Mais ce fut bref. Il la prit quand ses gémissements annoncèrent qu’elle allait atteindre le point culminant de la jouissance, explosa en elle avec un cri rauque qui se mêla au sien puis se retira et s’enfuit. Elle était trop submergée par le bienheureux anéantissement de l’amour pour comprendre qu’il était parti. Elle ne le comprit qu’en sentant sur elle le courant d’air froid venu de la porte entrouverte Au bout d’un moment elle alla la refermer, fouillant du regard le jardin plein d’ombres incertaines parmi lesquelles aucune silhouette ne se détachait.

Songeuse elle revint vers le lit, cherchant à démêler ce qui venait de lui arriver. Chose incroyable, elle qui choisissait toujours ses amants avec tant de soin venait de se donner à un parfait inconnu qui pouvait être n’importe qui. Un voleur, peut-être ? Pourtant, sa sensibilité féminine lui soufflait qu’il s’agissait d’un gentilhomme : la douceur de ses mains, le parfum, le soyeux des moustaches et de la barbiche… Quant à savoir ce qu’il faisait là et pour quelle raison il s’était caché dans ce pavillon où personne ne venait plus pour autant qu’elle le sût ? Cependant, loin de l’inquiéter ce mystère l’amusa, l’intrigua… Cet homme, il faudrait qu’elle le retrouve. Ne fût-ce que pour reprendre avec lui les ébats délicieux trop vite interrompus et qui lui laissaient un goût d’inachevé… Quoi de mieux pour oublier qu’un nouvel amour ?

En attendant, il était plus que temps de remonter chez elle. Vite rhabillée, elle traversa le jardin en courant, réintégra sa chambre pour constater que Claude n’avait pas bougé d’un pouce. Il ronflait toujours avec une admirable sérénité. Elle se glissa auprès de lui en prenant garde de ne pas le toucher et attendit tranquillement l’heure du réveil officiel. Elle avait encore moins envie de dormir que tout à l’heure en dépit du bienheureux apaisement de ses sens. Ce qui la tenait éveillée à présent, c’était l’énigme représentée par le visiteur inconnu. L’idée lui vint que, peut-être, il s’était acquis une complicité parmi ses domestiques. Il fallait qu’il en fût ainsi pour avoir pu s’introduire dans le pavillon. À moins d’escalader les murs séparant son jardin de ceux du Louvre ? Mais alors dans quel but ? Personne ne pouvait imaginer qu’au lendemain de son arrivée, elle n’aurait rien de plus pressé que de rendre une visite nocturne au petit bâtiment de ses anciennes amours…

Un moment plus tard, tandis qu’à sa toilette elle cherchait comment s’y prendre pour en savoir davantage, on vint lui porter un billet en provenance du palais du Luxembourg : la Reine Mère voulait la voir et la recevrait aux environs de onze heures.

Elle en fut mécontente parce que justement elle se hâtait de se préparer pour se rendre au lever d’Anne d’Autriche avec qui elle avait l’intention de passer toute la journée : elles avaient tant de choses à se dire ! D’un autre côté, il était difficile de refuser une invitation qui ressemblait fort à un ordre. Mais que diable pouvait bien lui vouloir la vieille bique ?

Avec un soupir agacé, elle rédigea un court billet qu’elle fit porter au Louvre, prévenant la Reine d’un sérieux retard, demanda sa voiture et se fit conduire de l’autre côté de la Seine au grand palais neuf où Marie de Médicis entassait des trésors sans oublier ceux des demeures royales où elle avait opéré quelques prélèvements.

Marie la trouva dans sa chambre carrée, somptueuse à souhait, dont les hautes fenêtres donnaient sur les vastes jardins couverts d’une fine ouatine blanche : la neige était revenue avec le jour et si dans les rues de Paris elle se transformait vite en boue noirâtre, elle gardait son éclat immaculé sur les nobles étendues dessinées par les jardiniers. La Reine Mère n’y prêtait aucune attention, occupée qu’elle était à examiner le contenu d’une dizaine de coffres de taille respectable, grands ouverts sur les collections d’écrins qu’ils renfermaient. Sous les regards intéressés des portraits de membres de la famille Médicis, la vieille dame se livrait à son passe-temps favori : l’examen amoureux des centaines de bijoux qui composaient sa collection, l’une des plus importante d’Europe. Encore tous les coffres, cassettes et autres boîtes n’étaient-ils pas ouverts. Certains étaient posés à même le sol, d’autres se rangeaient dans des bahuts, cabinets ou armoires, celles-ci dissimulées dans les murs derrière certains tableaux.

En pénétrant dans cette pièce exceptionnelle, Marie eut l’impression d’entrer dans la caverne d’Ali Baba : autour de l’imposante dame et de la très jeune fille agenouillée près d’elle, c’était un ruissellement de couleurs allumées par les longues bougies rouges dont le jour gris et bas nécessitait l’assistance. Et la Duchesse ouvrit des yeux éblouis devant ce fabuleux trésor auprès duquel ses propres joyaux – magnifiques pourtant ! – faisaient petite figure. Elle n’aurait jamais imaginé que la Florentine pût en posséder autant.

Son arrivée n’était pas passée inaperçue. La Reine Mère, sans cesser d’aligner sur la table à coiffer placée devant elle les diamants et rubis non montés dont elle envisageait sans doute de composer une parure, lui cria :

— Entre, Maria, entre et viens t’asseoir près de moi ! Nous avons à causer.

— C’est que… je ne voudrais pas être importune et peut-être suis-je venue un peu tôt, mais comme le mot de Votre Majesté ordonnait de se hâter…

La vieille dame jeta à sa filleule un regard en coin :

— Qu’est-ce qui te prend de t’excuser quand on ne te demande rien ? Tu as bien fait de te dépêcher. Tu sais que je n’aime pas attendre… Prends ce tabouret et donne-moi ton avis : j’ai depuis peu fait l’acquisition de ces rubis balais qui sont fort beaux ainsi que tu peux voir, et je me demande s’ils feront plus flatteurs en collier ou en diadème.

— Il me semble que le collier s’impose. Etant donné leur nombre, il devrait être possible d’en tirer aussi des ornements de cheveux. Surtout si on leur ajoute ces diamants et peut-être quelques perles… C’est pour me demander mon avis que la Reine m’a fait venir au saut du lit ? susurra-t-elle, un œil sur la jeune suivante qui venait d’ouvrir un sachet de peau contenant justement des perles.

Ayant été absente deux ans, Marie ne l’avait jamais vue. Elle était très jeune – quatorze ou quinze ans tout au plus – mais annonçait déjà une foudroyante beauté : taille mince et élevée, maintien fier, somptueuse chevelure d’or, teint éblouissant et surtout les plus beaux yeux célestes qu’elle eût jamais vus – à part les siens propres. La belle enfant avait salué l’arrivante comme il convenait mais ensuite elle s’était concentrée sur son agréable tâche. La Reine Mère comprit le message muet :

— C’est vrai, tu ne connais pas encore ma nouvelle fille d’honneur ! Je te présente Marie de Hautefort. Sa grand-mère, Madame de La Flotte qui est fort de mes amies, me l’a confiée afin qu’elle puisse faire à la Cour un chemin digne de sa naissance et de sa beauté ! Elle n’a que quatorze ans mais elle est déjà superbe, tu ne trouves pas ?

— Dire le contraire serait pécher, fit Marie sincère. Dans cette robe rose, elle ressemble à l’aurore !

Au lieu de rougir, l’intéressée lui dédia un sourire moqueur :

— Madame la duchesse de Chevreuse est trop bonne ! Un tel compliment venant d’elle est sans prix…

Marie lui rendit un sourire machinal. La nouvelle venue ne manquait pas d’aplomb et quelque chose lui soufflait qu’elle était de celles avec qui l’on pouvait être amenée à compter. Le plus étonnant étant que Marie de Médicis, dont chacun savait qu’en dépit de son âge et de son poids elle gardait des prétentions à la séduction, eût pris à son service une aussi fascinante jouvencelle. Certes, en son temps, elle l’avait prise elle-même mais Marie était sa filleule et, en outre, on l’avait mariée assez vite. Pour celle-là, Marie de Médicis devait avoir une idée derrière la tête. Restait à savoir laquelle.

Celle-ci se mit à rire :

— Il faut que tu saches qu’elle peut avoir la dent dure et qu’elle ne manque pas d’esprit. Retirez-vous à présent, petite ! Il faut que je m’entretienne sérieusement avec Madame de Chevreuse. Laissez cela : nous n’en avons pas encore fini.

Sur une parfaite révérence qui mit en valeur sa taille souple et une gorge déjà ravissante, Marie de Hautefort s’éclipsa.

— Causons maintenant ! marmotta la vieille dame. Il faut que tu m’expliques comment toi, qui as toujours détesté ce faquin de Richelieu, tu t’es retrouvée hier son invitée d’honneur ? Qu’est-ce que tu lui as fait ? Tu as couché avec lui ?

— Oh, Madame ! Vous n’y pensez pas ? Coucher avec le Cardinal, moi ?

— Tu ne serais pas la première ni sans doute la dernière. Je te connais : ce n’est pas une robe de prélat qui te gênerait. Admets tout de même qu’il y a de quoi se poser des questions. Tu étais en exil, Il te détestait autant que tu le haïssais et hier soir, il déroule le tapis rouge pour toi avec des trémolos dans la voix ?

— Que vous le croyiez ou non j’ai été la première surprise. Certes, en arrivant à Paris avant-hier matin, j’ai été reçue par lui en audience…

— Et que t’a-t-il dit ? Allons, parle ! Il faut t’arracher les mots, ma parole !

— Assez peu de chose : eu égard aux services rendus par mon époux…

— Vieille lime tout cela ! Ce n’est pas la vraie raison.

— Laissez-moi continuer ! Eu égard aussi à Sa Majesté la Reine qui n’a cessé de réclamer mon retour et qui, se le voyant toujours refuser, est tombée dans une mélancolie inquiétante pour le bien du royaume…

La Reine Mère partit d’un éclat de rire tonitruant qui fit trembler les divers objets de cristal posés sur sa toilette.

— Depuis quand se soucie-t-il de cette dinde froide qu’il a tout fait pour discréditer ? Est-ce qu’il te l’a dit aussi ?

— Mon Dieu, non ! Simplement que nous étions à Noël, que c’était le temps idéal pour mettre fin aux querelles et qu’étant donné nos mauvaises relations avec l’Espagne – relations qui pourraient s’envenimer encore…

— Ah ! ça, c’est intéressant ! Ce démon a l’intention de poursuivre sa guerre impie !

— … la Reine aurait moins à souffrir des événements qui se préparent si on lui offrait la consolation de retrouver son amie préférée.

— Et voilà : il t’a transformée en cadeau de Noël ! Et qu’est-ce qu’il t’a demandé en échange ?

— De faire en sorte qu’il vive auprès de Sa Majesté paisiblement et d’essayer d’expliquer à la Reine que s’il lui est arrivé de la contrarier, il n’a jamais eu d’autre but que l’intérêt de l’Etat et souhaite simplement devenir son fidèle serviteur…

La grosse dame bondit de son siège comme si un ressort venait de se détendre sous elle :

— Son fidèle serviteur, hein ? grinça-t-elle. Il n’a pas perdu de temps pour changer sa politique ! Depuis qu’il sait que je lui en veux, il se cherche une nouvelle protectrice ! Le traître ! Le lâche ! Le mauvais larron ! Il y a longtemps que je le sais capable de tout renier, de tout fouler aux pieds pour assouvir son ambition ! Je ne veux plus de lui alors il cherche ailleurs. Me diras-tu ce que tu lui as répondu ?

— Que je serais enchantée de reprendre ma place auprès de Sa Majesté, naturellement.

— … et que tu passeras tes jours et tes nuits à lui chanter la gloire de ton bienfaiteur ? Que tu te tiendras sage à l’avenir et que vous allez devenir les meilleurs amis ?

— N’exagérons rien ! J’ai certes promis de dire un mot pour lui à l’occasion, mais pas de truffer mes discours de ses vertus. Croyez-vous que j’aie oublié le mal qu’il m’a fait ? ajouta-t-elle avec une soudaine gravité. Je saurai le lui faire payer un jour mais chaque chose en son temps. Pour le moment je reprends ma place et c’est ce qui importe pour moi. D’autant qu’il part pour l’Italie et que le Roi reste ici. Ce qui permet de voir venir, et j’ai l’intention de faire l’impossible pour rendre le sourire à la Reine.

— Cela ira pour un temps et même ta « faveur » pourrait m’être utile. Il faut que tu t’entremettes avec le duc de Lorraine pour qu’il me renvoie mon fils Gaston. Tu es au mieux avec lui, à ce qu’on m’a dit, et il ne devrait pas refuser grand-chose à une maîtresse telle que toi ?

— N’exagérons rien ! répéta Marie qui en voulait à Monsieur d’avoir filé en Lorraine sans demander l’avis de personne alors que l’on s’échinait à l’envoyer aux Pays-Bas. Nous sommes bons amis sans plus !

— N’épiloguons pas là-dessus : il y aurait trop à dire ! Quoi qu’il en soit, je veux que mon fils revienne et jure de ne jamais épouser la Gonzague !

— Rien que cela ! Comment voulez-vous que j’y arrive ? Depuis la malheureuse affaire Chalais Monsieur me traite aussi mal qu’il le peut : je n’ai par conséquent aucune influence sur lui…