— Et vous disiez que vous m’aimiez ? fit-elle douloureuse.
— L’ai-je dit ? C’est possible. Mais ne me regardez pas de cet air de chien battu ! Je ne suis pas d’humeur ! Quand je le serai, je ne manquerai pas de vous le faire savoir. Bonne nuit, ma chère !
C’était plus qu’elle n’en pouvait supporter. Rapide comme un serpent qui attaque, sa main se leva et s’abattit de toute sa force sur la joue de Holland. La réaction de l’Anglais fut immédiate. Par deux fois, brutalement, il gifla Elen qui vacilla sous les coups. Puis, la prenant aux épaules, il l’expédia dans la galerie extérieure où elle alla s’écrouler contre le socle d’une statue, après quoi il claqua la porte derrière elle…
Plus meurtrie dans son âme que dans son corps, elle se releva avec peine parce qu’en tombant elle s’était fait très mal au genou. Se tenant aux œuvres d’art jalonnant le large couloir qui reliait l’aile réservée aux hôtes de passage au bâtiment principal, elle s’efforçait de rentrer chez la Duchesse quand soudain elle se trouva en face de Chevreuse qui arrivait en sens inverse, habillé cette fois pour sortir : chapeau en tête, manteau à l’épaule. Il l’arrêta au passage :
— Vous ici, mademoiselle du Latz ? Et dans cet appareil ?… Je devrais dire en cet état ?
Elle s’obligea à sourire, chercha une réponse et ne put que bredouiller des mots indistincts. Le Duc haussa des épaules désabusées :
— Vous êtes sa maîtresse, vous aussi ?…
— Monseigneur !…
— Décidément, il est grand temps que je débarrasse ma maison de ce renard voleur de poules !
Et d’un poing vigoureux, il fit retentir le bois sculpté de la porte sous ses coups redoublés.
— Ouvrez, Holland ! C’est le duc de Chevreuse qui vient vous demander raison !
— Monseigneur ! cria Elen épouvantée par ce qui ne pouvait manquer de suivre, songez qu’il est votre hôte !
— Il aurait dû y songer avant moi ! Holland ! Vous ouvrez, oui ou non ?
Aussi vite que le permettait son genou endommagé, la jeune fille fila le long de la galerie. Il fallait prévenir la Duchesse…
CHAPITRE IX
DUEL SUR LE PONT-NEUF
En se précipitant dans la chambre de Marie, Elen pensait la réveiller. Or, elle l’était déjà. Assise sur le bord de son lit, seulement couverte de ses cheveux dénoués, elle fixait ses pieds nus dont elle faisait jouer les orteils dans une attitude d’intense irrésolution. L’entrée tumultueuse de sa suivante ne lui fit même pas lever la tête.
— Madame, cria celle-ci en se jetant à genoux près d’elle, ils vont se battre !
— Qui ?
— Votre époux et Mylord Holland ! Il faut les en empêcher !
Marie haussa les épaules :
— Quand les hommes décident de s’étriper, je ne vois guère que le Diable pour les en empêcher !
Absent jusque-là, son regard bleu se fixa soudain sur la jeune fille et s’agrandit :
— Comment le sais-tu ?
— J’ai vu Monseigneur frapper rudement chez Mylord Holland pour l’appeler au combat.
Toute à son émotion, elle ne s’aperçut de son impair que lorsque Mme de Chevreuse grinça :
— Il fallait que tu sois sur place, alors dis-moi un peu ce que tu y faisais en cette tenue… pour le moins immodeste ? Les seins et les épaules à l’air alors qu’il fait froid ? Tu pensais qu’il allait te réchauffer, n’est-ce pas ?…
D’un geste violent, elle agrippa l’épaisse natte de cheveux noirs posée sur l’épaule de la jeune fille et la tira cruellement :
— Il couche aussi avec toi ? Veux-tu me dire depuis quand ?
— Madame, supplia Elen à qui la douleur mettait les larmes aux yeux, le temps presse ! Ils vont se battre, vous dis-je !
— Eh ! Qu’ils s’entre-tuent si ça les amuse, mais toi tu vas me répondre. Depuis quand ? Allons vite, j’attends ! ajouta-t-elle en tirant plus fort sur les cheveux, tordant le cou d’Elen.
Une fureur primitive la possédait : celle de la femelle frustrée qui se découvre une rivale. En outre, cette révélation suivait de trop près la scène que lui avait infligée son époux quand tout à l’heure il avait fait irruption dans sa chambre alors qu’elle feignait de dormir. Il avait d’abord empoigné son manteau qu’il avait reniflé à la manière d’un chien de chasse, puis ses mules abandonnées sur le tapis, la chemise qu’elle n’avait pas trouvée et enfin, empoignant les couvertures, il les avait rejetées au pied du lit, découvrant son corps nu pelotonné sur lui-même et surtout ses pieds glacés qui avaient laissé sur le drap un peu de sable et quelques gouttes de sang. Croyant qu’il allait la frapper, elle avait levé les bras pour protéger sa tête mais il s’était contenté de la prendre aux poignets pour l’envoyer sur le tapis en la couvrant d’injures, la traitant de putain, de femelle en chaleur, de gibier de bourdeau. Puis il l’avait laissée là en lui promettant de lui faire regretter le temps qu’il lui permettrait de vivre encore…
Elle s’était remise sur son lit à l’endroit où Elen l’avait trouvée, accablée sous ce coup du sort. Maintenant cette fille allait payer pour ce qu’elle venait d’endurer :
— Tu parles ?
— Oui… Ne tirez plus, par pitié !… C’est arrivé une fois… une seule fois, je le jure !
— Où ? Quand ?
— A Chiswick… Vous étiez souffrante… et il y a eu un orage !
— Toutes circonstances propices à un rapprochement ! conclut Marie en lâchant sa prise sans qu’Elen quitte sa pose agenouillée.
La colère de sa maîtresse s’apaisait, faisant place à la réflexion. Marie n’était ni vaine ni sotte et connaissait trop bien les hommes pour en supposer un seul capable de fidélité absolue, quelle que soit la passion qui l’habite. Fou d’Anne d’Autriche, Buckingham avait d’autres maîtresses et Holland, marié et exact dans ses devoirs conjugaux à ce que l’on disait, ne manquait pas non plus de prétendantes…
— Incroyables ! reprit-elle avec un petit rire. Les hommes sont incroyables ! Ils brûlent d’amour et si vous n’êtes pas là pour éteindre l’incendie, ils ne voient aucun inconvénient à demander ce service à quelqu’un d’autre ! Une seule fois dis-tu ?
— Oui, je le jure !
— Mais ce soir tu espérais recommencer ?
Et comme la jeune fille baissait la tête sans répondre, Marie posa une dernière question :
— Tu l’aimes ?
Sans attendre la réponse, elle eut un mouvement d’indifférence :
— Naturellement tu l’aimes ! Une fille comme toi ne se donne pas sans amour. Et ce soir ? Il ne s’est rien passé entre vous ? Etrange ! Tu es pourtant appétissante…
— Non, il ne s’est rien passé, lâcha Elen avec rage. Il a été… abominable ! Il m’a dit qu’il avait envie de vous, pas de moi !
— Eh bien, il est franc au moins ! fit Marie, enchantée au fond de ce qu’elle entendait. Ensuite ?
— Il m’a mise à la porte et Monseigneur est arrivé…
— Mille tonnerres ! C’est vrai ! Tu viens de parler d’une provocation ?… Ils ne vont quand même pas se battre ici !
Du bruit dans la cour d’honneur précipita Marie à sa fenêtre. Le portail était en train de s’ouvrir pour laisser le passage à une troupe de cavaliers. Elle reconnut son mari flanqué de ses écuyers La Ferrière et Loyancourt. Elle aperçut aussi Holland, Carleton et un seigneur anglais dont elle avait oublié le nom, qui leur servait de secrétaire. En un éclair, elle saisit les conséquences de cette folie. Non seulement le Roi interdisait les duels qui ne cessaient d’opérer des coupes sombres dans sa noblesse, mais si Claude tuait un envoyé du roi d’Angleterre qui, en outre, logeait chez lui – ce qui signifiait qu’il assurait sa sécurité –, il aurait à en répondre sur sa tête. Et la suite n’était pas difficile à deviner : Claude exécuté, elle-même, cause du drame, serait reléguée dans quelque couvent lointain avec interdiction formelle d’approcher seulement de Paris. Louis XIII ne laisserait pas passer une aussi belle occasion de se débarrasser d’elle…
— Vite ! Donne-moi de quoi m’habiller – un costume de chasse ! Et descends dire que l’on selle ma jument ! Ah !… Et tâche de savoir où ils vont !
Quand la jeune fille revint, Marie était prête : jupe longue et ample portée sans jupons[21], casaquin étroit à manches fermé au cou par un col de dentelle rabattu, bottes courtes. Elevée à la campagne par un père qui s’en souciait fort peu et avec un frère dont elle partageait souvent la vie, elle savait depuis longtemps s’habiller seule et vite !
— Alors ? où sont-ils ?
— Si Peran ne se trompe pas, sur le Pont-Neuf !
— En vue du Louvre ? Quelle brillante idée !
— Les grilles de la place Royale sont fermées la nuit !
— Très juste !… Qu’est-ce que Peran fait dans la cour ?
— Il vous attend !… Il ne veut pas que vous sortiez seule !
En dépit de son angoisse, Marie eut un sourire. Cela ressemblait bien à sa tête de mule ! Toujours prête à se mettre entre elle et un quelconque danger, même illusoire.
Quand elle le rejoignit, il se contenta, sans un mot, de présenter ses mains nouées à la pointe de sa botte pour l’enlever en selle, puis il enfourcha un cheval et tous deux plongèrent dans l’obscurité du quai du Louvre d’où l’on pouvait apercevoir les points lumineux des lanternes marquant les entrées sur le pont.
Chemin faisant, Marie essayait de trouver quelque chose pour éviter ce qui menaçait d’être un bain de sang. Il était d’usage, en effet, que les témoins d’un duel s’affrontent eux aussi. C’était normal pour les gentilshommes de Chevreuse mais ce ne l’était peut-être pas pour les Anglais. De toute façon, elle imaginait mal le paisible et courtois Lord Carleton soudain mué en fauve se jetant sur des gens avec lesquels il trinquait il y avait à peine trois heures, et Marie comptait un peu sur sa sagesse pour l’aider dans sa tâche d’apaisement… des esprits et le sauvetage de ce qui pouvait l’être… L’idée que Holland risquait d’être blessé ou même tué la bouleversait. En dépit de son âge, Claude était un bretteur de première force.
Elle comprenait mal pourquoi son époux, au lieu de chercher un endroit discret pour son règlement de comptes, avait opté pour le Pont-Neuf qui, de tout Paris, était sans doute la voie la plus importante de passage, et comme il lui arrivait souvent elle formula sa pensée à haute voix. Peran qui la précédait l’entendit et répondit sans se retourner :
— Ce n’est pas si bête ! Le pont appartient la nuit à deux confréries de brigands, les Frères de la Samaritaine et les Chevaliers de la Courte Epée, qui se détestent et se disputent les passants imprudents qui osent s’aventurer sans escorte sur leur territoire. Les gens du Prévôt qui les redoutent ne s’en mêlent guère. Une bagarre de plus n’attirera l’attention de personne.
— Un duel ne ressemble pas à une bagarre. A moins que les tenants de chaque camp ne s’affrontent…
— Non. Ils ne seront que deux à se battre… Les autres n’en découdront que contre les truands du pont s’il leur prenait fantaisie d’intervenir…
C’était encore pire mais on arrivait. Les lanternes étaient éteintes à présent. Cependant, accoutumés à l’obscurité, les yeux de Marie distinguèrent des chevaux groupés à l’entrée du pont sous la garde de valets puis, plus loin, des silhouettes qui s’agitaient. Peran avait raison : en dépit de l’heure plus que tardive, il y avait du monde. Un dicton populaire n’assurait-il pas qu’on était toujours sûr d’y rencontrer « un moine, un cheval blanc et une putain… » ? Cependant les éventaires des petits marchands n’étaient pas installés, des ombres se levaient rapidement, mises en fuite par la torche et l’épieu de Peran quand les deux cavaliers empruntèrent la large voie bordée de trottoirs hauts de quatre marches qui mettaient les piétons à l’abri de la circulation. L’une d’elles osa s’approcher pour réclamer une aumône…
— Dis-nous d’abord si tu as vu passer une troupe de seigneurs ? coupa la Duchesse…
— Oui. Ils sont là-bas entre la pompe de la Samaritaine et la statue du bon roi Henri que Dieu veuille mettre en son paradis !
Une pièce passa de la main gantée de Marie à celle de l’homme. En même temps elle poussait sa jument parce qu’elle venait d’apercevoir l’éclair d’une lame dans la faible lumière d’une lanterne sourde. Ils étaient bien là, face à face, le pourpoint mis à bas et l’épée à la main, ferraillant avec une ardeur farouche. Du haut de sa monture elle cria :
— Arrêtez ! Pour l’amour de Dieu et de sa Très Sainte Mère !… Arrêtez !
Son cri les immobilisa un instant. Alors sautant à terre, elle voulut courir vers eux quand un bras lui barra le passage, lui coupant le souffle.
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