tête mettait de mauvaise humeur ne la regarda même pas, se contentant de lui rappeler quelle devait être auprès d’elle dès son réveil, après quoi elle la chargea de veiller à ce qu’on lui prépare un bain, et finalement réclama un médecin dans l’espoir qu’une petite saignée apaiserait sa douleur. Le rite quotidien de la toilette se déroula dans une atmosphère d’orage vraiment inhabituelle : Marie refusait l’une après l’autre les robes qu’on lui présentait, l’une ne convenant pas à son teint pâle, l’autre la serrant trop, la troisième lui paraissant mal nettoyée. Tant et si bien qu’elle décida de ne voir personne. Surtout pas Lord Holland quand il viendrait s’enquérir de sa santé :
— J’ai une mine affreuse, confia-t-elle à Elen. Je ne veux pas qu’il me voie ainsi ! Dis-lui que j’ai… que j’ai mes vapeurs !
Commission dont la jeune fille se chargea volontiers lorsqu’elle rejoignit leur hôte au seuil de l’appartement, en prenant soin de s’exprimer à haute et intelligible voix. Avec un sourire de connivence à Elen, Henry assura la Duchesse de ses regrets, de ses souhaits de meilleure santé en parlant un peu plus fort après quoi il chuchota :
— Cette nuit je vous rejoindrai…
— Comment avez-vous fait, ce matin ?
— Il y a une issue secrète… j’emprunterai ce chemin !… Puis moins bas : Priez Madame la Duchesse de me faire savoir ce que je peux faire pour lui être agréable ! Je suis prêt à exaucer le moindre de ses souhaits…
— Je n’en doute pas, soupira Marie quand Elen fut revenue auprès d’elle. Malheureusement il ne peut rien pour ce que je désire le plus : être débarrassée au plus vite de ce sacré marmot !…
— Oh, Madame ! Votre enfant !…
Préférant ne pas répondre, Marie se contenta de hausser les épaules en fermant les yeux. Ce matin elle se sentait d’humeur à déclarer la guerre au monde entier, furieuse de cette impression – nouvelle pour une femme chez qui grossesse et maternité n’avaient jamais posé le moindre problème ! – d’être prise au piège alors qu’elle aurait dû exulter de bonheur d’être dans cette ravissante demeure pratiquement seule avec Holland. Même l’idée qu’une autre femme, « sa femme », la partageait normalement avec lui ne la troublait pas : elle était de celles pour qui l’amour, souverain maître, balaye tout, remplace tout. Et voilà qu’elle se retrouvait quasiment malade aux approches d’un accouchement, elle dont la facilité à mettre ses enfants au monde faisait rire Charles de Luynes :
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