Juliette Benzoni

Marie des passions

PREMIÈRE PARTIE

MARIE ET LE CARDINAL

CHAPITRE I

REVOIR DAMPIERRE !

Chaque fois que Marie pensait à cet horrible jour où, sur la route du Verger, elle avait cru sa dernière heure sur le point de sonner, elle s’interrogeait et jusqu’à cet instant, ne s’était pas répondu. Que lui était-il arrivé alors ? Elle lui ressemblait si peu, cette soudaine soumission à une volonté divine qu’elle n’avait cessé de combattre au long de ses vingt-six ans d’existence ! Lassitude d’un épuisant combat où pendant des semaines, des mois, elle avait tenu à bout de bras les fils d’une conspiration si vaste que les limites lui en étaient inconnues et qu’elle avait vu se dissoudre par morceaux, comme un glacier au moment de la fonte des neiges, sans même qu’elle s’en rendît compte ? Remords d’avoir poussé à la chute le pauvre Chalais dont la mort affreuse hantait encore ses mauvais rêves ? Déception devant l’attitude si nouvelle d’un époux qu’elle pensait pouvoir mener à sa guise à la façon d’une marionnette ? Ou bien ultime comédie jouée avec brio : celle de la belle pécheresse qui s’en remet à Dieu et qui affronte son destin tragique dans la dignité et la prière ? Encore le rôle nécessitait-il un vrai courage : celui de refouler sa peur de la mort et sa rage d’en finir avec la vie sans en avoir exprimé tous les sucs au profit d’une image ultime d’orgueil et de crânerie…

Chose étrange, le beau vernis avait bien failli craquer lorsque, dans les deux cavaliers qui fondaient sur elle au triple galop puis l’évitèrent pour se ruer sur ses agresseurs, elle avait reconnu Gabriel de Malleville son ancien écuyer passé depuis trois ans aux Mousquetaires, et son ami Henri d’Aramitz. L’affaire fut vite réglée. Même à six ou sept, les malandrins ne pouvaient pas grand-chose contre deux épées qui devaient compter parmi les meilleures du royaume. Il est vrai que Peran, le cocher, d’abord tenu en joue, ne laissa pas sa part aux chiens après s’être débarrassé de son adversaire d’un coup de poing à assommer un bœuf.

Relevée en hâte par sa fidèle Anna, Marie se sentait les jambes un peu molles en remerciant ses sauveurs.

— Comment avez-vous su que l’on allait me faire un mauvais parti ? demanda-t-elle.

— Ce n’était pas difficile à deviner, répondit Gabriel. La mort du jeune Chalais a dressé contre vous toute sa parentèle et les bruits courent vite dans une ville en émoi. Monsieur d’Aramitz et moi avons demandé et obtenu sans peine un congé de Monsieur de Tréville. Soit dit en passant, vous avez là un admirateur !

— À quoi bon le préciser ? soupira Aramitz avec un fin sourire à belles dents blanches. Quand il s’agit de Madame de Chevreuse, cela est naturel.

Le jeune Mousquetaire était élégant, séduisant et de fière allure. Même offert en pleins champs et au milieu d’un chemin poudreux, son compliment restitua aussitôt à la Duchesse sa coquetterie intacte :

— En seriez-vous. Monsieur ?

— Certes, Madame et des plus fervents !…

Malleville, lui, n’apprécia pas :

— Nous ne sommes guère en situation de tourner le madrigal ! protesta-t-il.

— C’est vous qui avez commencé, Gabriel ! dit Marie en riant. Que faisons-nous à présent ?

— Nous allons vous escorter jusqu’au château du Verger où vous serez en sûreté puisque remise à la garde de Monsieur le prince de Guéménée, votre frère, à qui l’arrêt du Roi vous confie. C’est d’ailleurs afin que vous y parveniez saine et sauve que nous vous avons suivie. Nous aurons ainsi accompli notre… mission sans contrevenir aux ordres de Sa Majesté !

Marie fit la grimace :

— J’espérais mieux de vous, Malleville ! J’adore mon frère et j’aime beaucoup ma belle-sœur mais outre que j’ignore s’ils sont au Verger, je me demande ce qu’il en est, à cette heure, des sentiments familiaux. J’en veux pour exemple mon époux qui m’a plantée là sans sourciller en sachant pertinemment que j’allais droit dans un traquenard d’où je ne devais pas sortir vivante !

— Ne l’accusez pas, protesta Gabriel. Monseigneur est incapable d’une telle vilenie ! Il ignorait tout de l’embuscade et n’a fait que tenir la parole donnée…

— À qui ? Au Roi ?

— Cela va de soi. En lui accordant la faveur de vous faire quitter Nantes, lorsqu’il est venu plaider votre cause, le Roi y a mis une condition : il ne vous accompagnerait que jusqu’à la limite des terres Rohan-Guéménée qui devenaient pour vous terres d’exil… Une façon de l’assurer que l’ordre de mise à résidence ne le concerne en rien.

— Vraiment ? Mais dites-moi un peu comment vous pouvez être au fait de ces choses ? Les Mousquetaires ne gardent pas les portes des appartements…

— … et le feraient-ils qu’ils n’y écouteraient pas, Madame la Duchesse ! rétorqua Gabriel. Il se trouve seulement qu’Aramitz, ici présent, est en coquetterie avec une… dame de la Cour qui lui porte intérêt… et qui se montre fort entreprenante lorsqu’il s’agit de satisfaire une curiosité si féminine !

— Et aussi de rendre service à ses amis, compléta l’intéressé d’un air de modestie parfaitement jouée. Il n’est rien qu’elle ne soit prête à accomplir pour aider autrui ou simplement lui être agréable.

— En ce cas je lui rends grâce, et à vous aussi, Monsieur ! remercia Marie.

Elle mourait d’envie de demander le nom mais s’en abstint sachant qu’on ne le lui livrerait pas. Elle se promit toutefois d’y réfléchir quand elle aurait un peu de tranquillité : une dame – de la Reine Mère peut-être ? Assez introduite pour savoir ce qu’il se passait chez le Roi, assez belle pour séduire un homme de goût comme cet Aramitz, il ne devait pas en exister beaucoup… La question n’étant pas à l’ordre du jour, elle préféra répondre à celle que posait son ancien écuyer : si elle refusait de se rendre chez son frère, où comptait-elle aller ?

— Il est temps d’y réfléchir en effet. Voyons ! Dampierre m’est interdit et aussi Lésigny puisque je ne dois pas approcher Paris à moins de dix lieues. Ce qui exclut aussi les châteaux de mon père : Montbazon, Couzières et Rochefort en Yvelines ! D’ailleurs, il refuserait de me recevoir. Il ne me reste donc qu’une solution : l’étranger, sauf l’Angleterre si j’ai bien compris, et je crois que je vais choisir la Lorraine ! À défaut des terres de mon père, celles où ma mère, Madeleine de Lénoncourt, a vu le jour. J’y serai doublement en famille puisque mon mariage m’a faite princesse de Lorraine. Oui, je pense que c’est la meilleure solution… M’accompagnez-vous, Messieurs ? ajouta-t-elle avec l’un de ces sourires dont elle connaissait le pouvoir.

Aramitz jeta un coup d’œil à son compagnon et poussa un soupir à fendre un cœur de chêne :

— Ce serait une joie infinie pour moi, Madame…

— … mais vous manqueriez à votre devoir, et Malleville ne le permettrait pas ? Rassurez-vous, je souhaitais seulement vous éprouver. Demander votre escorte serait très mal reconnaître ce que vous venez d’accomplir pour moi. Et que je n’oublierai jamais puisque dès à présent je vous dois la vie. Adieu donc. Messieurs mes sauveurs, et encore merci !

— Un « au revoir » serait plus doux à entendre reprocha Aramitz en baisant la main qu’elle lui tendait.

— S’il ne tient qu’à moi, soyez certain que je mettrai tout en œuvre pour que nous partagions un jour ce plaisir. Ce sera à la volonté de Dieu !

À la surprise de Marie, le Mousquetaire se signa en marmottant :

— Que Son saint nom soit béni !

Ce qui fît rire Malleville :

— Ne vous étonnez pas, Madame, mon ami Aramitz est ce que j’appellerai un Mousquetaire d’impulsion. Comme moi-même, il a été séduit par le prestige, la tunique et le panache. Sans cela il serait peut-être déjà évêque !

— L’Eglise vous attire, Baron ? demanda la Duchesse.

— Depuis toujours et j’y reviendrai sans doute plus tard, mais pour le moment je me sens pleinement à l’aise chez les Mousquetaires ! L’existence y est… exaltante !

— Et l’uniforme vous sied tellement ! Eh bien, disons : à nous revoir !

— Ce sera un vrai et grand bonheur.

Sous l’œil légèrement goguenard de Malleville, il accompagna la Duchesse à sa voiture, l’aida à y reprendre place mais retint la main qu’il tenait encore pour y poser un baiser :

— Revenez-nous vite ! Le temps commence déjà à me durer !

Il était si charmant que Marie, un instant, partagea son regret : après tant d’horreurs, une histoire d’amour serait tellement rafraîchissante ! Gabriel, cependant, venait la saluer à son tour :

— Pas trop vite, soyez sage ! fit-il gravement. Ceux qui ont monté le traquenard qui vient d’échouer n’en resteront pas là ! Nous aviserons Monseigneur le Duc, votre époux, de ce qui vient de se passer mais il faut partir… loin, vous y tenir et prendre garde à votre entourage !

— Soyez sans crainte ! Je veillerai. Un mot encore ! Savez-vous quel chemin a pris mon époux ? Retourne-t-il à Nantes afin de « rendre compte », ou bien…

— Il rentre à Dampierre, où il attendra le bon vouloir de Sa Majesté. De toute façon, le Roi quittera Nantes demain. L’itinéraire prévu passe par Châteaubriant, Vitré, Laval, Le Mans, Chartres et Rambouillet : nous devons rejoindre en cours de route. Au moins trois semaines de voyage.

— En ce cas, je vais passer par Paris afin d’y prendre mes bijoux et ce dont je pourrais avoir besoin mais je ne ferai que toucher terre avant de me diriger vers l’est ! Dieu vous garde tous deux ! Et encore merci !

Et elle était partie, fière et digne sous le chaud soleil de ces derniers jours du mois d’août 1626 bourdonnant d’abeilles, de criquets et de guêpes qui allumaient de minuscules brillances dans la poussière soulevée par le galop des chevaux…



À présent, elle revenait par des routes enneigées sous un ciel bas mais calme et un temps relativement doux. Deux ans s’étaient écoulés sans qu’elle les vît vraiment passer, un peu comme dans un rêve parce que la Lorraine lui avait été aimable et accueillante !

Elle retrouvait intacte son impression d’agréable surprise en franchissant la frontière du duché souverain : c’était presque un autre monde tant la vie dans ce pays semblait facile. La rude splendeur de la Bretagne que Marie aimait tant semblait aux antipodes de cette contrée souriante. De vignes en champs de blé ou autres céréales, la Lorraine étalait une étonnante prospérité. L’air sentait bon la mirabelle mûre, et dans les villages dont presque toutes les maisons montraient des carreaux aux fenêtres, on ne voyait guère de misère.

Ce fut mieux encore à Nancy, grande cité riche et commerçante où l’imposant palais ducal s’ouvrit largement pour elle et où le duc Charles IV et la duchesse Nicole la reçurent en parente privilégiée. Ce qu’elle était, son mariage avec Chevreuse, prince lorrain issu de la maison de Guise, ayant fait d’elle leur cousine.

À dire vrai le plaisir – au moins apparent – montré par la duchesse Nicole en l’accueillant se nuança rapidement d’une certaine méfiance quand elle s’aperçut que son époux tombait amoureux de la nouvelle venue et que son mariage plutôt harmonieux jusqu’à l’arrivée de la sirène s’en allait tranquillement à vau-l’eau… Car Marie, sevrée d’amour depuis trop longtemps, n’eut aucune peine à faire de Charles son amant.

Loin d’être déplaisant, d’ailleurs ! À vingt et un ans – cinq de moins qu’elle et quatre de moins que sa femme –, c’était un beau garçon blond, grand, maigre mais bien musclé, doté d’une figure osseuse animée par des yeux bleus assez vifs et ornée d’un long nez. Aimable, bavard, peu fiable, volontiers brouillon au point qu’en lui donnant sa fille Nicole en mariage, le duc Henri son oncle – en fait, Charles n’était à tout prendre que prince consort, Nicole étant la Duchesse en titre – avait soupiré sans la moindre illusion : « Vous verrez que cet étourdi perdra tout !… » Charles, amoureux ardent, avait ce qu’il fallait pour séduire sa belle cousine et non seulement elle ne fit rien pour le décourager mais, au contraire déploya amplement ses grâces et se retrouva bientôt plus souveraine que la Duchesse.

Ce furent alors des fêtes, des joutes, des bals, des concerts, des ballets, des comédies, des chasses à n’en plus finir : « En moins de rien, elle brouilla toute la Cour et c’est elle qui donna commencement au mauvais ménage du duc Charles et de la duchesse sa femme car le duc était devenu amoureux d’elle et, lui ayant donné un diamant qui venait de sa femme et que sa femme connaissait fort bien, elle l’envoya le lendemain à la duchesse[1]. » Son orgueil, en effet, ne supporta pas qu’on lui offre les dépouilles de celle dont elle prenait le mari. Quoi qu’il en soit, si la pauvre Nicole conservait encore l’ombre d’une illusion, celle-ci se dissipa aussitôt. Quant à Marie, on ne put éviter de la taxer d’un brin de cruauté : il eût été plus simple de refuser le diamant…