— Restez tranquille, madame ! Ceci ne vous regarde pas ! C’est affaire à eux !
Elle reconnut Dudley Carleton et tenta de le repousser :
— Je veux passer ! Cela me regarde plus que vous !
— Si vous voulez dire que vous avez fait ce qu’il fallait pour en arriver à cette extrémité, je suis d’accord ! A présent laissez votre époux laver son honneur… s’il le peut ! Holland ne lui fera pas de quartier et, avec un peu de chance, vous serez bientôt veuve…
Il ricanait, son vernis d’intellectuel policé effacé par le spectacle sauvage de ces deux hommes décidés à s’entre-tuer. Une estafilade marquait déjà la joue de Holland tant son adversaire se battait avec fureur. Hors d’elle, Marie frappa la figure hilare qui la défiait. L’Anglais recula sous le coup et elle en profitait pour reprendre son élan vers les duellistes au risque d’être transpercée quand une voix tonna :
— L’épée au fourreau, messieurs ! Le Prévôt arrive !
L’effet fut instantané : les combattants abaissèrent leurs armes pour se tourner vers celui qui s’était fait entendre et qui les rejoignait dans l’étroit cercle lumineux diffusé par la lanterne, imposant entre eux sa longue silhouette et l’épée qu’il tenait à la main. C’était Gabriel, aussi calme et froid que les deux autres étaient agités. Chevreuse le reconnut et grogna :
— Malleville ? Que chantez-vous là ? Le Prévôt ? Qu’est-ce que Séguier pourrait faire sur le Pont-Neuf à trois heures du matin ?
— Aussi n’y est-il pas et je lui demande grandement pardon de m’être servi de son nom pour arrêter ceci.
— Vous faites la police à présent ? Je vous croyais mousquetaire ?
— Mais je le suis toujours, seulement nous ne portons la casaque qu’en service et pas pour une petite fête entre amis dans un cabaret de la place Dauphine… Par grâce, Monseigneur, renoncez : c’est folie !
— A aucun prix ! Otez-vous de là !
Le duc se remettait déjà en garde. Gabriel alors lui fit face, tournant le dos à Holland qui ne disait rien, et attendait, la pointe de son épée sur le sol.
— En ce cas, tuez-moi d’abord ! Ce sera moins grave que d’avoir combattu un ambassadeur du roi d’Angleterre, vous un prince que notre sire Louis honore de son amitié, et cela au pied de la statue de son père !
— Le roi Henri autorisait le duel s’il s’agissait de laver son honneur !
— … dans le sang, je sais et je ne serais pas le dernier, le cas échéant, à demander réparation par les armes mais je suis mince personnage. La mort de l’un de vous aurait de trop graves conséquences ! Songez qu’une guerre pourrait suivre ! Vous avez blessé votre adversaire. Son sang a coulé : contentez-vous-en ! Je vous en supplie… au nom du Roi !
Un lourd silence suivit. Chevreuse réfléchissait et tous retenaient leur souffle, surtout Marie dont le cœur était serré au point de lui faire mal. Comprenant que sa présence risquait de compliquer la tâche de son ancien écuyer, elle avait reculé de quelques pas. L’instant qui s’écoula lui parut durer une éternité. Enfin, elle vit son époux relever la tête et hausser les épaules :
— Vous avez raison ! Ce maraudeur et ce qu’il m’a pris ne valent pas une guerre !
Calmement, il remit son pourpoint, son chapeau, et se tourna vers Dudley Carleton qui s’approchait de lui sans se soucier de Holland qui, lui, semblait changé en statue :
— Vous êtes mon hôte, Mylord Carleton, et je ne saurais l’oublier. Ma demeure reste vôtre tant qu’il vous plaira d’en user. Quant à votre… compagnon, son rang d’ambassadeur m’interdit de le chasser mais c’est à votre vigilance que je le remets jusqu’à ce que, dès demain, lui soit trouvé un logis digne de ce qu’il représente…
Marie n’entendit pas la suite du discours. Peran venait de la tirer par la manche :
— Vite, madame ! Il faut rentrer avant Monseigneur !
– Tu as raison…
Elle se laissa emmener. En dépit de son cri, les autres n’avaient pas eu l’air de s’apercevoir de sa présence. Elle aurait voulu parler à Malleville mais il se trouvait toujours à la même place, remettait sa lame au fourreau… C’était fini. Il n’y avait plus rien à craindre. Le duc et les siens rejoignaient leurs chevaux suivis à courte distance par les Anglais.
Dans son cabinet, Marie retrouva Elen. A présent habillée décemment, la jeune fille priait à genoux devant une statuette d’ivoire et d’or de la Vierge Marie placée dans la niche d’un précieux cabinet florentin, don de la Reine-mère. Elle se releva en hâte à l’entrée de la Duchesse qu’elle interrogea du regard, n’osant formuler sa question. Marie leva les épaules :
— Tu peux dès maintenant rendre grâces : les deux sont vivants. Quelqu’un s’est mis à la traverse du combat…
— Qui donc ?
— Malleville ! Dieu sait pourquoi…
— Personne n’est blessé ?
— Holland, au visage ! Une balafre qui ne le rendra que plus intéressant auprès des bécasses de ton genre ! ajouta-t-elle avec agacement… Et ne reste pas plantée là ! Va me chercher quelque chose à manger ! Je meurs de faim !
Trop heureuse de recevoir un ordre alors qu’elle s’attendait à être chassée, Elen, au lieu d’appeler un valet, descendit elle-même aux cuisines où l’on était en train de ranimer les feux. Elle remonta peu après avec du pain, du miel et quelques tranches de pâté devant lesquels Marie s’attabla avec l’appétit qu’aucun souci ne parvenait à lui ôter. Ce n’était pourtant pas ce qui lui manquait en cette fin de nuit où l’époux, accommodant et légèrement borné qu’elle pensait si bien mener, venait de se muer en un jaloux soufflant le feu et la fureur. Devant les menaces dont il l’avait accablée tout à l’heure, elle avait pensé un moment fuir à Lésigny mais plus que le sien propre lui tenait à cœur le sort de son amant. Et aussi le besoin de s’éloigner le moins possible de lui tant qu’il était en France…
Elle achevait son repas quand Claude entra et elle fut surprise du changement qui s’était opéré en lui. Jamais elle ne lui avait connu ce visage grave, cette allure pesante, ces yeux marqués de rides et ce pli soucieux qui les séparait…
Après avoir demandé courtoisement à Elen de se retirer, il tira un siège près de la table devant laquelle Marie s’était figée et s’y assit :
— Je suis venu vous dire ma volonté, madame… et aussi mes regrets. Sous le coup d’une colère dont je n’étais plus maître, je vous ai traitée d’une façon indigne…
— N’en parlons plus s’il vous plaît…
— … sinon de vous car vous la méritiez amplement mais de moi ! Encore me suis-je maîtrisé et je remercie Dieu de m’avoir gardé de faire couler votre sang parce que à un moment j’ai songé à vous tuer ! Vous êtes toujours bien vivante à ce que je vois et c’est très bien ainsi, mais votre amant l’est aussi et je le déplore même si je conviens que c’eût été folie que le tuer publiquement !
— Voulez-vous dire que…, émit Marie, reprise par l’angoisse.
— Je ne veux rien dire. Je ne suis pas un assassin et je n’entretiens pas de sbires. Par égards pour Lord Carleton et pour la mission dont il est revêtu je ne chasserai pas cet homme de chez moi où je resterai de même. C’est vous qui allez partir…
— Vous me chassez ?
— Laissez ce goût que vous avez pour les grands mots ! Je suis un être simple, moi… Vous chasser causerait un scandale qui éclabousserait les vôtres – votre frère Guéménée en particulier –, provoquerait une colère qui me ferait sans doute tirer l’épée une fois encore, mais contre quelqu’un que j’estime. J’ai seulement décidé de vous éloigner jusqu’à ce que les voyageurs anglais repartent pour Londres…
— Lorsque vous êtes entré, je songeais à Lésigny.
— C’est trop près… et vous y êtes trop chez vous ! Je préfère Dampierre. Vous pourrez au moins y jouer avec vos enfants ! (La petite Anne-Marie y avait en effet rejoint les jeunes Luynes.) Vous retrouverez peut-être auprès d’eux une plus juste conscience de vos devoirs !
La jeune femme retint une riposte acerbe qui eût été malvenue puisque dans sa générosité, Claude avait réuni dans son domaine les enfants Luynes à sa fille Anne-Marie, partant du principe que s’ils se prenaient d’affection les uns pour les autres, ce n’en serait que meilleur pour leur avenir. Il faisait preuve en cela d’une véritable largeur d’esprit parce que finalement il n’était pas vraiment certain que la fillette soit de lui. Marie non plus d’ailleurs. Elle se contenta donc de s’incliner et ce ne fut que quand il lui eut signifié qu’elle partait le matin même avec Elen du Latz et ses autres femmes qu’elle demanda :
— Pourquoi, cette nuit, avez-vous pris feu au point de vouloir égorger Holland ?
— Alors que, depuis notre séjour en Angleterre, je savais à quoi m’en tenir au point de vous avoir laissée vous installer chez lui ?
— Je n’y suis pas restée fort longtemps…
— Ce n’était pas mon fait mais celui du roi Charles, mon cousin. L’amitié dont il m’honore est réelle. Partant de là elle m’est précieuse. C’est lui qui vous a appelée à Hampton Court et c’est à cause de lui que je n’ai pas provoqué votre amant. Il est de ses amis et pour rien au monde je n’aurais voulu lui causer la moindre peine. Et puis vous avez accouché et on nous a rappelés. Je pensais que ce chapitre de votre vie amoureuse était clos… Or Holland est revenu. La suite vous la connaissez ! Je vous ai surveillée et si je ne vous ai pas prise sur le fait c’était parce que… quelqu’un s’était emparé de la clef du pavillon. Si vous savez qui, vous pouvez l’en remercier : ma colère ne vous aurait pas épargnés. J’étais décidé à vous tuer tous les deux ! Après quoi j’en aurais moi-même averti le Roi…
— Vous comptiez sur l’aversion que je lui inspire pour vous éviter l’échafaud ?
— Certainement pas ! A ce jour j’ai vécu de nombreuses années et je ne crains pas la mort, vous le savez pertinemment. Je reconnais volontiers d’ailleurs que vouloir embrocher ce bellâtre n’était pas une bonne idée, mais j’étais fou de rage à la pensée que vous osiez l’un et l’autre souiller ma demeure…
— N’oubliez-vous pas un peu vite qu’elle était mienne avant notre mariage ?
— Voilà un argument de chicanière ! fit Claude avec dédain. Que vous le vouliez ou non, elle porte mon nom, tout comme vous. J’entends qu’au moins l’une des deux me reste fidèle.
— Et l’escarmouche de cette nuit vous a rendu la paix de l’âme ? osa Marie, narquoise.
— Oui. Parce qu’elle m’a fait comprendre que je ne vous aimais plus !
— Vous m’aimiez donc ? Ce n’était pas le cas lorsque je vous ai quasiment obligé à m’épouser !
— J’étais partagé entre mon amour et ma loyauté au Roi. Le désir que j’avais de vous a été le plus fort. Mais je vous adorais, Marie, et c’est sans doute là qu’il faut chercher la raison de ce que l’on a nommé mon aveuglement, voire ma complaisance. J’avais peur de vous perdre, j’imagine…
— Et vous n’éprouvez plus cette peur ? Je pourrai partir avec lui lorsqu’il s’en ira ? fit-elle avec une insolence à laquelle il répondit, désabusé :
— Pour vous retrouver au ban de deux cours royales ?… Si vous avez envie d’essayer, ne vous gênez pas, ma chère !
— Osez dire que cela ne vous déplairait pas !
— Non. Je vous le répète : je ne vous aime plus !
— En effet ! fit-elle froidement. Et vous avez aussi cessé de me désirer ?
— Complètement ! Pour le moment du moins, répondit-il sans sourciller. Cela tient, je crois, au spectacle que m’a offert votre lit ouvert. Vous étiez là nue, tremblant encore d’un froid qui vous donnait la chair de poule, dans vos draps souillés de terre et de sang ! Le spectacle n’avait rien d’excitant sinon à la colère ! Alors, je le répète, si vous voulez partir avec votre amant, vous êtes libre.
— Libre ? Je vous rappelle que vous m’envoyez à Dampierre.
— Que vous prétendez aimer. Je n’aurais jamais cru que ce pût être pour vous une telle punition ! Mais qu’à cela ne tienne ! Quand vous serez prête vous pourrez vous entretenir avec cet homme quelques instants dans le salon des Muses. S’il vous emmène, c’est moi qui partirai pour Dampierre afin d’y attendre que vous ayez tous deux débarrassé les lieux ! Préparez-vous !
Et il sortit sans attendre de réponse…
Restée seule Marie s’accorda un temps de réflexion. Les nouvelles n’étaient pas fameuses mais auraient pu être pires : Holland perdu à jamais pour elle, soit qu’il eût été tué, soit que l’accès au royaume lui soit à jamais interdit comme à Buckingham. Cependant, le nouveau personnage que révélait Claude posait un sérieux problème. Partir avec Henry pour l’Angleterre était la solution la plus séduisante, celle que réclamaient son cœur et ses sens en lui montrant des nuits d’amour à n’en plus finir. Pourtant une voix secrète lui soufflait qu’elle paierait peut-être cette félicité largement au-delà de sa valeur. Sa position en France était superbe, même compte tenu de l’animosité du Roi. Qu’en serait-il à Londres où elle ne serait plus qu’une épouse adultère enfuie avec son amant ?…
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