De son côté, l’héritier de la couronne lui ressemblait en ce sens que s’il adorait comploter il détestait se trouver en première ligne. D’où sa soudaine décision de tomber malade au moment crucial, comptant sur ses gentilshommes pour faire l’ouvrage sans qu’il eût à s’en mêler.
Le résultat de ces misérables calculs fut qu’en arrivant au château de Fleury dans la soirée pour « annoncer Monsieur », sachant pertinemment qu’il ne viendrait pas, les malheureux n’eurent pas le temps d’avaler un verre de vin : une solide troupe de chevau-légers envoyés par le Roi s’assura de leurs personnes et les emmena droit à la Bastille.
Le jour même, 11 mai 1626, Louis XIII décidait de faire protéger à l’avenir son précieux ministre par une force armée portant casaque rouge comme ses Mousquetaires portaient casaque bleue. Les gardes du Cardinal faisaient leur entrée dans l’Histoire.
Bien qu’elle n’eût rien à redouter des suites de l’affaire, son nom n’ayant jamais été prononcé, Marie en rentrant chez elle ce soir-là ressentait l’impression d’avoir reçu le ciel sur la tête. Elle avait laissé au palais une Reine qui puisait dans son orgueil la force de montrer un visage serein. Quant à elle-même, c’était la fureur qui la sauvait de l’abattement. Quelle folie l’avait prise d’avoir voulu remplacer un d’Ornano par ce misérable Chalais ? Louise de Conti ayant été renseignée par Bassompierre à qui le jeune sot – décidément très en verve ! – avait « touché un mot » de ses projets, Marie n’ignora bientôt plus rien des exploits de son chevalier. Et décida aussitôt de les lui faire payer !
Après un long moment de réflexion, elle pensa avoir trouvé le moyen de le châtier. Elle écrivit deux lettres, l’une pour lui qu’elle cacheta de cire verte, l’autre pour Roger de Louvigny scellée à la cire rouge. Puis envoya Anna lui chercher Peran. Elle avait d’abord pensé attendre le retour d’Elen – celle-ci traversait une sorte de crise mystique et passait de plus en plus de temps à l’église ou dans un prieuré de moniales qui se trouvait non loin de là à l’orée de la forêt –, mais tout compte fait il valait mieux confier cette correspondance un peu particulière à quelqu’un d’absolument sûr… Ce qu’Elen n’était plus…
Quand son fidèle cocher fut là, elle lui dit :
— Va au palais et cherche M. de Chalais ! Tu le connais à présent ?
— En effet.
— Si tu ne le trouves pas, tu laisseras cette lettre cachetée de rouge à son ami La Louvière. Tu te souviendras ? Le cachet rouge.
— Sans doute, mais…
— Si j’insiste sur ce point, c’est parce que je voudrais que tu remettes cet autre billet cacheté de vert à M. de Louvigny. Celui-là je ne pense pas que tu l’aies beaucoup vu mais c’est un ami de M. de Chalais et leurs logis sont voisins.
— Et je lui donnerai le cachet vert, mais ne serait-il pas plus simple d’écrire leurs noms ?
— On pourrait reconnaître mon écriture. En outre, j’ai mes raisons.
— Pardonnez-moi, Madame la Duchesse ! C’est plus que suffisant en effet. Dois-je attendre des réponses ?
— Non. Tu reviens immédiatement me rendre compte.
Elle le regarda partir en souriant. La colère l’avait quittée et elle se sentait pleinement satisfaite de la petite perfidie à laquelle elle venait de se livrer dans le but d’exciter la jalousie du jeune imbécile. C’était assez simple au fond : à lui, elle avait écrit : « Monsieur de Chalais, Je redoutais que vous ne fussiez un lâche. Je sais à présent que j’avais raison et que vous êtes aussi un benêt. Je ne veux plus jamais vous revoir… »
Et elle avait fermé le billet à la cire verte. A Louvigny elle écrivait :
« Vous rencontrer l’autre jour, cher Louvigny, m’a causé une joie si intense que j’en fus étonnée, j’aimerais savoir si j’éprouverais la même en vous revoyant. Venez demain soir vers minuit… »
La cire rouge recouvrait le message qui était en fait destiné aux yeux de Chalais. Ou elle se trompait fort ou il prendrait feu en découvrant cette invite à peine déguisée à un autre et, au lieu de la remettre à son véritable destinataire, la jalousie le ferait accourir pour demander des explications.
Ce fut exactement ce qui se passa.
Avant même que Peran fût venu rendre compte, Chalais pénétrait dans la cour au galop de son cheval, sautait à terre et s’engouffrait dans la maison. Il était pâle comme un mort quand il s’encadra dans la porte du salon où Marie l’attendait, à demi étendue sur un sofa. La soirée étant fraîche, elle avait demandé que l’on fît du feu et la lumière des flammes ondoyait en chauds reflets dans sa magnifique chevelure dénouée, et sur le satin blanc de l’ample robe d’intérieur sous laquelle, à l’évidence, elle ne portait rien et d’où dépassait, comme un joyau déposé sur les coussins de velours, un petit pied nu aussi blanc et délicat que le plumage d’une colombe.
En voyant paraître sa victime, elle quitta sa pose alanguie et s’écria avec colère :
— Que venez-vous chercher ici ? Et qui vous a permis d’entrer ? Sortez ! Sortez ou je vous fais chasser par mes gens !
Elle était si belle ainsi qu’oubliant son indignation le malheureux tomba à genoux, déjà prêt à adorer :
— Pitié !… Daignez au moins m’écouter !
— Certainement pas ! Non content de m’avoir trahie, vous m’importunez ! J’attends quelqu’un et ce n’est pas vous.
— Oh, je sais ! Vous attendez celui à qui vous avez écrit cela ? fit-il d’une voix altérée en tendant le billet qu’il tenait à la main.
Elle le prit, fit semblant de lire et le jeta au feu :
— Comment est-ce arrivé en votre possession ? lança-t-elle d’une voix dure. Vous l’avez volé ?
Il quitta sa pose suppliante pour hasarder un pas ou deux, fasciné par cette forme où s’incarnait le plus fou de ses désirs :
— Non, sur ma foi ! Votre serviteur me l’a remis et, naturellement je l’ai lu. Comment imaginer qu’il était destiné à un autre ?…
— Cet imbécile se sera trompé et il aura donné à M. de Louvigny ce que je vous destinais… et qui était d’une encre bien différente.
— Que me disiez-vous ?
— Que je ne voulais plus vous voir parce que vous êtes non seulement un lâche mais un sot qui a trahi tous ceux qui avaient foi en lui ! Votre ami le prince Gaston, ce pauvre d’Ornano et moi pardessus le marché qui croyais cependant avoir trouvé en vous l’homme que j’attends depuis si longtemps…
— … et que vous pensez avoir trouvé en Louvigny ?
— Pourquoi pas ? Il n’est pas hanté, lui, par les scrupules stupides d’un gamin qui va pleurer dans le giron de son oncle au lieu de me donner les preuves que j’attendais de lui. Il suffit de se souvenir de son duel avec Charles de Monchy d’Hocquincourt.
Ce n’était certes pas une page de gloire : alors que les épées allaient s’engager, Louvigny avait proposé doter les éperons et, profitant de ce que son adversaire se baissait sans défiance, il avait frappé, lui infligeant une blessure dont il eut peine à se remettre. Chalais fit la grimace :
— Ne me dites pas que vous l’admirez pour cette… infamie ?
— Personne ne le pourrait mais il n’en est pas moins celui dont j’ai besoin. Si je lui demande de tuer le Cardinal, il n’ira pas le raconter à la terre entière. Il agira… et recevra la récompense qui lui était promise.
En lui parlant, Marie retournait s étendre sur son lit de repos en prenant soin de laisser dépasser non plus un pied mais une jambe divine dont la vue empourpra le jeune homme.
— Et pour lui, vous comptiez payer d’avance ? fit-il avec humeur.
— Ce que j’aurais fait ne regarde que moi. Je veux la mort de ce maudit Richelieu afin que Monsieur puisse coiffer la couronne et épouser la Reine…
— Le trépas du Cardinal ne suffira pas ! Il y faudrait aussi…
Marie eut un petit rire sardonique :
— Celui du Roi ? Si Dieu ne s’en charge pas assez vite nous pourrions y songer. Ce perpétuel malade serait tellement mieux en Paradis ! A présent, laissez-moi, voulez-vous ? Je vous ai écrit que je ne voulais plus vous voir et je n’ai pas changé de sentiment ! Allez-vous-en !
— Pour laisser la place à Louvigny ? Jamais !
— En effet… s’il fait ce que je voulais de vous. Je serai à celui qui m’apportera… les moustaches du Cardinal ! La tête serait trop encombrante. Mais je consens à vous accorder encore une chance ! Voyez si elle mérite d’être courue !
D’un mouvement gracieux elle glissa de nouveau du sofa, s’écarta de quelques pas puis d’un geste vif laissa tomber sa robe. En un instant, elle fut nue devant lui, merveilleuse statue de chair douce que le feu habillait d’or et que la splendeur de sa chevelure couronnait de flammes…
Eperdu, il tendit les bras pour s’emparer de la trop belle image mais, déjà, elle avait ramassé sa robe et disparu derrière une porte dissimulée dans la boiserie. Il ne resta plus que l’écho d’un rire moqueur…
N’osant forcer les portes, Chalais repartit, en proie au plus cruel embarras. Richelieu, après l’avoir remercié d’être venu le prévenir, lui avait offert le grade de mestre de camp[24] s’il acceptait d’user de son influence sur Monsieur pour l’amener à se laisser marier. C’était une situation cornélienne avant la lettre. N’étant pas dépourvu d’une certaine valeur militaire, Chalais voyait dans cette nomination la voie ouverte sur une grande carrière au bout de laquelle s’esquissait l’image du bâton de maréchal. Mais une autre vision s’interposait : celle, affolante, d’un corps éblouissant dont le désir ne le quitterait plus.
Ce fut la femme qui l’emporta. Au matin, il lui faisait remettre par son valet une lettre dans laquelle il se soumettait entièrement à ses volontés, l’adjurant cependant de ne pas faire durer trop longtemps son martyre : « Votre beauté m’a rendu fou, disait-il. Faites de moi ce que vous voudrez mais apaisez, je vous en supplie, le feu qui me brûle… »
En recevant cette capitulation enflammée, Marie eut un sourire radieux. Allons, tout n’était pas perdu et ce qui ne s’était pas produit un jour pourrait l’être le lendemain !…
Elle donna ensuite l’ordre de préparer ses coffres. La Cour rentrait à Paris et elle n’était pas fâchée de voir ce que devenait son époux. Mais lorsqu’elle arriva rue Saint-Thomas-du-Louvre, ce fut pour apprendre que Monseigneur était parti l’avant-veille pour Dampierre : une partie du parc s’était trouvée inondée par la rupture d’une vanne et Bois-pillé appelait d’autant plus au secours qu’une tractation, engagée avec un voisin pour l’acquisition d’une parcelle destinée à l’agrandissement des jardins, soulevait des difficultés. Chevreuse s’y était rendu sur-le-champ.
Déçue, Marie hésita un instant à le rejoindre bien qu’elle éprouvât l’envie extrême de se retrouver à Dampierre à quoi, à chaque revoir, elle s’attachait davantage. Elle aurait voulu aussi embrasser ses enfants. Qu’elle aimait en dépit du peu de souci qu’elle prenait à le leur montrer. Mais consciente du danger que pouvait présenter pour eux le nœud d’intrigues dont elle tissait les fils, elle choisit finalement de rester à Paris afin de les en tenir écartés. C’était valable aussi pour Claude. En l’éloignant de Fontainebleau, le Roi, sans doute, voulait l’isoler d’elle mais peut-être aussi épargner des angoisses à un homme qu’il aimait bien…
De toute façon, Claude reviendrait quand il saurait que le Roi était de retour dans sa capitale.
Pas pour longtemps ! En se rendant au Louvre un matin, Marie trouva le palais en plein remue-ménage et la Reine fort troublée : Louis XIII venait d’apprendre, via le Cardinal, que César de Vendôme, retranché dans sa Bretagne, était en train d’y lever des troupes. Dans quel but ou contre qui, c’est ce qu’il s’agissait d’éclaircir. Aussi l’urgence commandait-elle de se diriger vers la Loire avec pour première destination le château de Blois. Il appartenait à la Reine-mère mais celle-ci se faisait une joie d’y accueillir ses fils, consacrant ainsi la reconstitution de la famille un instant ébranlée.
En effet, Louis XIII, Marie de Médicis et Gaston d’Anjou avaient signé la veille un document soigneusement préparé par le Cardinal aux termes duquel tous trois juraient de vivre désormais dans la plus étroite union. Aux assurances de bonne conduite données par Monsieur répondait la promesse du Roi de traiter à l’avenir son frère comme son propre fils. Quant à la mère, elle se portait garante de cette double promesse. Entraîné par l’exemple, le prince de Condé faisait allégeance au Cardinal !
Une seule personne restait à l’écart de cet étrange traité : celle qui était à la fois l’épouse, la bru et la belle-sœur des membres de la touchante trinité familiale. Anne d’Autriche ressentait douloureusement un accord dont elle redoutait à juste titre qu’il se soit fait sur son dos, que le mariage Montpensier s’ensuivît et qu’en fin de compte sa répudiation probable se profile à l’horizon. Sans doute faudrait-il compter alors sur un Pape peu disposé à satisfaire un souverain qui le traitait si mal, mais Anne savait qu’en politique rien n’était impossible. Surtout si l’on parvenait à obtenir contre elle une quelconque preuve de son adhésion au Parti de l’Aversion et à ce qui s’en était suivi.
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