Bien lui en prit, car il n’eut pas besoin de se faire recevoir par la princesse : au seuil de son hôtel il rencontra l’un de ses gentilshommes, M. de Flaine, dont il apprit que Mme de Conti n’était pas au logis et quand Malleville demanda si elle avait rejoint son frère à Chevreuse, il se mit à rire :

— S’il y était, cela pourrait se faire mais elle a peu de goût pour les pèlerinages, vous le savez aussi bien que moi.

Les sourcils de Gabriel remontèrent d’un doigt sous l’ombre de son feutre :

— Monseigneur fait un pèlerinage ? Lui qui…

— … ne s’est jamais beaucoup encombré de religion ? Eh bien, c’est pourtant le cas : Monseigneur est parti hier, avec quelques amis, se mettre sous la protection de Notre-Dame-de-Liesse à l’occasion du séjour qu’il a soudain décidé de faire au château du Marchais chez son frère aîné le duc de Guise. Amusant, non ?

— Très ! Et surtout inattendu ! Monseigneur aurait-il quelque chose à se faire pardonner ?

— Il paraît ! Cette idée a fait beaucoup rire Madame la Princesse. Elle lui a dit qu’il était un fameux hypocrite et que, si elle était à la place de la Seigneur, elle les enverrait promener, lui et sa trop opportune repentance.

Ainsi renseigné, Gabriel revint auprès de la Duchesse qui en l’écoutant ouvrit des yeux énormes avant d’éclater de rire :

— Il est allé demander secours à Notre-Dame, ce mécréant ! Je m’attendais à tout sauf à cela ! Et secours pour quoi… ou contre qui ?

— A votre avis ?

Marie cessa de rire :

— Contre moi n’est-ce pas ? C’est moi qu’il fuit… comme les autres et comme si j’étais une pestiférée ? Oh ! C’est indigne… Indigne !

Des larmes jaillirent de ses yeux mais elle les essuya avec rage du revers de sa main, puis virant sur ses talons retourna à son écritoire, déchira la première lettre et, sans cesser de parler, se mit à en écrire une autre.

— Vous allez vous rendre là-bas, Malleville ! Après tout, Liesse a souvent vu des reines prier à ses autels et si M. de Chevreuse a eu l’idée de demander son secours, pourquoi n’en ferais-je pas autant ?

— Vous voulez y aller aussi, madame ?

— Non, vous… pour y déposer en mon nom un présent aux pieds de Notre-Dame afin qu’elle me prenne en pitié. Moi, je suis souffrante et comme le bruit m’est venu du départ de Monseigneur, je vous remets ce billet… au cas où vous le rencontreriez…

— Et bien entendu je le rencontrerai ?

— Bien entendu… Elen ! M’apportez ma cassette rouge !

Femme d’ordre et de grande précision lorsqu’il s’agissait de ses biens, la Duchesse rangeait ses bijoux dans des petits coffres dont la couleur variait avec celle des pierres qu’ils contenaient. Dans la rouge, elle choisit une grande croix de rubis, de diamants et de perles qui avait appartenu à Leonora Concini, l’enveloppa dans un mouchoir de soie blanche après en avoir baisé le pied, glissa le tout dans un étui de daim gris et le tendit à Gabriel :

— Vous déposerez cela en mon nom aux pieds de Madame Marie, ma très sainte et très douce patronne, en y joignant mes prières affligées. Il serait bon cependant…

— … que je choisisse pour ce faire le moment où Monseigneur de Chevreuse approchera lui-même de l’autel ?

Les yeux d’outremer se remirent aussitôt à pétiller et Marie offrit à son écuyer son plus beau sourire à fossettes :

— Je ne remercierai jamais assez mon défunt époux de vous avoir donné à moi, Malleville ! Vous comprenez toujours à demi-mot ! Dépêchez-vous maintenant ! Le temps presse plus que jamais !

C’était une évidence. Gabriel courut vers son logis où il trouva Pons son valet, occupé à faire griller des saucisses devant la cheminée.

— Je t’ai déjà défendu de faire la cuisine ici quand tu n’as qu’à descendre à celles de la maison.

— Ils ne savent pas les faire comme moi. J’ai l’habitude d’y mettre de la marjolaine, marmotta l’interpellé : ça sent bon, non ?

Malleville en convint mais ordonna à son valet de lui préparer son bagage pour un court déplacement. Il changea son pourpoint de velours pour du daim gris assorti à ses hautes cuissardes, prit une longue et solide rapière, vérifia ses pistolets et le fond de sa bourse qui lui parut satisfaisant. La Duchesse – comme feu son époux d’ailleurs ! – était généreuse et ne laissait jamais les siens manquer d’argent.

Après avoir partagé ses saucisses – qui étaient excellentes ! –, Gabriel lui délivra encore quelques recommandations et dégringola aux écuries où son cheval l’attendait, prêt à partir. Un moment plus tard il franchissait au galop la Porte du Temple et s’élançait sur la route du Nord.

— Je vais avec Monsieur le Chevalier ? demanda Pons en couvant des yeux ses saucisses.

— Non. Je préfère que tu restes et que tu observes ce qui s’y passe. Il m’étonnerait fort qu’il y ait beaucoup de visites mais il faut que je sache qui aura le courage de venir… Au besoin… veille un peu au grain ! Tu peux toujours aller chercher du secours à l’hôtel de Montbazon, chez le père de Madame la Duchesse.

Le valet fit signe qu’il avait compris et, reconnaissant de ne pas avoir à courir les grands chemins, offrit à son maître de partager son dîner. Au contraire de Malleville qui était un Normand brun, c’était un Provençal blond et paisible. Venu à Paris sur la trace des trois frères d’Albert, il s’était rapidement trouvé débordé par l’agitation et la violence de la ville capitale. Il en était pratiquement réduit à la misère quand Malleville l’avait découvert assis sur une borne à la porte d’un cabaret, pleurant comme une fontaine : un malandrin venait de lui voler son dernier morceau de pain et, quoique bon chrétien, il songeait sérieusement à aller se noyer dans la Seine parce qu’il était honnête et qu’à part rejoindre le dangereux grouillement des cours des miracles, il ne voyait pas d’autre solution à son problème. Sa carcasse solide, sa bonne figure – plus très ronde il est vrai ! – et ses yeux candides avaient décidé le gentilhomme à lui donner sa chance auprès de lui. Il y avait de cela sept ans et Gabriel ne l’avait jamais regretté : Pons Pain-Perdu, comme Malleville l’avait surnommé, était un lent mais il faisait bien son travail et, à l’occasion, savait montrer du courage. Il avait en outre un don pour la cuisine.

CHAPITRE II

UN AMANT RÉCALCITRANT

En atterrissant devant l’auberge des Trois Rois à Liesse après avoir couru toute la nuit, toute la journée et changé de monture trois fois, Malleville se sentait presque aussi dispos que s’il avait dormi dans son lit. Homme de cheval dans toute l’acception du terme, il adorait les longues courses même par mauvais temps et celui de ce mois d’avril, s’il sentait bon la terre humide et l’aubépine en fleur, semblait se tourner vers une certaine douceur.

A l’aubergiste qui vint à sa rencontre il réclama une chambre et, dans l’immédiat, un solide souper car au long de la route il avait à peine pris le temps de grignoter quelque chose. Impressionné par sa mine martiale, sa tenue et la beauté de ses armes, maître Ducrot l’assura qu’il serait servi dès qu’il serait passé à se laver les mains et Malleville se retrouva bientôt la serviette au cou en compagnie d’une matelote d’anguilles – celles des marais voisins étaient fameuses ! – dont le fumet aurait réveillé un mort et d’un pichet de vin blanc de certains coteaux du Laonnois.

Trouver une aussi bonne table dans une petite ville de campagne n’était pas vraiment surprenant. Le pèlerinage à Notre-Dame-de-Liesse, une miraculeuse Vierge noire rapportée jadis de Terre sainte par les croisés, drainait alors nombre de pèlerins fortunés. Point trop éloigné de Paris, il était de ceux que fréquentent les Rois. Ainsi le maître-autel avec retable et arc triomphal était un don d’Henri IV et de Marie de Médicis à l’occasion de la naissance de Louis XIII. La sacristie était due à la générosité du même Louis XIII et de sa jeune épouse Anne d’Autriche. Dévotions royales mais aussi princières : à trois quarts de lieue s’élevait le château du Marchais appartenant au duc de Guise où les princes lorrains effectuaient de fréquents séjours. Ainsi la piété d’Henriette de Joyeuse, épouse de Charles de Lorraine, était-elle à l’origine du grand jubé de marbre blanc. Desservie par les chanoines de Laon et pourvue d’un séminaire, Liesse se devait de posséder au moins une auberge convenable et celle des Trois Rois était célèbre à dix lieues à la ronde.

Dûment restauré et l’esprit clair, Malleville profita de la relative tranquillité de ce jour de semaine pour entreprendre son hôte en le félicitant de sa cuisine – outre sa matelote il avait dévoré un poulet entier, du fromage et une grande tarte aux prunes ! – et ajoutant qu’elle devait lui valoir la plus belle clientèle, à commencer par celle des gens du duc de Guise, sans parler des chanoines qui devaient sans doute faire appel à lui de temps en temps.

— Certes, certes, mon gentilhomme ! Chaque fois que Monsieur le Duc, Madame la Duchesse ou quelqu’un de leur famille viennent prier Madame Marie, ils me font l’honneur de prendre un repas chez moi. Ainsi, demain, nous avons Monseigneur Claude, le duc de Chevreuse, qui est arrivé au château avant-hier et s’est annoncé pour la messe du matin.

— Ah ! Il est là ? fit Gabriel, jouant les surpris. Je suppose que vous l’avez vu ?

— Bien entendu, quand il est passé. J’avoue que… je lui ai trouvé la mine soucieuse, lui toujours si jovial. Il faut qu’il ait un gros ennui pour venir au pied de nos autels car, à ne vous rien cacher, s’il vient volontiers goûter à mes anguilles ou à mes terrines, il se contente de saluer notre belle église sans y entrer. Alors, c’est un peu étonnant, ce soudain besoin de prier… Vous qui venez de Paris, monsieur, vous sauriez pourquoi ?

— L’humeur de Monseigneur vous tourmente à ce point ? demanda Gabriel en souriant.

— Mon Dieu, oui ! fit maître Ducrot avec un soupir. Nous avons presque le même âge, vous savez, et j’avoue que je l’aime bien.

— Désolé ! J’ignore ce qui pourrait le tourmenter… mais je me ferai une joie d’aller l’accompagner dans ses prières. Il n’est pas venu seul, j’imagine ?

— Oh non ! Plusieurs de ses amis l’accompagnent et semblent prendre de lui un soin tout particulier…

L’émissaire de Marie n’aimait pas beaucoup cela. Seul, Chevreuse – girouette tournant au vent qui passe ! – était assez facile à circonvenir, mais s’il était entouré cela pourrait compliquer les choses.

— Et… ses amis, vous les connaissez ?

— Ma foi non ! A l’exception de M. de Liancourt, qui lui est proche depuis longtemps, je ne les connais pas. Ils ont grande mine, c’est tout ce que j’en peux dire…

C’était déjà suffisant et Gabriel frémit intérieurement : le marquis de Liancourt détestait Mme de Luynes pour la plus simple des raisons : elle l’avait dédaigné à sa façon cavalière et sans orner son refus de la moindre fleur de rhétorique, ajoutant même qu’être l’ami de Chevreuse ne lui conférait aucun droit à partager sa maîtresse.

Ainsi renseigné, il réfléchit sur ce qu’il convenait de faire. Se rendre au château du Marchais – l’idée l’en avait effleuré ! – n’arrangerait pas ses affaires : il y serait en terrain hostile et peut-être même ne le recevrait-on pas. En outre, la garde rapprochée du duc serait mise en éveil. Mieux valait attendre le lendemain, entrer dans la basilique à l’heure des petites messes, s’y cacher au besoin jusqu’à l’office solennel qui serait dit très probablement pour le seul Chevreuse et sa suite…

Il passa un moment à fignoler sa stratégie puis, comme il ne voyait rien de plus intelligent pour employer son temps et que la fatigue de sa longue chevauchée se faisait sentir, il alla benoîtement se coucher et dormit comme une souche jusqu’à ce que le cri enroué des coqs d’alentour le ramène à la réalité.

Il se leva, descendit dans la cour afin de se laver à la fontaine, réclama de l’eau chaude pour débarrasser sa moustache et sa « royale » des repousses superflues, brossa ses vêtements et ses bottes, refusa le déjeuner que lui proposait maître Ducrot en disant qu’il devait songer à ses dévotions et, après s’être assuré que la croix de Marie était toujours à sa place, il se dirigea vers l’église de façon à arriver avec suffisamment de retard pour n’être pas mêlé aux fidèles de la première messe. Là, il se fit aussi léger et silencieux qu’une ombre, chercha un endroit où se dissimuler, le trouva dans une chapelle latérale proche du grand jubé d’où il pouvait voir à peu près tout ce qui se passait dans la nef, pria sans états d’âme Notre-Dame et son saint patron, l’archange Gabriel, qui était aussi celui des messagers, pour le succès de son entreprise, se garda prudemment d’aller communier – il ne s’était d’ailleurs pas confessé ! – puis, dans son coin sombre, attendit l’heure de la grand-messe sans bouger plus que les statues environnantes.