L’occasion se présenta vers la fin de la journée au cours d’une promenade autour de l’étang aux Carpes, en attendant le retour des chasseurs. Anne d’Autriche prit alors le bras de Marie et ralentit le pas, indiquant ainsi qu’elle souhaitait s’isoler avec elle.

Pendant un moment, néanmoins, elle ne dit rien, se contentant de cheminer un sourire aux lèvres en respirant l’air rafraîchi par une brise légère. Supposant qu’elle ne savait peut-être pas trop comment engager le dialogue, Marie prit l’initiative :

— Il vous aime toujours, madame, et plus que jamais ! murmura-t-elle, heureuse de sentir Anne tressaillir. Vous êtes l’unique objet de ses pensées, de ses rêves. Pour retrouver la douceur de votre regard, il est prêt à toutes les folies, tous les renoncements !

— Il m’a grandement offensée, Marie. Comment a-t-il pu, même une seconde, supposer que je pourrais…

— Vous abandonner à lui ? Il se croyait aimé et les minutes lui étaient chichement comptées. Il avait oublié ce que vous êtes l’un et l’autre et s’est laissé emporter par sa passion ! C’est un homme, madame, et chez eux, le langage de l’amour, poussé à son comble, se confond avec d’irrésistibles élans de la chair. Vous êtes si belle que même en vous adorant comme une déesse il ne peut s’empêcher de vous désirer comme une femme…

— Ainsi de Lord Holland envers vous ? Il est votre amant, n’est-ce pas ?

— Oui… et jamais je n’aurais pensé connaître cet éblouissement qui renaît chaque fois que nous sommes l’un à l’autre. Le pauvre George lui, a cru un instant pouvoir vous emporter jusqu’à ce point sublime. Souvenez-vous, madame : vous étiez seuls au cœur de la nuit, au creux d’un jardin. Il vous tenait dans ses bras. Il vous respirait…

— Tais-toi, Marie ! souffla Anne bouleversée. Tais-toi ! Tu ne dois pas prononcer de telles paroles et moi je n’ai pas le droit de les écouter ! Je suis reine !

— Ce qui vous condamne à ne connaître jamais d’autres caresses que celles d’un époux incapable de vous aimer et pour qui vous n’êtes qu’un corps dont il veut tirer un enfant ! Je sais que vous portez couronne… mais ne fermez pas entièrement devant Buckingham les portes de l’avenir ! Songez qu’il est prêt à vous conquérir les armes à la main en passant sur les décombres de deux royaumes ! Alors au moins pardonnez-lui ! Ne le réduisez pas au plus funeste désespoir !…

— Je n’ai jamais rien souhaité de tel, mais que puis-je faire ?

— Me permettre de lui écrire son absolution et accepter de la lui confirmer s’il réussissait à revenir. Il connaît sa faute et ne cesse de la déplorer. Aussi souhaite-t-il reprendre depuis le commencement, à ces jours charmants où il est apparu au Louvre et où vous lui avez souri…

Le nuage qui assombrissait le front de la Reine se dissipa :

— Vous croyez ?

— Sincèrement, oui ! Donnez-lui une nouvelle chance… et vous verrez !

S’attarder plus longtemps eût été une faute. On rejoignit les autres dames pour revenir vers la cour du Fer à Cheval où se faisaient entendre les trompes de chasse…

Chevreuse avait galopé à la queue du cheval de Louis XIII durant la plus grande partie de la journée. Cependant il était sombre quand il rejoignit sa femme dans le logis qui leur avait été attribué, proche de l’appartement des Reines-mères. Ce qui n’enchantait ni l’un ni l’autre : lui aurait préféré être près du Roi et elle près de la Reine… Marie s’inquiéta de l’humeur de son mari :

— Rien de fâcheux, j’espère ?

— Oh si ! Un courrier est arrivé d’Angleterre et, après la chasse, le Cardinal m’a autant dire convoqué. Il m’a reproché ce qu’il appelle nos « intelligences préjudiciables au royaume autant qu’à la religion » et il a ajouté qu’il m’avertissait comme un ami d’y mettre bon ordre sinon cela pourrait nous causer du tort.

— J’ai eu droit, moi aussi, à quelque chose d’approchant. Qu’allez-vous faire ? Repartir en Angleterre ?

— Non. Je ne suis pas en état. Mon dos me fait souffrir au point qu’il a fallu m’aider à mettre pied à terre. J’ai proposé d’envoyer Bautru avec des lettres de moi suppliant que l’on veuille bien se rapprocher des clauses du traité de mariage…

— Avec votre permission je lui en donnerai une, pour Mylord Buckingham. Le mieux serait qu’il arrive à convaincre le roi Charles de le renvoyer à Paris. Je suis persuadée que l’on arriverait à des accommodements !

— Buckingham à Paris ? Vous rêvez ! Le Roi le hait !

— Qu’il haïsse l’homme autant qu’il veut mais il sera obligé d’entendre celui qui tient en main les rênes de l’Angleterre. Dites à Bautru de se montrer convaincant !

— D’autant que s’il n’y parvenait pas, ajouta Claude d’un ton piteux, vous pourriez être obligée de quitter la Cour…

— Encore ? C’est devenu une manie ! Qu’ont donc ces gens à vouloir me jeter dehors toutes les cinq minutes ?

— Depuis l’affaire d’Amiens, on vous sait proche de Buckingham. Si par conséquent il accepte de cesser de rendre la vie impossible à sa souveraine, on vous en saura gré, mais dans le cas contraire…

— Et vous me laisseriez chasser sans mot dire ? s’écria Marie indignée.

Le Duc haussa ses lourdes épaules. Pour la première fois, Marie remarqua qu’il se tenait moins droit – la douleur dont il se plaignait de temps en temps sans doute ? –, qu’il se voûtait un peu, qu’il y avait davantage de mèches grises dans ses cheveux blonds, en un mot qu’il vieillissait :

— Je vous l’ai dit et je le répète, soupira-t-il avec une lassitude inhabituelle. Je suis le fidèle sujet du roi Louis…

— Du Cardinal aussi dirait-on ? lança-t-elle, méprisante. Cet intrigant, ce valet de la Reine-mère…

— Traiter Richelieu de valet me semble excessif ! Quoi qu’il en soit, il a l’entière confiance du Roi…

— Comme ce freluquet de Barradat ?

— Ne mélangez pas ! Quant à moi, si l’on vous rejetait il y a gros à parier que je serais prié de vous accompagner. A présent souffrez que je vous quitte ! J’ai besoin de repos…

Perplexe, Marie le regarda sortir avec un vague pincement au cœur. Parce que cette nuit qui commençait serait la huitième depuis leur retour de Londres où il ne la rejoindrait pas. Qu’adviendrait-il de leur mariage s’il n’avait plus envie d’elle ?

Le fidèle Bautru – Guillaume, comte de Serrant – partit pour le royaume britannique dès le lendemain. Reçu immédiatement par le roi Charles, il lui expliqua que l’on rendait les Chevreuse responsables de ce qui se passait en Angleterre autour de la reine Henriette-Marie et chez les catholiques à nouveau persécutés. Si les choses ne s’arrangeaient pas, la Duchesse pourrait être exilée. Peu après il remettait à Buckingham une lettre où Marie le suppliait de venir en France afin de rétablir lui-même l’ancienne entente.

C’est ce que le bouillant amoureux d’Anne d’Autriche espérait : il pria Charles Ier d’annoncer sa prochaine arrivée à Paris et convoqua son tailleur pour lui préparer de nouvelles tenues propres à émerveiller la Cour, la Ville… et la Reine.

La réponse de Paris fut aussi brutale qu’inattendue : pour avoir causé un scandale en manquant au respect dû à la personne royale, le duc de Buckingham n’était plus persona grata en France. Si le roi d’Angleterre voulait envoyer des ambassadeurs, il devait en choisir d’autres.

Fou de rage, le favori voulut lever une armée, des navires pour fondre, après avoir réveillé les rancunes protestantes, sur un pays aussi inamical, mais cette fois, il trouva en face de lui une volonté ferme qu’il ne connaissait pas encore, celle de Charles Ier. Pas question de déclarer une guerre qui serait désastreuse ! On allait d’abord envoyer les chargés de mission demandés.

Le Roi fit choix de Lord Holland et de Dudley Carleton, Lord Dorchester, qui avait été ambassadeur aux Pays-Bas. C’était un intellectuel courtois, déjà d’un certain âge et que Charles appréciait parce que au temps où il était en poste à La Haye il envoyait quantité de beaux livres au jeune prince qu’il était. En résumé, tout le contraire de Holland et un adversaire plus digne de l’intelligence et de la froide logique de Richelieu… Il fallait au moins ça ! Furieux d’être évincé, soufflant le feu par les naseaux, Buckingham ne rêvait que d’une bonne déclaration de guerre mais Charles Ier, lui, ne l’entendait pas ainsi et affirmait sa résolution : il souhaitait une entente politique plus encore que familiale. Dans ce but il avait ordonné que cesse – momentanément ! – le soutien discret aux protestants de France toujours plus ou moins sous pression. Certes les Rochelais surveillés par M. de Toiras depuis les remparts du fort Saint-Louis se tenaient à peu près tranquilles mais l’incorrigible Rohan gardait toujours les Cévennes et le Haut-Languedoc en dépit du traité de Montpellier.

Aussi, le langage que les nouveaux ambassadeurs venaient faire entendre s’écartait-il quelque peu des clauses du mariage. En gros, les Anglais offraient d’inciter les huguenots à se soumettre entièrement en échange d’une aide contre l’Espagne devenue l’ennemie depuis que le Palatinat, tenu par le beau-frère de Charles Ier, l’Electeur Frédéric V, était occupé par les troupes du duc d’Olivares…

Du côté des dames, si Marie fut déçue de ne pouvoir ramener son ami Buckingham aux pieds de la Reine – et peut-être celle-ci le fut-elle encore plus ! –, le retour de Holland l’enchanta. Enfin, elle allait retrouver son amant ! Il y avait des mois – cela remontait aux jours précédant la naissance d’Anne-Marie ! – qu’il ne l’avait touchée et elle éprouvait une cruelle frustration que ne pouvaient apaiser les étreintes, distraites parfois, d’un époux chez qui l’habitude commençait à se faire sentir.

L’hôtel de la rue Saint-Thomas-du-Louvre continuant à être la demeure la plus agréable de Paris, les Anglais y vinrent automatiquement et l’accueil du duc Claude fut égal à lui-même : courtois et d’une grande générosité. Ayant eu une petite aventure avec Lady Carlisle, Claude était assez satisfait de ne pas voir revenir le mari, et l’accueil qu’il réserva à Dudley Carleton s’en ressentit même si Holland eut droit à une légère froideur dont Marie, toute à l’attente de ce qui allait venir, ne s’aperçut même pas.

Naturellement, une brillante réception inaugura le séjour des nobles étrangers. Marie avait suggéré qu’il en soit ainsi, comptant sur l’agitation normale d’une fête pour se ménager un moment avec Holland et, pendant le souper où il était son voisin, elle lui chuchota :

— Le pavillon du jardin… A deux heures !

Pour seule réponse, il hocha la tête avec un sourire, cependant que sa main venait sous la table se poser sur la cuisse de la jeune femme que ce contact, même atténué par l’épaisseur du satin et des jupons, fit tressaillir. Par ce geste, il reprenait possession d’elle… Afin de cacher son émoi elle saisit son verre de vin et l’avala d’un trait ! Ce qui le fit rire :

— Prenez garde, madame, ce vin est capiteux ! Il pourrait vous enivrer…

— Buvez-en aussi alors ! De la sorte nous serons à l’unisson.

— Ne l’avons-nous pas toujours été ? Puis plus bas : Est-ce prudent ce soir ?

— Pourquoi pas ? Dans une heure Claude sera ivre… il l’est déjà plus qu’à moitié…

En effet, Chevreuse ne cessait de porter des toasts à ses invités, à l’entente des deux pays réunis ce soir autour de sa table, à la santé de leurs souverains respectifs. Marie, comme un chat qui guette sa proie, suivait les progrès d’une ébriété que partageait d’ailleurs une bonne partie des convives. Et, quand enfin on se leva de table, les valets, habitués, n’eurent plus qu’à transporter dans leur carrosse ceux qui ne tenaient plus debout. On ramena le Duc à son appartement…

Quelques secondes après deux heures, Marie, nue sous une pelisse de velours doublée de renard noir, courait à travers le jardin. La nuit était froide mais il ne gelait pas et son impatience en était à si haut point qu’elle avait presque trop chaud… A sa grande surprise, elle trouva Henry devant la porte du pavillon.

— Il est fermé, constata-t-il. Et cette fois, je n’ai pas la clef !

— Fermé ? Qui a pu le faire ? J’avais donné ordre que l’on fît du feu…

D’un geste il désigna la fenêtre derrière laquelle aucune lumière ne se montrait :

— Pas de feu ! Pas de clef ! Que faisons-nous ?

Elle se serra contre lui.

— Qu’en avons-nous besoin ? Une tonnelle suffira. L’amour tient chaud !

Devinant qu’elle ne portait rien sous ses fourrures, il ouvrit le manteau pour glisser ses bras autour d’elle…

— C’est vrai que vous êtes chaude comme une caille… et si douce, mais ne me demandez pas de me déshabiller dans ce froid. Et ma peau veut épouser chaque pouce de la vôtre ! Un gros rhume n’a jamais rien ajouté aux jeux de l’amour !