A l’entrée de son émissaire, Marie se contenta de tourner la tête pour le regarder. Elle était triste et son visage portait la trace de larmes récentes :

— Alors ?… Il n’est pas avec vous ?

— Non, Madame la Duchesse, mais il va venir.

— Quand ?

— Dès qu’il sera de retour. Il a dû quitter Marchais ce matin. Il a promis de passer ici avant de rentrer au Louvre.

Elle haussa des épaules pleines de lassitude :

— Il a promis, dites-vous ? Il n’est jamais avare de promesses. De là à les tenir…

— Il est gentilhomme, madame, reprocha doucement Gabriel. Sa parole l’engage, surtout si elle a été publique.

— Publique ? Voilà qui est mieux…

Un souple mouvement des reins la remit debout avant d’aller s’asseoir dans un fauteuil et de désigner à Gabriel un tabouret rouge passementé d’or placé en face :

— Vous devez être las ! Asseyez-vous, Malleville ! Et racontez !

Conscient que l’ombre d’Elen s’encadrait à présent dans la porte, Gabriel rapporta son entretien avec Chevreuse. Sa mémoire était sûre et il n’en omit pas une syllabe, aussi Marie se garda-t-elle de l’interrompre et l’écouta avec attention. Celle qui parla, ce fut Elen :

— Pourquoi avoir dit que Madame était malade ? fit-elle sans bouger du seuil de la chambre.

Gabriel sourit sous sa moustache :

— Il m’a paru bon de chercher à éveiller le chevalier qui somnole dans un homme normalement constitué. M. de Chevreuse n’est pas fait autrement que les autres.

— L’idée me semble excellente, à moi, reprit la Duchesse. Il suffit de savoir quelle sorte de malade on sera. La fièvre autorise un certain désordre auquel le Duc pourrait être sensible, surtout quand elle se présente dans un lit parfumé à autre chose que l’odeur des clystères.

— Oh, madame ! émit Elen choquée mais pas autrement surprise d’une évocation aussi crue… Du coup Marie se mit à rire et cet éclat joyeux détendit l’atmosphère :

— Eh bien quoi ? Le moment n’est plus où il faut hésiter sur les moyens d’atteindre le but et de jouer les bégueules ! Je n’ai plus beaucoup d’armes, ma fille, ajouta la Duchesse sur un ton plus grave. Et j’ai fermement l’intention d’employer celles qui me restent. Je suis jeune et belle. Il est temps que M. le duc de Chevreuse s’en ressouvienne !

Tout était dit pour ce soir. Laissant les dames à leurs préparatifs, Gabriel regagna enfin son logis où Pons, averti de son retour, était en train de disposer pour lui le souper qu’il était allé chercher aux cuisines. Il s’attabla avec plaisir devant un ragoût fleurant délicieusement l’échalote et le persil, l’attaqua vigoureusement puis demanda combien de visites s’étaient annoncées depuis son départ.

— Sauf Mme la princesse de Conti, personne ! On dirait que nous avons la peste. Les carrosses passent devant le portail sans s’arrêter. On va aux nouvelles à l’hôtel de Rambouillet comme si être voisin permettait de voir à travers les murs. Il nous manque même quelques domestiques : on dit par la ville que si Madame la Duchesse ne se hâte pas de quitter Paris, elle pourrait être conduite à la Bastille !

— N’importe quoi ! éructa Gabriel qui venait d’avaler de travers. La venue de Mme de Conti aurait dû couper court à de tels ragots ! Dieu merci, c’est une amie fidèle, mais peut-être pas au point d’accepter d’être atteinte par une disgrâce retentissante.

Pons n’ayant rien à répondre, Gabriel acheva son souper et s’en alla faire le tour de la maison où il nota en effet des vides aux cuisines comme parmi les valets. Sur quatre-vingts personnes employées par les Luynes, il en manquait une bonne vingtaine. Du coup, il rassembla ceux qui restaient et leur tint un discours bref mais musclé : si la Duchesse décidait de quitter son hôtel, elle le leur ferait savoir. En outre, il existait bel et bien un héritier, un petit duc, et lui-même, chevalier de Malleville, saurait lui conserver ses serviteurs : au moins ceux qui en valaient la peine. Les autres pouvaient aller se faire pendre ailleurs… à leurs risques et périls ! La mercuriale porta ses fruits et le majordome vint l’assurer, l’échine courbe, qu’il n’y aurait plus de défections et que lui-même en faisait son affaire…

Tranquillisé sur ce point, Gabriel vérifia la fermeture des portes et des volets puis, au lieu de regagner son logis, s’établit dans l’antichambre de Marie un pistolet chargé à portée de main et son épée entre les jambes : parmi les serviteurs en fuite, il pouvait s’en trouver qui eussent emporté les moyens d’introduire un ennemi quelconque. Supprimer la duchesse ferait disparaître les problèmes qu’elle posait. L’inquiétude gardant l’esprit en alerte, il ne ferma pas l’œil. Mais il ne se passa rien…

Marie non plus ne dormit guère. En dépit de l’assurance qu’elle s’obligeait à afficher, elle avait conscience que son sort dépendait plus que jamais de Claude. Il était homme d’honneur sans doute, mais il fallait tout de même compter avec son quarteron d’amis bien « intentionnés ». Tous la détestaient et elle les imaginait accrochés à lui comme des guêpes autour d’un pot de miel. Saurait-il leur résister ? La parole donnée à Malleville et les souvenirs d’un passé si proche garderaient-ils assez de poids ?

La journée se traîna, interminable. Marie la passa en robe de chambre, les cheveux dénoués, prête à se jeter dans son lit à tout instant et incapable d’avaler la moindre nourriture. L’agitation aidant, quand le jour commença à baisser, elle se sentait vaguement fiévreuse et son miroir lui renvoyait une image angoissée aux yeux trop brillants. Que l’attente se poursuive encore vingt-quatre heures et elle serait très réellement malade.

— C’est à devenir folle ! ne cessait-elle de répéter à une Elen aussi désemparée qu’elle-même et qui ne savait plus à quel saint se vouer.

Enfin, au moment où les portes de l’hôtel allaient se fermer pour la nuit, un carrosse attelé de six chevaux et passablement boueux s’engouffra sous le porche. Marie arrêta sa promenade fiévreuse et regarda Elen, les yeux dilatés.

— Va voir !

Sa chambre en effet donnait sur le jardin. La jeune fille se précipita dans le cabinet, revint aussitôt :

— C’est lui, madame ! C’est Monseigneur ! Malleville est en train de l’accueillir au bas des marches.

Sans répondre, Marie arracha sa robe de chambre et se jeta dans son lit, non sans avoir récupéré au passage une goutte de parfum et interrogé son miroir d’un œil inquiet. Les dalles de l’escalier résonnaient sous le pas solide de celui dont elle attendait tout… et d’abord la seule vie qui pût lui convenir. La voix de Gabriel se fit entendre au seuil du cabinet où Elen était retournée :

— Monseigneur le duc de Chevreuse !

L’émotion de Marie fut si forte qu’elle se mit à pleurer et lorsque le visiteur s’approcha du lit, il vit sur les oreillers que la chevelure couvrait en partie une femme aux yeux clos d’où coulaient des larmes. Seule la tête était visible, les draps brodés et la courtepointe de soie blanche étaient remontés jusqu’au menton.

— Madame…, commença-t-il, sans aller plus loin. Elle n’avait pas l’air de l’entendre et n’ouvrit pas ses yeux dont les larmes continuaient de couler. Or il s’attendait à des reproches formulés de ce ton ironique et mordant dont il gardait le souvenir. Cette douleur muette le désarçonna. Il ignorait bien sûr que, tout en pleurant, Marie l’observait à travers ses longs cils. L’image était certes un peu brouillée mais satisfaisante tout de même. Elle put le voir tourner la tête à gauche et à droite pour s’assurer qu’ils étaient seuls. Alors il se pencha :

— Marie ! murmura-t-il. C’est moi, Claude. Regardez-moi au moins ! Pourquoi pleurez-vous ?

— Vous le demandez ?…

— Certes ! Malleville m’a dit que vous êtes malade : que pensent vos médecins ?

— Des âneries puisque ce sont des ânes ! Et que pourraient-ils comprendre à la douleur d’une femme rejetée de tous, abandonnée au sort cruel dont ses ennemis rêvaient pour elle, tourmentée par ses beaux-frères qui veulent la chasser de sa maison, l’éloigner de ses enfants…

— Mon Dieu ! Est-ce possible ?

Il s’assit sur le bord du lit et faute de trouver une main cachée sous les draps, sortit son mouchoir pour essuyer doucement le visage mouillé.

— Ouvrez les yeux, Marie, et regardez-moi ! Je ne peux pas supporter de vous voir dans cet état…

— Qu’est-ce que cela peut vous faire ? Alors que c’est vous qui m’avez donné le coup de grâce… Je vous en supplie, laissez-moi à mon destin ! Allez-vous-en, Monseigneur ! Je n’ai plus rien à vous dire… Si Dieu m’accorde rémission, je me retirerai dans un couvent…

— Vous, moniale ? Allons donc ! Vous n’y résisteriez pas.

Cette fois elle ouvrit les yeux – deux lacs bleus chargés de nuages ! –, dardant sur lui un regard sévère :

— Qu’en savez-vous ? Fontevrault, ce refuge des reines blessées dont l’abbesse est princesse, me conviendrait assez et, au moins, le silence se ferait sur moi après les éclats d’une passion que je déplore à présent !

— Vous regrettez de m’avoir aimé ?

— Oh oui ! Si j’avais écouté d’autres prières que les vôtres, je ne souffrirais pas sottement à cause d’un homme qui ne le mérite pas… qui ne me méritait pas et qui, après m’avoir poussée au scandale, me refuse réparation et hurle avec les loups…

Le malheureux semblait si déconfit que Marie eut soudain envie de rire. C’était, bien entendu, la dernière chose à faire.

— Ne croyez pas cela, Marie ! J’étais, je serai toujours votre ami.

— Mon ami ? Vraiment ? Jusqu’à maintenant vous étiez mon amant et j’imaginais que vous en étiez fier…

— Je choisis mal mes mots, pardonnez-moi ! Je voulais dire que je ne cesserai jamais de vous aimer…

— En ce cas prouvez-le !

— En vous épousant ? Je donnerais ma vie pour ce bonheur… mais ce serait offenser le Roi et vous savez la fidélité que je lui garde.

— Non, je ne sais pas ! Si elle ressemble à celle que vous me juriez naguère, notre sire ne s’en trouvera pas beaucoup plus riche ! Quel genre d’homme êtes-vous donc, Chevreuse ? Ou plutôt en êtes-vous seulement un ?

— Madame ! Vous m’offensez !

Sans lui répondre, elle s’assit dans son lit en se tournant à demi pour bourrer ses oreillers de coups de poing. Ce faisant elle découvrît le haut de son corps, offrant ainsi à Chevreuse le ravissant spectacle de ses épaules et de ses seins à peine couverts d’une fine batiste blanche et de dentelles de Malines que la violence de son mouvement – habilement calculé ! – animait d’une vie troublante. En même temps, son parfum intensifié par la chaleur du lit enveloppa le Duc en réveillant des souvenirs encore trop frais pour ne pas le mettre mal à l’aise. Achevant son mouvement, Marie s’adossa à ses coussins et sans remonter les draps croisa les bras sur sa poitrine en soupirant :

— Où voyez-vous offense ? Il ne suffit pas d’être guerrier valeureux ni même de pouvoir soumettre un corps de femme à son désir sans y être trop maladroit pour être vraiment un homme ! Il faut surtout avoir le courage de vivre à la hauteur de son nom et de son rang en dédaignant les petitesses d’autrui… et en sachant ce que l’on veut.

Elle leva les bras pour soulever quelques mèches de sa somptueuse chevelure et les rejeter en arrière, puis s’étira avec une grâce de chatte. Claude vira à l’écarlate et, incapable de se maîtriser plus longtemps, voulut se jeter sur elle. Mais cela aussi était prévu. Marie évita souplement la charge d’un corps dont elle connaissait le poids, glissa à terre et s’éloigna dans la chambre tandis qu’il s’affalait sur le lit :

— Tout beau, Monseigneur ! Je ne suis pas de celles que l’on force ! Voyez-vous je vous ressemble en ce sens que j’aimerais… infiniment retrouver nos folies de naguère, mais jamais plus vous ne me posséderez à moins de faire de moi votre épouse !

Il la regarda avec une douleur qui n’était pas feinte. Maintenant qu’elle était debout son indiscrète chemise ne cachait plus grand-chose de son corps.

— C’est impossible, Marie ! Le Roi…

— En voilà assez avec le Roi ! Cessez donc de vous abriter derrière lui ! Lui aussi me désirait il n’y a pas si longtemps au point de rendre l’Espagnole jalouse. Peut-être m’aimait-il… et m’aime-t-il encore, ce qui expliquerait cette détestation qu’il affiche. Pourquoi ne pas lui laisser la joie secrète de m’approcher sans irriter sa conscience ? Et s’il venait à me prier d’amour…

— Vous lui céderiez ? gronda Chevreuse.

— Il est le Roi et ne me déplaisait pas ! Je me comporterais alors en obéissante sujette… tout comme vous faites vous-même !