Dans un sanctuaire de pèlerinage il règne toujours un peu d’animation et Gabriel n’eut pas le temps de s’ennuyer. Enfin, tout se déclencha : le sacristain vint illuminer l’autel que dominait la petite Vierge noire vêtue de satin blanc et couronnée de pierres précieuses. Ensuite, les cloches se mirent en branle juste un instant après que l’écho d’une cavalcade se fut fait entendre. Le portail principal s’ouvrit tandis que le clergé s’en allait à la rencontre du prince. Gabriel alors vint s’agenouiller à l’entrée du chœur au moment même où le duc et les siens effectuaient leur entrée et commençaient leur remontée de la nef. Naturellement un prêtre le repéra car il était, cette fois, bien visible.
— Que faites-vous là, mon fils ?
Gabriel tourna vers lui un regard angélique à force d’innocence…
— Mais… je prie, mon père !
— Sans doute, sans doute, mais vous devez vous retirer. Voici Monseigneur de Chevreuse qui approche et…
— … et moi je viens faire offrande à Notre-Dame au nom de la Très Haute et Très Puissante Dame Marie de Rohan, duchesse de Luynes…
Il avait, pour répondre, élevé la voix et le nom résonna comme le marteau sur l’enclume. Ce disant, il prit dans son pourpoint l’enveloppe de daim dont, d’un geste vif, il tira la croix de pierreries, où les flammes des cierges allumèrent des éclairs quand il la présenta sur le plat de sa main avant de mettre genou en terre devant l’Archiprêtre qui arrivait avec Chevreuse. Celui-ci en eut un haut-le-corps :
— Malleville ? Vous ici ?
— Pas en mon nom, Monseigneur, mais en celui de Madame la Duchesse trop souffrante pour venir elle-même…
L’Archiprêtre cependant ne cachait pas sa satisfaction devant la beauté de l’offrande…
— Nous déposerons ensemble ce joyau aux pieds de la Très Sainte Mère de Dieu à l’issue de la messe, mon fils, et nous en remercierons la généreuse donatrice. Mais comprenez que pour l’instant la cérémonie doive reprendre son cours.
Gabriel recula en saluant et prit place à l’écart des gentilshommes composant la suite du Duc, de manière à pouvoir les observer à loisir. Il reconnut le marquis de Liancourt qui le regardait sans cacher son animosité, mais les trois autres « amis » n’étaient guère plus rassurants parce que tous étaient des adversaires déterminés de Marie. Il y avait là Jean Zamet, le fils aîné du grand financier décédé dix ans plus tôt qui avait été l’ami d’Henri IV, François du Val, marquis de Fontenay-Mareuil, lettré et homme de guerre, enfin le comte de Blainville, tous familiers du duc Claude et attachés au Roi presque autant qu’il l’était lui-même. Il ne serait pas facile d’isoler Chevreuse de ce quatuor pour un entretien face à face. Ces hommes étaient capables d’aller jusqu’à la provocation. Ce qui ne l’effrayait pas : l’épée à la main, il se connaissait peu d’égaux et aucun de supérieur pour le coup d’œil et la rapidité. Et cela se savait mais il n’était pas venu pour se battre en duel : ce serait simplement du temps perdu.
La messe et les cérémonies d’offrande achevées – Chevreuse remit une bourse rebondie pour les œuvres de Notre-Dame –, Gabriel se précipita hors de l’église tandis que l’Archiprêtre raccompagnait solennellement l’auguste pèlerin que ses amis étaient bien obligés de suivre. Un carrosse et des chevaux de main qu’une foule restreinte entourait attendaient sur le parvis. Quand il vit le Duc s’avancer vers l’équipage, Gabriel se précipita pour lui barrer le passage en le saluant profondément :
— Que je parle à vous, Monseigneur ! Daignez m’accorder un instant. C’est d’une extrême urgence…
La réaction de Liancourt fut immédiate :
— Monseigneur n’a rien à vous dire ! s’écria-t-il en essayant de se glisser entre eux, mais d’un geste – courtois ! – de la main Gabriel le retint :
— Jusqu’à ce jour, Monseigneur n’a jamais eu besoin d’un truchement pour s’adresser à moi, fit-il avec une douceur qu’il était loin d’éprouver, mais il avait cru remarquer une lueur dans les yeux du Duc et l’ombre d’un sourire sous sa moustache blonde : à l’évidence il n’éprouvait aucun déplaisir de la rencontre.
A quarante-cinq ans, le duc Claude était encore un fort bel homme. Grand, le corps puissant mais dépourvu de graisse par l’exercice quotidien des armes quand il n’était pas en guerre, il avait un front haut, un visage jadis fin dont les traits s’accusaient avec l’âge, des yeux bleus un peu proéminents, des cheveux blonds grisonnants et une expression généralement affable. Il eut un sourire pour son ami dressé sur ses ergots comme un coq de combat :
— Il a raison, Liancourt ! Pourquoi veux-tu que je refuse de lui parler ?… Faisons quelques pas, Malleville, et donnez-moi des nouvelles : Mme de Luynes serait malade ? Elle toujours si fraîche ?
— Assez pour m’envoyer à sa place réclamer avec instances la protection de Notre-Dame-de-Liesse.
— Mais de quoi souffre-t-elle ?
— De chagrin, Monseigneur ! De la profonde douleur de se voir, si tôt après la mort de Monsieur le Connétable, quasi abandonnée et livrée avec ses enfants à la vindicte de ses ennemis qui l’ont desservie auprès du Roi en dépit des prières de la Reine. Seule Mme la princesse de Conti lui garde son affection…
— Desservie auprès du Roi ? Mais… pourquoi ? fit Chevreuse avec une naïveté trop facile pour tromper Gabriel.
— Ce malheureux accident survenu à la Reine dans la salle du trône. On veut en rendre responsable Mme de Luynes et aussi Mlle de Verneuil. Menacée de disgrâce, Madame la Duchesse se tourne vers le Ciel ! Cependant, en m’envoyant ici…
Le rusé prit un temps pour permettre à son interlocuteur de se pénétrer de l’inquiétude répandue sur sa figure.
— En vous envoyant ici…, reprit Chevreuse.
— Elle espérait, après vous avoir cherché partout, que mon chemin croiserait le vôtre et que vous lui seriez secourable…
— Nous y voilà ! s’écria Fontenay-Mareuil qui écoutait sans la moindre discrétion. Je me doutais bien en vous conseillant un séjour à Marchais que cette femme tenterait de vous entraîner dans sa chute. Elle vous poursuit sans vergogne !
— J’ai dû mal m’exprimer, reprit froidement Malleville. Madame la Duchesse en m’envoyant à Liesse demander le secours de Notre-Dame a souhaité que je pousse jusqu’à Marchais afin de prier Monseigneur le duc de Guise d’avoir la bonté de se charger d’un message pour son frère dans l’espérance qu’il saurait où le trouver. Le Ciel doit être avec elle puisque j’ai eu le bonheur que Monseigneur vienne prier ici en même temps que moi…
— Vous avez un message ? fit Chevreuse d’une voix presque timide.
— Oui. Le voici !
— Ne lisez pas, cher ami ! intervint Liancourt. Sinon vous êtes perdu !
— N’exagérons rien ! fit Chevreuse avec un peu d’agacement.
Et sans plus hésiter il fit sauter le cachet, déplia le billet et le lut. Gabriel qui l’épiait vit, avec angoisse, que son visage s’assombrissait sous l’emprise d’une vive contrariété. Enfin, repliant le papier, il le rendit en murmurant :
— Dites-lui mes regrets… mais je ne puis. Je ne saurais à ce point braver la colère du Roi.
— Que veut-elle ? réclama Liancourt, mais le Duc écarta l’indiscrète question en même temps que l’importun.
— Paix, Liancourt ! Dites à Mme de Luynes, ajouta-t-il revenant à Gabriel, que je lui conseille la sagesse, le silence qui seront aux yeux du Roi sa meilleure défense. Qu’elle se retire à Luynes sur les terres de son fils… ou mieux encore peut-être à Couzières chez son père ? Notre sire apaisé, il sera plus facile à ses amis de plaider sa cause. La Reine, très certainement, sera la première…
— Il suffit, Monseigneur ! coupa l’émissaire. J’ai déjà dit que Madame la Duchesse est malade, au bord du désespoir et je ne saurais ajouter à sa douleur avec des conseils que n’importe quel indifférent pourrait dispenser mais certainement pas un… ami – il retint à temps le mot amant ! – aussi proche, aussi attentif il y a peu encore…
— Je gage qu’elle vous demande de l’épouser ! s’écria Fontenay-Mareuil qui ne manquait pas de finesse.
— Et quand cela serait ? riposta Gabriel avec hauteur. Je ne crois que cela vous regarde, monsieur de Fontenay-Mareuil ! Les princes entre eux respirent un air qui n’est pas le nôtre ! Ne vous en mêlez pas !
Le marquis ébaucha un geste vers son épée mais une fois encore Chevreuse s’interposa :
— Paix ! Mme de Luynes m’offre, en effet, sa main… que j’eusse reçue avec un bonheur infini en d’autres temps, mais la fidélité et l’obéissance que je dois au Roi…
— L’obéissance, Monseigneur ? Je ne pensais pas qu’un prince de Lorraine y fût assujetti !…
— Je suis son chambellan !
— C’est vrai, je l’avais oublié ! Madame la Duchesse aussi sans doute. Il faudra le lui rappeler…
L’ironie du ton échappa à Chevreuse. Il posa une main presque amicale sur l’épaule du gentilhomme et sourit :
— Sans doute. Mais dites-lui que…
Malleville s’inclina et s’écarta :
— Je ne dirai rien, avec votre permission, Monseigneur ! Elle est trop haute dame et vous trop grand prince pour que vous l’évitiez. Ce que vous voulez qu’elle entende, venez le lui dire vous-même ! Vous le lui devez bien !
Liancourt prit le relais :
— N’y allez pas, c’est un piège !
Le sourire faunesque de Malleville fut un chef-d’œuvre de dédain…
— Depuis quand un homme de guerre comme Monseigneur reculerait-il devant un possible piège ? En l’occurrence, il ne s’agit de rien d’autre qu’assener le coup de grâce à une femme abattue par le chagrin. Cela ne demande qu’un brin de courage… Même si ce n’est pas celui que je préfère. Viendrez-vous, Monseigneur ?
Il avait planté son regard dans celui du Duc, indécis comme souvent, qui, sous le coup d’une sorte de fascination, se fixa :
— Oui. Je viendrai !
Un cri d’indignation à plusieurs voix s’éleva mais il n’était plus possible à Chevreuse de se rétracter :
— Je prendrai la route de Paris demain. Dites à Mme de Luynes que je passerai chez elle avant de rentrer au Louvre !
— Soyez-en remercié, Monseigneur, et que Dieu vous bénisse !
Le salut du gentilhomme fut à la hauteur de son soulagement. La plume frisée de son feutre balaya la poussière quand il livra passage au Duc regagnant son carrosse. Il n’en saisit pas moins les expressions furieuses de ceux qu’il venait de vaincre.
— Nous nous retrouverons, monsieur de Malleville ! lâcha Liancourt.
— Où et quand il vous plaira, marquis !
Gabriel regarda s’éloigner la brillante cavalcade et rentra à l’auberge pour y réclamer, dans l’ordre : un copieux repas, sa note et son cheval. Une heure plus tard, il reprenait la route de Paris. Le combat avait été rude mais il était assez satisfait du résultat de son ambassade. Il savait que le Duc allait subir le feu roulant de ses amis mais la promesse avait été publique et bon gré mal gré il fallait qu’il s’y tînt sous peine de se déshonorer à ses propres yeux. Et cela Gabriel était fermement décidé à le lui rappeler au cas où il céderait à la tentation de renier sa parole. Parce que alors, Marie définitivement disgraciée, son dernier défenseur n’aurait plus rien à perdre – sinon peut-être sa tête ? – et Chevreuse se retrouverait un beau matin en face de lui, l’épée à la main aux Carmes-Deschaux, sur la place Royale ou au Pré-aux-Clercs. Sans beaucoup de chances d’en sortir vivant… Mais on n’en était pas là.
En arrivant rue Saint-Thomas-du-Louvre, vers la fin de la journée du lendemain, il fut frappé par le silence dont s’enveloppait l’hôtel de Luynes alors que son voisin, l’hôtel de Rambouillet, débordait de vie. Les carrosses qui n’avaient pas trouvé place dans la cour s’alignaient devant le portail, cependant que de nombreux flambeaux éclairaient l’intérieur où des violons faisaient entendre une musique tout à la fois douce et légère, fond harmonieux des conversations savantes et même alambiquées telles que les goûtait la belle maîtresse de ce lieu, Catherine de Vivonne, marquise de Rambouillet qui, de sa chambre bleue, régnait sur le bel esprit parisien. Le contraste était presque angoissant : d’un côté la lumière, la vie, de l’autre une quasi-obscurité annonciatrice d’un oubli qui, pour Marie, serait plus cruel que la mort.
Malleville la trouva dans son cabinet, assise sur un coussin à même le tapis devant la cheminée, les bras noués autour de ses genoux, les yeux fixés sur la danse des flammes qui se reflétaient dans ses prunelles. Occupée sans doute dans la pièce voisine, Elen du Latz était invisible.
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