— Pas que je sache.

— Voilà bien l’ingratitude des souverains ! Tant que ce pauvre Buckingham entretenait la zizanie dans son ménage, nous étions vous et moi les meilleurs intercesseurs du monde mais comme l’harmonie est revenue à présent, il n’y a plus aucune raison de me ménager. N’importe ! Tout cela n’a guère d’importance et je n’ai plus besoin d’eux !

— Comment cela ? Et comment l’entendez-vous ?

— De la façon la plus naturelle qui soit ! Je sais que mon exil pourrait prendre fin dans un avenir assez proche sans que j’aie trop à me soucier de me répandre en grands mercis.

Claude écarquilla les yeux, regarda sa femme comme s’il doutait de sa raison et s’en prit à sa moustache qu’il tirailla un moment d’un air pensif puis, toussotant pour s’éclaircir la voix :

— Seriez-vous sorcière ? fit-il mi-figue mi-raisin.

— Et pourquoi pas ? C’est dans les campagnes qu’elles abondent et voilà des mois que je suis devenue campagnarde ! Allons souper !

Là-dessus, elle éclata de rire, le prit par le bras et l’entraîna vers la table que l’on venait de servir. La soirée se déroula agréablement. Marie fut d’une humeur charmante, ce qui soulagea beaucoup le malheureux Claude. L’attitude si nouvelle de sa femme l’enchantait. Ne croyant guère à l’invraisemblable prédiction qu’elle lui avait délivrée, il commençait à envisager une suite de jours paisibles sur ses terres en compagnie d’une épouse qui semblait ne plus songer qu’à lui plaire. Aussi se crut-il le jouet d’un mauvais rêve quand, au dessert, tout en picorant les grains dorés d’une grappe de raisin, elle lui demanda quand il comptait rejoindre la Cour…

— Rejoindre la Cour ? s’étrangla-t-il. Mais pour quoi faire ?

— Cela tombe sous le sens : y tenir votre rang… notre rang.

— Mais Marie, vous oubliez que vous êtes frappée d’exil ?

— Pas vous, que je sache ! Or, il me paraît de la première importance qu’on vous y voie, vous. D’autant plus que le Roi vous garde son affection. Il pourrait même être heureux d’imaginer que vous pourriez le préférer à moi.

— Qui, vous connaissant, le croirait ?

— C’est galant et je vous en remercie, mais il vous faut comprendre que nous faire oublier serait la pire des fautes ! Il faut que l’on vous remarque dans la chambre du Roi, à sa table, à la queue de son cheval lorsqu’il chasse. Et surtout montrer un visage aimable, souriant… Vous êtes auprès du maître que vous aimez et c’est pour vous le principal. Votre épouse est de moindre importance. Ayant commis des fautes elle en subit la juste punition en tournant vers Dieu les regrets de ses fautes et de ses folies. Quoi de plus naturel ? Je dirais même de plus respectable ? Madame de Chevreuse est entrée dans la repentance et vous mettez votre point d’honneur à poursuivre votre service auprès du Roi. Vous comprenez ?

— Certes, certes ! Présenté de la sorte, il semblerait que ce soit la bonne attitude à adopter mais…

— Pas de mais, mon ami, si vous voulez tout savoir, il m’est nécessaire, à moi, de vous savoir là-bas.

— Mais pour quelle raison ?

— Vous savez combien je suis attachée à la Reine et combien je me soucie de son sort. Elle est entourée d’ennemis, souvent en butte à de mauvais conseillers. Que ce soit la Reine Mère ou Monsieur, c’est à qui fera de son mieux pour lui rendre la vie impossible et jusqu’à présent ils n’ont que trop bien réussi à jeter le ménage royal dans toutes les ornières possibles…

— Il me semble que vous y avez contribué plus ou moins, vous aussi, remarqua Chevreuse qui n’était pas totalement dépourvu de mémoire.

— Je ne dis pas non mais les temps ont changé, ainsi que les gens, et je vous assure que si j’avais pu effectuer mon retour, j’aurais tenu les mains avec le maximum de mes forces au rapprochement du couple royal. Il faut que le Roi cesse de se défier de son épouse, qu’il la visite plus souvent…

— Peut-être avez-vous raison, mais à quoi pensez-vous ?

— À ceci : le royaume aura la paix et nous les grands pourrons combattre plus efficacement ce maudit Richelieu qui est notre ennemi quand la Reine, enfin, aura conçu et donné un héritier. Vous êtes proche de Louis XIII… et vous devez pouvoir œuvrer dans ce sens.

— Je ne demande pas mieux mais je ne vois pas comment ? Vous n’essayez quand même pas de me faire comprendre que je dois renouveler l’exploit du défunt Luynes votre premier époux qui, un beau soir, a pris le jeune Roi sous son bras pour le porter tout gigotant au lit de sa femme ? Nous n’avons plus, l’un et l’autre, l’âge de ces gamineries…

— C’est dommage. Néanmoins, vous pourriez agir de façon différente.

— Laquelle ?

— Je vous le dirai plus tard parce qu’il me faut réfléchir encore. Pour le moment, allez reprendre votre place, montrez-vous agréable et – pourquoi pas ? – indispensable en tant que bon compagnon. Ce que vous ferez à merveille. Et surtout, surtout tenez-moi au fait de quelque événement dont vous pourriez être le témoin. En un mot : soyez mes yeux et mes oreilles..



La nuit qui suivit acheva de convaincre Chevreuse, point trop mécontent au fond de prendre à nouveau sa part de la vie captivante de la Cour et de retrouver ses habitudes urbaines. L’été allait vers sa fin et il ne serait pas fâché de se réinstaller dans son bel hôtel de la rue Saint-Thomas-du-Louvre et de le ramener à une vie mondaine disparue au moment de la fuite de Marie vers la Lorraine. En dehors des chasses, la campagne en hiver n’avait rien de fort récréatif. Aussi, dès le lendemain Claude rejoignait-il Fontainebleau où le Roi, à son retour de la guerre, avait retrouvé les Reines. Les Chevreuse y possédaient un hôtel agréable où le Duc ne fit que toucher terre : enchanté de se voir préféré aux charmes ensorcelants de la belle Marie, le Roi logea auprès de lui ce compagnon dévoué et sans malice qui devait lui sembler reposant…

On était alors au début du mois de septembre et la Cour attendait le retour du cardinal de Richelieu dans une atmosphère étrange où s’agitaient les sentiments les plus divers : le Roi avec impatience, la Reine avec une inquiétude mitigée de crainte et d’espérance dans les plans que ne cessaient d’ourdir Madame de Chevreuse et l’ambassadeur d’Espagne, et Marie de Médicis avec la mauvaise humeur permanente qu’entretenait chez elle un entourage ultramontain farouchement hostile à la politique du Ministre et mené par le cardinal de Bérulle.

Le 14 septembre, le Roi se mit en chemin pour aller au-devant de Richelieu qui revenait par la route du sud. C’était là une faveur inouïe qui donna beaucoup à penser, plus encore à commenter. La rencontre se fit à Nemours et avec une chaleur à laquelle Louis XIII n’avait pas habitué ses contemporains : il descendit de cheval tandis que le Cardinal quittait son carrosse, et les bras ouverts marcha vers lui pour l’embrasser :

— Quelle joie de vous revoir enfin, Monsieur le Cardinal ! Vous ne sauriez croire à quel point vous me manquiez !

— Ce sont paroles bien douces à entendre, Sire ! Votre Majesté ne saurait croire combien elles sont précieuses et encourageantes pour son plus fidèle serviteur !

— Donnez-moi des nouvelles de votre santé ! Les fortes chaleurs du Languedoc ne l’ont point trop incommodée ?

— Point trop et le bonheur de servir le Roi et le royaume a toujours été pour moi le meilleur des remèdes. Grâce à Dieu le royaume est en paix à présent et le restera…

— Nous l’en remercierons ensemble ! Rentrons maintenant !

Comble d’honneur, Louis XIII tint à monter dans la voiture de son Ministre afin de pouvoir parler plus commodément – et surtout sans témoins ! – tandis que l’on regagnait Fontainebleau. Richelieu y reçut l’hommage de toute la Cour, salua Anne d’Autriche qui lui offrit une main languissante et un sourire contraint. Puis, remarquant l’absence de la Reine Mère, il s’inquiéta de sa santé et se dirigea vers son appartement avec ce naturel que donne l’habitude.

Elle y était en effet : debout en grand habit, au milieu de son salon doré à demi plein de ses familiers, elle bavardait avec Bérulle et les frères de Marillac, le Chancelier et le Maréchal. Aucun des trois n’était un ami de Richelieu même au temps où tous appartenaient à la maison de la Reine Mère. Il y avait beaucoup d’animation autour du groupe mais quand le Cardinal franchit le seuil, un silence se fit. Tout le monde se tourna en même temps vers la porte où, un instant, Richelieu s’immobilisa tandis que son regard vif parcourait l’assemblée. Son extrême acuité nerveuse lui faisait flairer quelque chose d’anormal, une sorte de danger. Néanmoins, levant haut la tête, il s’avança jusqu’à la Reine Mère devant laquelle, le sourire aux lèvres, il s’inclina profondément :

— Me voici, Madame, infiniment heureux d’être admis à présenter mes hommages à Votre Majesté…

Les paroles moururent sur ses lèvres quand, se redressant, il vit en face de lui le lourd visage de la Florentine qui semblait changé en pierre. Seuls, les yeux bleus à fleur de tête flambaient de fureur mais elle ne dit pas un mot. Levant une main à la hauteur de son visage, elle fit mine d’étouffer un bâillement puis, virant sur ses talons, tourna carrément le dos au Cardinal…

Celui-ci devint blême sous l’outrage. Les ailes minces de son nez se pincèrent. Un bref regard lui montra les visages réjouis des témoins de son humiliation. Il n’insista pas, salua brièvement et sortit à pas rapides tandis qu’éclatait derrière lui une explosion de joie de très mauvais goût. Parvenu au bas du degré, le Cardinal furieux et humilié n’hésita qu’un instant et, au lieu de gagner le cabinet de travail qu’il avait au château, remonta en voiture et rentra chez lui, dans la maison qu’il s’était fait construire à deux pas.



D’abord, il se rendit dans son oratoire et y pria un moment afin de laisser à son sang le temps de s’apaiser puis, après avoir ordonné qu’on ne le dérange pas, il s’assit à sa table de travail et écrivit deux lettres : l’une pour le Roi, l’autre pour la Reine Mère mais qui toutes deux exprimaient son désir de se retirer. À Louis XIII, il disait qu’étant donné la place prépondérante qu’occupait au Conseil la mère du Roi, récemment encore Régente du royaume, il ne pensait pas pouvoir continuer son œuvre en désaccord avec elle. À la Médicis, il exprimait sa surprise d’un traitement aussi insultant, n’ayant jamais eu conscience de ne pas gouverner avec son plein accord et n’ayant jamais cherché qu’à la bien servir, en toutes choses… Après quoi, ses deux épîtres remises à un courrier, il prit médecine et alla se coucher, autant pour se remettre des fatigues du voyage que pour réfléchir plus commodément. Le contraste entre les divers accueils qu’il venait de recevoir était par trop évident et l’insulte suivait de trop près le triomphe. Jusqu’à présent, la vieille mégère couronnée l’avait soutenu et il reconnaissait volontiers lui être redevable de sa carrière politique mais si, maintenant, elle devait se dresser contre lui – et faire ensuite ce qu’il faudrait pour que son fils partage ses vues à brève échéance –, il devrait naviguer avec une prudence extrême. Il ne doutait pas, en effet, que Louis XIII refuse sa démission, et cela promettait des séances particulièrement houleuses à un Conseil qui allait se partager en deux et qui, enlisé dans ses querelles, se révélerait vite ingouvernable. À moins que le Roi ne fasse preuve de plus d’autorité. C’était là que le bât blessait : accepterait-il de se dresser contre sa mère au bénéfice de son Ministre ? Car en ce qui concernait celle-là, Richelieu ne se faisait guère d’illusions : tant qu’on la caressait dans le sens du poil, elle ronronnait comme une grosse chatte mais, têtue, bornée et vindicative, elle ne pardonnait jamais aucune offense… Surtout celles que lui présentait son imagination. C’était ce qui était le plus grave, car le Cardinal ne lui avait jamais manqué en quoi que ce soit et avait au contraire pris grand soin de toujours la bien servir.

Au bout d’un moment il quitta son lit, se dirigea vers une armoire dissimulée dans un mur, semblable à celles qu’il faisait construire dans chacune de ses résidences pour des papiers secrets, y prit un coffret en fer dont la clé ne quittait pas son cou. Il renfermait quelques lettres jaunies dont la moindre pesait le poids exact de la hache du bourreau. Ces lettres, le Cardinal les avait fait récupérer chez une ancienne fille d’honneur de Marie de Médicis qui était aussi sa cousine par Isaac de Laffemas, son maître des « basses œuvres », autrement dit l’homme des vilaines besognes. Le sang avait coulé pour les obtenir mais elles avaient tant de prix que le Cardinal préférait oublier ces circonstances fâcheuses : elles représentaient pour lui la dernière sauvegarde au cas où la Médicis l’emporterait dans la guerre qu’elle venait de lui déclarer. À moins qu’elles ne précipitent sa chute à lui s’il venait à s’en servir afin que disparaisse l’un de ces secrets royaux si lourds à porter.