— Comment l’entendez-vous ? hasarda Madame du Fargis.

— Oh ! de la façon la plus simple : il existe des liqueurs, des philtres propres à exciter l’amour. Pourquoi n’en pas essayer un sur notre Sire ?

— Encore faut-il ne pas se tromper, fit gravement Mirabel. On trouve ce que l’on veut dans certaines officines, en France aussi bien qu’en Espagne sans doute, mais cela oblige à beaucoup de circonspection et savoir à qui l’on s’adresse. Il ne s’agit pas d’enherber le Roi sous le prétexte de le rendre plus vaillant au déduit…

— C’est une tâche que j’assumerai volontiers, dit Marie. Vous avez entièrement raison, don Antonio, en précisant qu’il ne faut pas se tromper mais je connais, moi, un homme savant et sage, et de qui nous ne pourrions attendre que le meilleur…

— Il est à Paris ? demanda Madame du Fargis.

— Non. Sur l’une de mes terres et je n’ai jamais eu qu’à me louer de sa science et de ses conseils. Traité par lui, le Roi ne subira aucun mal. Au contraire… Voulez-vous que je m’en charge ?

Elle s’adressait à la Reine, craignant que son étroite piété ne renâcle devant une pratique qui, selon elle, devait fleurer la sorcellerie, et celle-ci lui offrit un sourire tremblant :

— Si vous en répondez, Duchesse, j’accepterai d’employer ce moyen. Je sais la qualité d’une amitié qui m’est, vous le savez, infiniment chère et précieuse entre toutes…

— Oh ! j’en réponds comme de moi-même, ma Reine ! Ce qu’il me remettra – s’il accepte, ce qui n’est pas encore certain car c’est un homme à principes – ne pourra que nous donner entière satisfaction. Je m’étonne d’ailleurs de ne pas y avoir songé plus tôt… ajouta-t-elle plus bas.

En même temps, elle se reprochait d’avoir parlé trop vite. Elle n’aurait sans doute guère de peine à obtenir de Basilio une liqueur adéquate. Se poserait alors la question de savoir à qui l’on confierait la tâche délicate de la faire avaler à Louis et, dans ce rôle, elle ne pouvait se fier qu’à elle-même puisque la principale intéressée, la Reine, n’avait aucune possibilité d’agir : son époux la tenait déjà en très suffisante suspicion. Alors ? La du Fargis était en train de chercher à haute voix comment il faudrait s’y prendre…

— Nous n’en sommes pas là ! coupa Marie agacée. Il faut d’abord que, moi, je réussisse et le Roi qui est en Piémont n’est pas à la veille de rentrer… Moi non plus, à ce que l’on dirait, ne put-elle s’empêcher de soupirer.

Ce regret que son amie ne pouvait retenir émut Anne d’Autriche. Elle se leva pour venir la prendre dans ses bras :

— Ayez confiance, Marie ! L’impossible sera tenté pour obtenir votre retour auprès de moi. J’ai grande confiance dans l’influence du roi d’Angleterre dont l’amitié pour vous ne se dément pas à ce que l’on m’a dit.

— Je ne l’en remercierai jamais assez, murmura-t-elle quasi machinalement.

Le traité de paix, ne pouvant être signé qu’une fois Louis revenu en ses palais, lui semblait subitement lointain. Restait à savoir si Charles Ier obtiendrait gain de cause. Ces entrevues furtives à l’abri des murs d’un couvent l’amusaient moins, lui laissant un goût d’inachevé et soulignant amèrement son statut d’exilée.



En rentrant au château, elle remâchait ce qui s’était dit. À cet instant elle aurait donné avec joie son joli Dampierre, Chevreuse et le duché pour une petite chambre au Louvre ou à Fontainebleau ! Cependant, elle n’était pas femme à s’appesantir longuement sur ses états d’âme. Elle voulait, de toutes ses forces, reprendre son rang, sa place. Elle le voulait au point d’avoir renoncé à la belle aventure avec l’homme qu’elle adorait, et peut-être son idée soudaine de faire appel à Basilio venait-elle de cette décision. Si quelqu’un pouvait lui prédire ce qui l’attendait c’était assurément le vieux mage florentin et elle se reprochait de n’y avoir pas songé plus tôt. Il est vrai qu’elle avait été plus qu’occupée. Vrai aussi qu’elle était d’une certaine façon assignée à résidence et que Lésigny appartenait à présent à son fils, mais elle n’en décida pas moins de s’y rendre le plus rapidement possible. Le jeune Louis-Charles était à Luynes en ce moment : il ne pouvait donc être question de l’accompagner à Lésigny, ce qui eût paru naturel à de probables espions. Elle décida d’y aller seule – avec Herminie, et au grand jour. Après tout, le Roi et son Cardinal étaient loin et il était normal qu’en l’absence de son fils elle s’occupe de ses biens ! Il serait préférable évidemment que Basilio consentît enfin à venir s’installer à Dampierre mais – et Dieu seul savait pourquoi – il avait toujours refusé de quitter ses bois de Lésigny, sa tourelle, son antre de sorcier parce que, répétait-il avec obstination, c’était l’endroit où il se trouvait le mieux, l’endroit aussi où l’Esprit lui parlait plus volontiers. En conséquence il fallait aller à lui, et d’urgence ! Aussi, dès le lendemain, Marie s’embarquait avec Herminie enchantée de l’aventure dans son carrosse sans armoiries mené par le seul Peran, et gagnait Lésigny où, bien sûr, personne ne l’attendait, ce qui n’empêchait pas la maison d’être entretenue. L’intendant et les quelques serviteurs qui y étaient attachés faisaient en sorte de n’être jamais pris au dépourvu s’il prenait fantaisie au maître ou à la maîtresse d’en franchir le seuil. Il était arrivé, en effet, que le Roi y vînt. Les bois d’alentour, giboyeux à souhait, en faisaient un domaine de chasse de premier ordre. La Duchesse et sa suivante y furent donc reçues le plus naturellement qui soit.



En pénétrant dans la demeure de son pas rapide, Marie ordonna que l’on prépare son dîner et s’informa de celui qu’elle venait voir.

— Maître Basilio est encore ici, j’imagine ? demanda-t-elle à Ferrand l’intendant.

— Oh ! Il ne se serait pas permis de s’éloigner sans en avertir Madame la Duchesse. Dois-je le prévenir ?

— C’est mutile ! S’il n’a pas entendu la voiture, je me rendrai chez lui…

Mais elle n’eut pas à se donner cette peine. Basilio avait entendu et, quand elle entra dans sa chambre pour y laisser son ample mante à capuchon, ses gants et son masque – comme toutes les nobles dames de son temps elle en portait un pour protéger son teint des outrages extérieurs comme la pluie ou la trop grande ardeur du soleil – elle le trouva debout au milieu de l’élégante pièce, les mains au fond des manches de sa longue robe noire. Et tellement semblable au souvenir qu’elle gardait de leur dernier revoir que le temps lui parut s’effacer. C’était toujours le même petit bonhomme à cheveux gris et à barbe pointue – il devait les entretenir car ils gardaient une égale longueur ! Les sourcils broussailleux abritaient les mêmes yeux vert mousse vifs et pétillants. Tout était à sa place habituelle dans ce visage où les rides peut-être s’accusaient davantage, du drôle de nez retroussé à la grande bouche mobile, si facilement ironique. Quant aux vêtements, imprégnés d’une odeur indéfinissable mais plus forte que par le passé, Basilio ne devait pas en changer souvent. À l’exception de la petite fraise blanche nouée d’un ruban entourant son cou et qu’il devait faire laver de temps en temps. Et le pompon rouge s’agitait toujours au sommet de l’étrange cône tronqué en feutre noir servant de coiffure au personnage.

En voyant Marie entrer, il se plia gravement en deux pour la saluer :

— Il y a bien longtemps que tu n’as fait à Basilio l’honneur d’une visite. Madame la Duchesse, déclara-t-il d’une voix un peu chuintante dont elle conclut qu’il avait dû perdre une dent ou deux. Bientôt trois ans !

— Ne vous en prenez qu’à vous-même ! Pourquoi refuser toujours aussi obstinément de venir vous installer à Dampierre ? Nous pourrions nous voir tous les jours.

— N’oblige pas Basilio à répéter perpétuellement la même chose ! Il est bien dans la maison de la Galigaï où tu lui as permis de rester pour sa sauvegarde. Il veille sur son souvenir et il sait qu’elle lui en est reconnaissante.

Un frisson courut le long du dos de Marie à l’évocation de celle dont elle s’était retrouvée l’héritière sans en posséder aucun droit sinon, peut-être, d’avoir été l’une des très rares personnes qui l’aient appréciée sinon aimée. Basilio faisait partie de cet héritage et, avec le temps, il était devenu son recours à défaut de sa conscience dont il s’efforçait pourtant de faire entendre la voix. Leurs relations, baroques, étaient établies sur une curieuse règle de politesse. L’astrologue – il était aussi alchimiste et bien d’autres choses encore ! – n’ayant jamais réussi à se débarrasser du tutoiement égalitaire cher aux Florentins en usait avec elle, mais sans oublier de lui donner son titre, et quand il parlait de lui-même c’était à la troisième personne.

— En outre, conclut-il, les gens d’ici sont habitués à Basilio. Ils ne le craignent pas, au contraire, et quand ils ont besoin de secours…

— Et moi, soupira Marie, je passe après ces gens-là. Eux, ils vous ont sous la main tandis que je dois faire des lieues de chemin pour avoir votre aide, vos conseils !

Basilio renifla :

— Mes conseils ? Il me semble que tu ne les suis guère, Madame la Duchesse. Basilio t’avait formellement recommandé d’éviter de salir tes mains dans le sang d’un homme ?

— Je refuse cette accusation ! Ce malheureux n’a eu besoin de personne pour tisser son propre destin en voulant jouer double, et même triple jeu, en essayant de plaire à tout le monde, de tout gagner sans rien donner en échange… Dieu ait son âme, mais ce n’était qu’un étourneau ! Mille tonnerres, Basilio ! explosa-t-elle. Je ne pouvais pas deviner qu’il agirait aussi follement !

— C’est toi qui l’as rendu fou. L’as-tu au moins payé ?

Se sentant rougir, Marie se détourna pour s’approcher du feu :

— Non, murmura-t-elle. Il n’a pas été mon amant. Je m’étais seulement promise si… Lui céder eût été tout compromettre.

— C’est ce qui s’appelle avoir le sens des affaires ! soupira le petit homme. Méfie-toi cependant : la haine que tu as soulevée chez ceux qui le pleurent n’est pas encore retombée. Tu as failli en mourir. Elle pourrait refaire surface et se manifester. C’est de cela dont tu viens parler avec Basilio ? Ou, puisque nous parlons affaires, en as-tu une nouvelle sur le feu ?

— Oui, et de grande importance. Il s’agit du sort du royaume…

— Rien que ça ?

— Si vous me laissiez finir ? J’aurais dû dire de celui de la Reine avec lequel il se confond. Il faut un héritier.

La broussaille grise qui tenait lieu de sourcils au Florentin remonta jusqu’au milieu de son front :

— Ce n’est pas nouveau, mais qu’est-ce que le pauvre Basilio y peut ?

— Beaucoup ! Asseyez-vous et écoutez-moi !

Avec la clarté qu’elle savait mettre dans ses propos lorsque le but poursuivi lui tenait à cœur, elle exposa qu’il avait fallu renoncer plus ou moins à jouer la carte Gaston d’Orléans contre son frère parce qu’il semblait de plus en plus difficile de compter sur lui. De plus il était tellement coiffé de la petite Gonzague qu’il était capable de l’épouser même au cas où le Roi viendrait à mourir :

— Nous allons donc l’aider à fuir aux Pays-Bas où il pourra être heureux à son aise. En France il y a mieux à faire : l’entente entre la Reine Mère et Richelieu semble se fragiliser de jour en jour et c’est très bien ainsi parce que ce qui importe est de libérer le Roi d’une influence aussi fâcheuse. Le Cardinal est l’ennemi de la Reine contre laquelle il ne cesse d’indisposer Louis. Or c’est elle qui porte l’espoir des gens de bon sens et il faut que son époux en revenant de guerre se prenne pour elle d’un renouveau d’amour. Car il fut un temps où il s’en approchait volontiers… Nous devons retrouver ce temps-là. Si Marie de Médicis parvient à faire renvoyer le Cardinal, Louis se sentira seul. Il devra se tourner vers celle qui porte avec lui la couronne. Hélas, il lui témoigne à présent un éloignement sans cesse grandissant. Autrement dit : nous avons besoin d’aide pour lui faire reprendre régulièrement le chemin de son lit…

— Quelle sorte d’aide ?

— Voilà une question dont la réponse devrait apparaître clairement à un homme de science tel que vous, maître Basilio. Pourquoi pas un… philtre d’amour ?

Le petit homme sursauta si violemment que le tabouret sur lequel il était perché tomba au sol :

— Tu prends Basilio pour un sorcier, Madame la Duchesse ? Ce qu’il n’est pas, grâce à Dieu ! Un philtre d’amour ? Pas plus ? Qu’est-ce que Basilio a bien pu te faire pour que tu veuilles l’envoyer en prison ?

— Tout de suite les grands mots ! Et pourquoi pas le bûcher pendant que vous y êtes ? Je ne vous demande pas de faire passer le Roi de vie à trépas mais d’aider sa nature à rejoindre celle qui devrait être l’unique objet de ses soins ! Je suis persuadée qu’en rentrant au Louvre, il ira passer un moment dans son lit mais un moment ne suffit pas. Il doit y en avoir d’autres, et répétés, afin d’avoir une certitude… Et vous ne pouvez pas me refuser cela ! conclut Marie triomphalement.