— Une reine ? Vous ne parlez pas de la nôtre ?

— Mais si ! Justement !

— Réfléchissez un moment ! reprit Louise de Conti. Et laissez-moi vous brosser le tableau : Monsieur épouse la fiancée qu’on lui réserve et quelque temps après le Roi meurt. Vous n’ignorez pas combien sa santé est fragile…

— En ce cas puisqu’il ne laisse pas de descendant Monsieur devient roi…

— Avec Montpensier comme reine ! s’écria Marie. Elle est de bonne naissance, j’en conviens, mais ce n’est pas et de loin une infante ! Qu’on leur renvoie Anne d’Autriche sous des voiles de veuve ne fera aucun plaisir aux Espagnols. Une guerre pourrait en résulter ! Tandis que si la mort de son aîné trouve Monsieur libre de toute attache, il ne lui reste plus qu’à épouser sa veuve et tout le monde sera content.

— C’est l’évidence mais…

— … sans compter, reprit l’astucieuse Duchesse, les honneurs et la puissance ne manquant pas de récompenser celui qui aurait su éviter un tel pas de clerc…

— Le Prince est charmant, relaya Louise, mais il est léger, inconscient, peu fait pour le règne : il aura besoin auprès de lui d’un homme sage, énergique, aussi entendu à la guerre qu’aux affaires de l’Etat et, surtout, d’un mentor dont l’influence sur lui soit absolue…

Le portrait était trop bien brossé pour que Jean-Baptiste d’Ornano ne s’y reconnût pas. Il buvait les paroles de la Princesse avec une délectation qui fit sourire Marie. Tout à coup cependant, il parut retomber de cet immense ciel bleu où il voguait depuis un instant :

— Cela ne me dit pas ce que veut la Reine. N’est-ce pas à elle que je dois le plaisir de votre visite, mesdames ?

— Vous avez raison ! assura Marie. Et nous pensions qu’après ce que vous venez d’entendre, vous aviez compris. Sa Majesté désire que vous opposiez des obstacles au mariage du Prince. Il faut lui faire entendre où se trouve son intérêt véritable. Monsieur vous écoute et suit vos avis. C’est le moment d’en faire la preuve et la Reine vous en saura un gré infini ! D’autant que ce sera un premier pas vers l’exil de cet insupportable Richelieu qu’elle déteste chaque jour davantage. Savez-vous, ajouta-t-elle en baissant la voix, qu’il ose lever les yeux sur elle ? Le colonel sursauta :

— Que dites-vous là ? Il ne se peut ! Un homme d’Eglise !…

— Un prince de l’Eglise, rectifia Marie, ce qui réduit la distance. Et j’ai de bonnes raisons de croire que l’affaire du jardin d’Amiens lui a ouvert des horizons et qu’il ne détesterait pas pallier les déficiences d’un roi incapable de nous donner un dauphin. Déficiences qui ne sauraient que s’aggraver…

— Je pense que vous exagérez, madame ! La situation du Cardinal auprès du Roi n’est pas suffisamment solide pour qu’il ose rêver à ce point… Ce serait de la lèse-majesté !

— Pas si Louis XIII n’est plus ! Buckingham, lui, n’y regardait pas de si près qui, sans sa manie de couvrir d’or et de pierreries le moindre pouce de ses habits, a bien failli collaborer à la descendance des Bourbons ! Quant au Cardinal, je réponds de ses sentiments, intéressés ou non, pour la Reine ! Il n’y a pas si longtemps je lui ai laissé entendre que Sa Majesté aimerait le voir vêtu comme un cavalier et non sous sa robe rouge !

— Et ?

— Et il l’a fait, s’écria Marie en riant. Il est venu parader devant elle en pourpoint court, botté et empanaché ! Je gage que si je lui suggérais de venir danser la sarabande avec une guitare et des grelots aux genoux, il le ferait ! Mais laissons ! Quelle réponse devons-nous rapporter à celle qui met en vous ses espoirs ?

— Que je ferais de mon mieux en parlant à mon prince !

— Soyez-en remercié, mais il faut agir vite !

— J’agirai vite mais dans ce genre d’affaire, il convient non seulement d’y mettre du doigté mais aussi de se bien accorder. Monsieur n’est pas l’homme des décisions fermes et je pense qu’il faudra nous revoir…

Tout en parlant il regardait Mme de Conti à laquelle semblaient s’attacher ses préférences. Sans doute parce qu’elle ne s’appelait pas Marie ! Elle lui tendit aussitôt une main qu’il garda dans les siennes :

— Nous joindrons ainsi l’utile à l’agréable, murmura-t-elle avec un sourire qui le fit fondre…

Pour une fois, ce fut Marie qui prêcha la sagesse :

— Avant de parcourir le pays du Tendre, c’est du royaume de France qu’il convient de s’occuper ! Et je vous rappelle, colonel, que nous sommes avant tout au service de la Reine ! C’est elle qui a besoin de vous…

— Mettez-moi à ses pieds, Madame la Duchesse, et dites-lui que je suis son fidèle !

Il dut tenir parole car deux jours plus tard Gaston d’Anjou priait en pleine cour son frère de le laisser libre de décider lui-même du temps où il lui conviendrait de prendre femme :

— Ce n’est pas, dit-il, que j’aie de l’aversion pour la personne de Mlle de Montpensier. J’appréhende seulement de me lier si tôt !

Le ton était ferme pour une fois et ne laissa pas d’impressionner les esprits. Surtout celui de Richelieu. A la mine satisfaite de d’Ornano, son mentor habituel, on pouvait aisément conclure qu’il était à la source de ce soudain besoin de s’affirmer. Le Cardinal invita aussitôt le colonel à lui rendre visite au Petit-Luxembourg et l’y reçut avec une simplicité propre à effacer quelque méfiance que ce soit chez le Corse. Il souhaitait bavarder un moment avec lui et lui demander, d’homme à homme, ce qu’il pensait du mariage préparé depuis si longtemps et que, cependant, le jeune Gaston repoussait. Le consciencieux éducateur qu’il avait été pour lui – et avec quel succès ! – lui donnait-il des conseils ?

— En aucune façon, Monsieur le Cardinal ! Le Prince n’est plus mon élève et mes avis ne lui sont plus nécessaires. Dans cette affaire, dont je ne veux me mêler en rien, il prend lui-même ses décisions.

— Permettez-moi de le regretter ! A dix-huit ans on ne saurait se passer d’un guide sûr, exact à ses devoirs envers le royaume… et son souverain. Or le Roi désire ce mariage. Il pourrait l’ordonner mais répugne à contraindre un frère qu’il aime. Il préférerait que celui-ci se rallie à l’opinion d’un homme de haute valeur… occupant un rang lui conférant une influence certaine… comme…

— … le modeste surintendant que je suis, Monseigneur ! Veiller à l’ordre et à l’éclat de sa maison ne m’auréole pas d’une gloire suffisante pour impressionner un bouillant jeune homme tel que lui, ricana d’Ornano.

— … comme un maréchal de France ! acheva le Cardinal. Le Roi se plaît à reconnaître les mérites et les braves et loyaux services. Songez-y !

Le titre prestigieux coupa un instant le souffle du Corse. Son père l’avait porté avec orgueil. Il rêvait depuis longtemps de l’égaler un jour. Ce que ses fonctions auprès de Gaston d’Anjou ne laissaient guère espérer…

— Songez aussi, reprit Richelieu d’un ton patelin, qu’il vous faudrait prêter serment au Roi.

L’entrevue s’acheva là. Quelques jours plus tard, Jean-Baptiste d’Ornano recevait le bâton fleurdelisé… et prêtait avec assurance le serment de fidélité qui engageait son honneur. Monsieur applaudit vivement cette nomination et se rapprocha de sa mère que, ces temps derniers, il avait tendance à éviter. Tout sourires, tout charme – il n’en manquait pas quand il le voulait –, il n’eut aucune peine à reprendre sur elle l’ascendant que son refus d’épouser Mlle de Montpensier avait entamé. Elle l’accueillit avec d’autant plus de joie qu’il semblait disposé à envisager des fiançailles, demandant seulement qu’on le laisse profiter encore un peu de son agréable vie de garçon avant de prendre l’inexorable chemin de l’autel.

Mmes de Chevreuse et de Conti, flanquées de Mme de La Valette (ex-Mlle de Verneuil) se rendirent en cérémonie chez le maréchal d’Ornano pour lui offrir leurs compliments. Il était à nouveau malade, aussi jugèrent-elles bon de lui faire quelques visites supplémentaires afin de lui remonter le moral.

Sur ces entrefaites, l’état de grâce dans lequel baignaient Marie de Médicis, Louis XIII et Richelieu subit une atteinte dont il ne se relèverait pas : Gaston voulut rentrer au Conseil afin de pouvoir suivre par lui-même les développements de la politique et d’y mettre son grain de sel. Cela signifiait qu’il entendait se préparer au règne.

Le Roi et son ministre comprirent qu’ils étaient joués. Gaston n’avait pas trouvé cette idée tout seul. D’Ornano devait espérer prendre place dans son sillage à la table des délibérations. Ils refusèrent. Vexé, Gaston fit savoir que, tout compte fait, il n’avait pas envie de se marier… à moins qu’on ne lui donne un bel apanage, le comté d’Anjou ne représentant pas grand-chose à ses yeux. Il voulait plus, beaucoup plus ce qui, ajouté aux terres Montpensier, ferait de lui le maître d’une bonne partie du royaume… C’était inacceptable !


Depuis le départ de Henry Holland, les relations entre la Duchesse et sa suivante semblaient se poursuivre comme par le passé à cette différence près que Marie sortait le plus souvent seule et qu’Elen se rendait pratiquement chaque jour à l’église Saint-Thomas. Non pour y rencontrer le père Plessis qu’elle n’avait pas revu depuis son retour d’Angleterre – elle ne l’avait d’ailleurs pas demandé – mais parce qu’elle trouvait en ce lieu un apaisement à une douleur qui ne la quittait plus. Elle s’était crue aimée ; elle n’avait été qu’un jouet entre les mains d’un libertin sans scrupules. La blessure était profonde et mettrait sans doute beaucoup de temps à cicatriser. En admettant qu’elle y arrive un jour ! Le poison de la haine qui l’infectait empêchait le retour à la santé. Car désormais il ne restait rien de l’amitié ancienne, de cette espèce d’affection complice qui l’avait si longtemps unie à Marie. Elen en venait à la détester à cause de l’humiliation infligée par Holland en lui confiant qu’il l’avait recherchée dans le seul but d’en faire un moyen sûr d’avoir barre sur une maîtresse dont il connaissait mieux que quiconque la fascination sur les hommes. Dans un sens, Marie était aussi sa chose et il jouissait de son pouvoir sur elle, mais cette idée ne consolait pas la pauvre Elen parce qu’il y avait entre elles une énorme différence : au contraire de ce qu’il affirmait naguère, c’était Marie qu’il aimait et non Elen. Il le lui avait fait entendre sans prendre de gants. Celle-ci ne l’oublierait pas. Et pas davantage de rancune envers Marie à cause de la pitié qu’à certains moments elle croyait lire dans son regard. Et qui était insupportable à son orgueil !

Ce matin-là Elen se rendit comme d’habitude à la première messe rue Saint-Thomas-du-Louvre. Elle aimait cette heure obscure où seul l’autel mettait un peu de lumière au milieu des ténèbres réduisant les rares fidèles à l’état d’ombres incertaines. L’odeur de cire chaude mêlée d’encens masquait celle des pierres souvent humides au voisinage de la Seine.

Elen alla s’agenouiller à sa place habituelle. Elle ne priait pas, se contentant de suivre des yeux les mouvements du prêtre en chasuble verte et joignant de temps en temps sa voix à celle des autres pour les répons de l’office. Elle se laissait gagner peu à peu par l’espèce d’engourdissement qu’elle venait chercher. Il la ramenait aux cérémonies de son enfance où, assise auprès de sa grand-mère, elle s’essayait à ânonner les mots latins qu’elle ne comprenait pas et qui lui semblaient appartenir à quelque incantation. La fumée montant de l’encensoir qu’un diacre balançait d’un geste ample ajoutait à la magie. Il arrivait alors parfois à Elen de s’endormir et c’était le sacristain qui la réveillait. En effet, elle ne s’approchait plus de la Sainte Table pour ne pas avoir à étaler au confessionnal la confusion de son âme et ses rancœurs accumulées.

L’officiant venait de reposer le calice après l’Elévation quand quelqu’un s’approcha de la jeune fille. Ce n’était pas le sacristain mais le chanoine Lambert :

— Venez ! chuchota-t-il. On vous attend !

— Qui ? Le père Plessis ?

Il se contenta de répéter qu’on l’attendait. Elle se leva et le suivit mais au lieu de la précéder vers la sacristie, il la mena de l’autre côté de la nef et ouvrit devant elle la porte d’une salle qu’elle ne connaissait pas où il l’introduisit avant de la refermer derrière elle. Un prêtre enveloppé d’un vaste manteau noir à capuche était assis là près d’une table couverte d’un tapis sur lequel était posé un petit calvaire d’ébène et d’ivoire. C’était, ainsi qu’elle s’y attendait, le père Plessis mais il ne la regardait pas. Toute son attention était retenue par la Croix dont ses longues mains sèches caressaient le socle.

— Il y a longtemps que nous ne nous sommes rencontrés, ma fille, murmura-t-il, et vous avez vécu bien des aventures. Avez-vous aimé l’Angleterre ?