Après sa visite à la porterie du monastère où l’on pouvait se procurer le baume, ce fut avec une sage lenteur qu’elle dirigea sa monture vers le but de son expédition. Et même quand elle put le voir au bout du chemin où elle s’engageait, elle s’arrêta, prise d’une forte envie de rebrousser chemin. Soudain, l’idée lui vint que le « grand diable » était déjà parti. Au fond, à la suite de la rupture, il n’avait plus de raisons de s’attarder… sinon… pour se reposer un peu de ses exploits nocturnes ?
Elle en était à ce point de ses cogitations quand elle remarqua une agitation devant le seuil du château sur lequel un personnage levait un bras en signe d’adieu cependant que deux autres se mettaient en selle. Et il lui sembla bien que l’un d’eux était coiffé d’un feutre, noir comme les plumes qui l’ornaient. Il fallait cependant s’en assurer. Aussi dirigea-t-elle Princesse derrière les buissons qui bordaient la route. Puis elle attendit…
Pas longtemps. Bientôt les deux cavaliers s’inscrivirent dans son champ de vision. Par chance, la voie campagnarde, étroite et creusée d’ornières profondes, ne permettait guère le galop, et elle eut largement le loisir de reconnaître l’Anglais, suivi d’un homme qui devait être son valet. À cet instant elle dut livrer un rude combat à sa conscience : Holland passait devant elle, à portée de voix, et rien n’était plus simple que lui remettre la lettre. D’autant qu’en le voyant au jour, il était facile de comprendre l’amour que lui portait Madame de Chevreuse et combien le renoncement lui était douloureux mais, si beau qu’il soit, Herminie découvrit qu’elle le détestait à cause de son air dominateur et arrogant. Si la fière, la folle Marie le suivait, c’était à un maître sans doute impitoyable qu’elle allait se livrer et sacrifier ce qui faisait sa vie, celles de plusieurs autres sans compter son honneur. Alors Herminie de Lénoncourt ne bougea pas…
Et même, elle attendit un long moment que le pas des chevaux se fût éteint dans la campagne. Après quoi elle s’en alla tranquillement porter une lettre dont elle savait à présent que le destinataire ne la recevrait jamais.
Une heure plus tard, elle était de retour à Dampierre et rendait à la Duchesse le billet au sceau de cire verte.
— Il est parti ce matin, dit-elle seulement.
En voyant Marie se lever avec agitation et faire, bras croisés, quelques tours dans sa chambre, elle sentit son cœur manquer un battement, redoutant une réaction extrême : par exemple ordonner que l’on fasse ses coffres et que l’on attelle afin de se lancer à la poursuite du fugitif. Elle se dirigea vers une fenêtre donnant sur les parterres et les canaux.
— Le vent se lève, émit-elle d’une voix mal assurée. Un paysan m’a dit que nous allions avoir de la tempête !
Marie s’arrêta pile devant elle :
— Pourquoi dis-tu cela ?
— Parce que c’est la vérité. En outre, le jour baisse. Il ne va pas faire bon voyager cette nuit…
— Cette nuit sans doute, mais pourquoi pas demain ?
Herminie n’eut pas le temps de répondre : un laquais, après avoir gratté à la porte comme il convenait, entrait dans le cabinet et s’inclinait :
— Madame la Duchesse veut-elle bien recevoir Mylord Montaigu qui arrive à l’instant ?
Absorbées par leurs pensées, aucune des deux femmes n’avait prêté attention aux bruits extérieurs mais Marie eut un cri de joie :
— Lui ? Mais quelle bonne surprise ! Qu’il monte, Lebleu ! Qu’il monte tout de suite !
Elle se dirigea rapidement vers sa chambre :
— Je dois être à faire peur. Viens m’aider, Herminie !
Celle-ci, étouffant un soupir de soulagement, se dépêcha de la suivre. Décidément, les Anglais se succédaient à un rythme soutenu dans la région mais celui-là, c’était vraiment le Ciel qui l’envoyait ! Presque toute la Lorraine savait qu’il s’agissait d’un ami… très particulier de Madame de Chevreuse, un ami qui avait eu le tort de déplaire au roi Louis et qui, ces jours derniers, jouissait encore de son hospitalité dans une prison qui s’appelait la Bastille. Il y avait donc gros à parier que son prochain entretien avec Marie n’avait guère de chance d’avoir Lord Holland comme principal sujet.
Pendant quelques minutes, elle s’activa avec Anna à parer la Duchesse qui, assise devant son miroir, s’y contemplait avec inquiétude :
— Il faudrait de la poudre ! J’ai beaucoup pleuré et je crains que les traces n’en soient visibles…
— Vous semblez un peu lasse, assura Herminie, mais cela vous sied et vos yeux ne sont pas rouges.
— Tu crois ?
Au sourire qu’elle s’adressait dans la glace en touchant ses lèvres d’un soupçon de rouge, Herminie comprit qu’elle était déjà convaincue. Un instant plus tard, recoiffée et parfumée, la tête haute et les mains tendues pour accueillir, Marie allait rejoindre le dernier en date de ses amants anglais. Adressant mentalement à la Providence une fervente action de grâces, Herminie tendit l’oreille de son mieux en rangeant les précieux objets disséminés sur la table de toilette. Il y avait gros à parier, la journée étant finie, que l’on offrirait l’hospitalité du château à l’arrivant et, pour peu que celui-ci s’attarde, du temps s’écoulerait. Peut-être suffisamment pour que Marie renonce à son projet de rejoindre Holland ?
En quittant sa chambre, la Duchesse avait ordonné :
— Que l’on ne me dérange pas !
Avec un haussement d’épaules fataliste, Anna sortit en emportant la cuvette de cristal où Marie s’était rafraîchie. Herminie en profita pour aller écouter à la porte qu’elle entrouvrit mais aucun son n’arriva jusqu’à elle… sinon, au bout d’un moment, un soupir et un :
— Ma déesse ! J’ai tant souffert d’être privé de vous ! Ce baiser me rend la vie !
Ce fut à nouveau le silence. Herminie referma discrètement et s’éloigna sur la pointe des pieds… la tête pleine de points d’interrogation.
CHAPITRE IV
OÙ BASILIO FAIT UNE PRÉDICTION
Marie n’alla pas rejoindre Holland.
La réapparition de Walter Montaigu, qui resta seulement deux jours avant de reprendre le chemin de la Lorraine, n’y fut pas pour grand-chose. C’était un homme charmant, un amant tout à fait convenable, et Marie l’appréciait, mais rien de comparable à la passion dévastatrice que lui inspirait Henry Holland. Et si, encore brûlante des heures passées dans les bras du fugitif, elle s’abandonna à lui dans la nuit qui précéda son départ, ce fut davantage pour lui faire plaisir que par envie personnelle. Une sorte de politesse !
En revanche, Montaigu apportait avec lui ce parfum d’intrigues de cour aussi nécessaire à Marie que les plaisirs de l’amour. À sa sortie de prison, Madame du Fargis avait réussi à l’introduire auprès de la Reine sous un habit ecclésiastique – la référence à la remuante marquise arracha une grimace à Marie qui commençait à trouver qu’elle tenait beaucoup trop de place, et surtout que c’était sa place à elle qui en faisait les frais ! – et tous deux avaient accordé leurs violons sur l’attention qu’il convenait de donner à la suite des événements : le mariage de Monsieur avec la fille du nouveau duc de Mantoue et son corollaire : l’adhésion de l’infante Isabelle-Claire-Eugénie, gouvernante des Pays-Bas, à l’accueil de Gaston et de sa « fiancée », le resserrement des liens avec l’Espagne par le truchement du marquis de Mirabel et enfin la grande affaire toujours pendante, la mise à l’écart voire l’élimination définitive de l’encombrant cardinal de Richelieu. Montaigu, pour sa part, avait reçu mission d’aller maintenir à bonne température les sentiments hostiles du duc Charles de Lorraine. En outre la signature du traité de paix avec l’Angleterre approchait et Walter Montaigu, renseigné par un espion, laissa entendre à Madame de Chevreuse que l’amitié du roi d’Angleterre lui était toujours acquise et qu’il se pouvait que son retour en grâce apparût en marge du document…
Lord Montaigu était un « ami » et sa présence à Dampierre, en l’absence de Chevreuse, n’avait rien d’extraordinaire. Il n’en était pas de même pour l’ambassadeur Mirabel à un moment où le maître des lieux était occupé, sous Casal, à en découdre avec des Espagnols. Il ne vint donc pas et Marie, une belle nuit, reprit la route du Val-de-Grâce mais, cette fois, elle y acheva la nuit dans la chambre de la Reine. À sa grande satisfaction : cet arrangement lui permit un long entretien avec la Reine, puis avec l’ambassadeur où elle trouva sans peine un terrain d’entente. Don Antonio de Toledo, marquis de Mirabel, était un Grand d’Espagne selon son cœur – mais pas selon ses sens ! – un diplomate fin et rusé, agréablement dépourvu de la morgue inhérente à sa caste lorsqu’il était en compagnie des dames. Il sut à merveille achever de convaincre Anne d’Autriche d’adhérer pleinement au mariage de son beau-frère avec la petite Gonzague. Elle y était assez naturellement disposée pour contrecarrer la Reine Mère, Marie de Médicis, qui n’en voulait à aucun prix parce que cela évinçait sa candidate, une cousine Médicis. Mirabel sut expliquer à la Reine que si son époux mourait « prématurément », il serait beaucoup plus difficile de faire valider aux yeux des Français un mariage conclu hors du royaume sans avoir reçu la permission d’en sortir et de convoler, et cela en pays ennemi : en un mot comme en cent, cela s’appelait trahir et la descendance d’un couple ainsi formé n’avait aucune chance d’accéder au trône. Pas davantage l’auteur de ladite trahison.
— D’ores et déjà, tout est prêt pour recevoir à Bruxelles le Prince et celle qu’il aime. L’infante Isabelle-Claire-Eugénie fera célébrer le mariage en sa présence avec l’éclat désirable…
— Sans doute, émit Marie qui au fond d’elle-même préférait de beaucoup Gaston veuf à Gaston marié, afin qu’il soit libre d’épouser sa belle-sœur, si Louis XIII quittait cette « vallée de larmes » mais pour se marier il faut être deux et Mademoiselle de Gonzague est toujours prisonnière à Vincennes en compagnie de sa tante et notre actuelle Régente n’a certainement pas la moindre envie de leur donner la volée ?
— On peut l’y contraindre… J’ai fait en sorte que le cardinal de Richelieu soit informé secrètement de cette incarcération arbitraire, ce qui lui permettra de prévenir le Roi, et je ne doute pas que ces dames ne recouvrent prochainement leur liberté. Cela fait, il nous sera facile d’organiser le départ du futur couple pour les Pays-Bas…
— Ma belle-mère sera furieuse, hasarda la Reine.
— … et contre son cher ami Richelieu. C’est pourquoi il sera prévenu en premier.
— Vous voulez brouiller la Reine Mère et son protégé ? demanda Marie.
— Exactement. Au regard de l’Espagne, Richelieu est beaucoup plus gênant que son maître dont il inspire les actions. Or, je sais de source sûre que l’actuelle Régente supporte de plus en plus mal les initiatives d’un protégé qu’elle espérait garder sous sa coupe sa vie durant. Voilà que l’obéissant serviteur se change en maître. Il fait sa propre politique, trop souvent contraire à celle de sa bienfaitrice, et elle le supporte très mal. Si on l’oblige à libérer Mademoiselle de Gonzague et Madame de Longueville, c’est Richelieu qu’elle rendra responsable de cette humiliation. Elle n’aura de cesse alors de le faire chasser du Conseil et renvoyer dans son évêché de Luçon dont il n’aurait jamais dû sortir.
— Brillamment imaginé ! applaudit Marie. Mais le Roi acceptera-t-il de se séparer d’un homme qu’il apprécie de plus en plus pour faire plaisir à une mère qu’il n’écoute plus autant…
— Il lui a tout de même confié le royaume alors que cet honneur, cette responsabilité aussi, revenaient de droit à Sa Majesté ici présente. C’est un signe, il me semble ?
— Et dont il faut tenir compte ! Vous parlez d’or, don Antonio, fit la Duchesse en riant. Quel que soit le moyen employé pour nous débarrasser de ce gêneur insolent, il ne peut que nous plaire…
— Si mon époux suit sa mère dans son ressentiment, elle n’en aura que davantage de puissance, murmura Anne d’Autriche, et toute latitude de me faire plus de mal !
— À chaque jour suffit sa peine, Madame, fit doucement l’Ambassadeur. Débarrassons-nous d’abord de Richelieu ! Il sera temps, ensuite, de faire entendre raison au Roi. Quand l’amitié sera renouée entre la France et l’Espagne, Votre Majesté aura un rôle prééminent à jouer…
— Ce rôle ne ferait aucun doute si j’avais le bonheur de donner un héritier au royaume, mais…
— Vous êtes plus belle que jamais, Madame, coupa Marie sincère. Votre époux ne manquera pas de s’en apercevoir quand il rentrera de guerre. J’ai remarqué qu’à ces moments-là, il s’est toujours montré plus empressé à remplir ses devoirs conjugaux. On peut l’y aider, si besoin ?
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