— … et vous lui en seriez reconnaissante ? ricana le Mousquetaire.

— Peut-être et peut-être aussi que tous ces gens ligués contre un homme seul tandis que son maître agonise me dégoûtent. Quant à la Reine Mère, Dieu nous garde de nous retrouver sous son gouvernement par le truchement de cet imbécile pompeux de Marillac…

Gabriel ne cacha pas sa surprise :

— Eh bien, voilà du nouveau ! Vous, Madame, sensible à l’isolement d’un homme dont vous avez toujours proclamé que vous le détestiez ? Je n’aurais jamais cru cela possible…

— Moi non plus, admit Marie qui ne comprenait pas elle-même ce qui l’avait poussée à dire cela.

Peut-être parce qu’elle avait soudain envie de retrouver l’estime de l’homme droit et simple qu’était son ancien écuyer. Peut-être aussi parce qu’elle détestait Marillac, qu’elle supportait de plus en plus difficilement l’affreux caractère de la Médicis, son arrogance à la limite de la stupidité et que, si elle avait pris jusque-là un plaisir légèrement pervers à s’opposer à ses attaques, il lui était tout simplement pénible de voir sa reine tomber sans autre réflexion dans les bras de cette mégère dont elle n’avait connu que de mauvais procédés.

À cet instant, une longue silhouette rouge s’inscrivit au bout de l’allée d’ormes qui longeait la rivière. Elle allait à pas lents, un livre à la main qui pouvait être un bréviaire mais qu’on ne lisait pas. À mesure que le Cardinal approchait, Marie distinguait mieux son visage qui lui parut changé, creusé de rides profondes que l’âge n’expliquait pas. Il était pâle aussi, avec sous les yeux le cerne dénonçant le manque de sommeil, mais le maintien restait fier, l’échine droite. Cet homme avait pleinement conscience du danger qu’il courait. Sa vie était suspendue à cet autre souffle en train de s’éteindre à l’étage du palais, pourtant Marie eut la curieuse sensation que vivre ou mourir ne constituait pas son principal souci. Comme s’il lisait dans sa pensée, Malleville traduisit :

— Demain peut-être il ne sera plus rien et son œuvre sera jetée bas…

— Son œuvre ? Quel mot inconvenant pour une politique détestable.

— Détestable pour vous, Madame, et les beaux seigneurs qui là-haut attendent la mort du Roi parce qu’ils ne voient que leur intérêt immédiat et surtout pas celui du royaume. Hier encore Richelieu les faisait trembler. Aujourd’hui on le fuit tel un pestiféré. Demain, sur le chemin de l’échafaud, on lui jettera des pierres, des fruits pourris, de la fange… à moins que l’on se contente, prudemment, de le faire étrangler par quelque sbire dans le silence nocturne de sa chambre. Il ne faut pas oublier que c’est un prince de l’Eglise et il faudrait bâtir un échafaud trop élevé !

Marie eut un frisson. Depuis la mort épouvantable de Chalais, ce mot-là lui faisait horreur. Le Cardinal approchait. Gabriel toucha alors le bras de Marie :

— Ecartons-nous ! Il ne faut pas troubler sa méditation…

— J’en aperçois qui n’y voient pas d’inconvénient.

À une fenêtre du palais, en effet, un groupe de courtisans observait Richelieu. On put même les entendre rire. Ce fut pour Marie une sorte de signal. Au lieu de s’éloigner comme le conseillait le Mousquetaire, elle s’avança vers le Cardinal, le rejoignit, salua :

— Pardon de troubler les pensées de Votre Eminence, dit-elle de sa voix claire, mais je voudrais savoir les dernières nouvelles du Roi ?

Richelieu tressaillit. Ses yeux considérèrent avec surprise la jeune femme qui s’adressait à lui avec une douceur inattendue. Il sourit :

— Elles ne sont pas bonnes, Madame la Duchesse. Il a demandé le viatique. Mon frère l’Archevêque est allé le chercher à l’église Saint-Jean et les Reines ont été prévenues.

— C’est grande pitié !

— Surtout si l’on songe que notre Sire est entré ce matin dans sa trentième année…

— C’est vrai : nous sommes le 27 septembre et nous devrions nous apprêter à préparer Ses fleurs et nos vœux… (Puis, regardant Richelieu bien en face, Marie osa :) Qu’allez-vous faire, Monsieur le Cardinal, au cas où comme tout le laisse supposer, le Roi retournerait à Dieu aujourd’hui ?

Le pâle sourire revint sur les lèvres minces mais avec une nuance ironique :

— Je ne crois pas que la décision m’en sera laissée. « On » choisira pour moi, soyez-en certaine…

— En ce cas, pourquoi attendre ce que « on »…

— Fuir ? Non. Quel que soit le sort que l’on me réserve, fût-ce celui de Concini, je le subirai. Simplement parce que ce sera la volonté de Dieu !

— À votre place, je n’en serais pas sûr. Dieu serait joliment à plaindre s’il ressemblait au Garde des Sceaux !

Une étincelle amusée brilla dans les yeux las que Marie connaissait si dominateurs :

— C’est ce dont il faudrait convaincre ledit Garde des Sceaux comme s’il était le Seigneur en personne. Le souverain que vous allez avoir sera tout sauf… souverain justement !

Marie fit la grimace : elle détestait ce Marillac pompeux, bigot et trop souvent flatteur, qui ne ressemblait guère à son frère, le Maréchal. Ce fut ce qui l’incita à déclarer :

— Ne sommes-nous pas en train, Monseigneur, de manquer de foi ? Pourquoi donc ses prières seraient-elles plus entendues que les vôtres ? Et tant que le Roi respire…

— Vous voulez dire que rien n’est perdu ? Croiriez-vous au miracle ?

— À défaut d’y croire on peut toujours l’espérer.

Un instant, ils se regardèrent en silence. La Duchesse ignorait complètement ce qui la poussait à rendre courage à cet homme qu’elle avait considéré comme son pire ennemi jusqu’à la dernière Nativité, mais elle obéissait en cela à l’une de ces impulsions auxquelles elle était sujette. Ce qui ne voulait pas dire qu’elle souhaitait lier avec lui des liens d’amitié. Elle allait peut-être le lui dire quand, avec une brève inclinaison du buste, Richelieu murmura :

— Merci ! Je ne l’oublierai pas.

Et passa son chemin…



Un moment, ce jour-là. Madame de Chevreuse put croire qu’elle avait reçu le don de prophétie : après qu’on l’eut administré, le Roi se sentit mieux. La nuit qu’il passa fut meilleure mais le lendemain, tout alla de mal en pis. À partir de onze heures du soir, Louis XIII rendit un flot de sang. C’était comme s’il se vidait. Il demanda alors à Seguin, l’un de ses médecins, si la mort était proche. Celui-ci répondit qu’il n’y avait plus d’espoir. Dans les églises de Lyon, les grandes prières étaient commencées depuis longtemps. Le Roi cependant accueillit cette condamnation avec un parfait sang-froid. Il se confessa une fois de plus au Père Suffren, son aumônier, communia puis adressa quelques mots à ces gens, nombreux, qui étaient là, agenouillés dans sa chambre comme s’il était déjà mort :

— Je vous demande pardon à tous de ce en quoi je vous ai offensés et ne mourrai pas content si je ne sais que vous me pardonnez et je vous prie d’en dire autant à tous mes sujets de ma part…

D’un geste, il appela la Reine auprès de lui et l’embrassa, mais il était devenu si faible qu’il ne lui était plus possible d’articuler une parole. Cependant, les médecins trouvant sans doute qu’il n’avait pas perdu encore assez de sang lui firent une saignée au bras droit. On attendit le dernier soupir…

Or, il ne vint pas. Ce qui vint, ce fut, par le bas, une nouvelle évacuation sanglante et fétide qui acheva de persuader son entourage que c’était bien la « peste » rapportée des frontières qui enlevait le Roi. On emporta la Reine Mère en proie à un chagrin bruyant et faisant d’héroïques efforts pour s’évanouir : elle reviendrait quand la fin serait intervenue… Dans un coin de la chambre, le Cardinal priait dans un isolement significatif…

Et voilà qu’une fois les linges souillés emportés et les draps changés, Louis XIII poussa un soupir. Qui n’était pas le dernier ainsi qu’on aurait pu le penser un instant auparavant :

— Je me sens mieux, entendit-on avec stupeur. Il me semble que je sens un peu de faim…

Le Cardinal se redressa lentement, cherchant des yeux le crucifix placé au chevet royal. Il était pâle tel un mort mais sa main ne tremblait pas en traçant sur lui-même un ample signe de croix.

— Un miracle ! murmura-t-il sans oser y croire encore.

Et pourtant Louis XIII était sauvé. En fait, il n’avait contracté ni le typhus ni la peste ni aucune autre maladie de ce genre : simplement, il était atteint d’un abcès de l’intestin qui, en enflant, l’avait mené aux portes de la mort mais qui venait bienheureusement de crever, lui sauvant la vie… et celle de Richelieu tout en plongeant les cabaleurs de la Reine Mère dans un ahurissement qui eût été comique s’il n’avait été franchement écœurant, car on se consola en prédisant que la convalescence serait longue. Si elle se produisait : après tout, une rechute ne pouvait-elle arriver ?… Marie pensa que c’était lamentable.

Aussi la Médicis décida-t-elle de ne pas laisser traîner les choses. Jetant le masque, elle vint, dès le lendemain, occuper le chevet de son fils pour lui demander de renvoyer le Cardinal, selon elle responsable de tous les maux dont souffraient le royaume et le Roi. Ces criailleries indisposèrent tellement Louis XIII qu’il alla s’installer à Bellecour, dans l’agréable demeure de Monsieur de Chaponay. Pas découragée pour autant, elle l’y poursuivit, revenant à la charge avec une obstination cruelle qui se souciait peu de l’état du malade. Pour s’en débarrasser, Louis finit par lui dire que son état de santé ne lui permettait pas de prendre une décision. Traduisant cela comme une promesse, elle finit par le laisser tranquille et son fils put achever de se remettre. En octobre, guéri enfin, il reprit le chemin de Paris.

En fait, il se rendit à Saint-Germain, le palais du Louvre étant alors livré aux ouvriers à la suite de l’effondrement du plafond de l’une des salles. Quand il revint dans la capitale, le couple royal s’installa rue de Tournon, dans l’ancien hôtel Concini devenu hôtel des Ambassadeurs. Donc à deux pas du Luxembourg où était rentrée la Reine Mère. À la grande satisfaction de celle-ci : elle allait avoir Louis sous la main…



Les Chevreuse étaient revenus chez eux, rue Saint-Thomas-du-Louvre. Bien que, durant le voyage de retour, Marie de Médicis eût manifesté, envers le Cardinal, une amabilité aussi soudaine qu’inattendue, Marie sentait que l’on préparait quelque chose. Quand elle se rendait chez la Reine, elle éprouvait la vague impression d’être tenue un peu à l’écart, même si Anne d’Autriche lui montrait toujours la même amitié. Certaines conversations s’arrêtaient quand elle arrivait : Madame du Fargis prenait avec elle des airs mystérieux cachant mal l’espoir de l’éliminer dans un jour prochain. Seule Louise de Conti la mit en garde :

— Vous avez beaucoup changé, Marie. Et pas à votre avantage. Du moins c’est ce que l’on dit.

— Où prend-on cela ?

— Dans le jardin de l’Archevêché de Lyon, quand on croyait le Roi à toute extrémité. On vous a vue parler à Monsieur le Cardinal.

— Et alors ? Ce n’était pas la première fois et sans doute pas la dernière…

— Certes, certes, mais cela a donné à penser. On ne vous savait pas en si bons termes avec cet homme dont naguère encore vous proclamiez que vous le détestiez.

— Quoi que vous en pensiez, je n’ai pas changé mais il se trouve que j’ai l’habitude de payer mes dettes. Or, que vous le vouliez ou non c’est bien à lui que je dois mon retour. Lui dire trois mots quand chacun le traitait en pestiféré m’a paru une façon comme une autre de m’acquitter. En outre, et même si cela vous contrarie, j’ai de plus en plus de mal à supporter la Reine Mère. Dès que je l’entends vociférer dans un langage digne d’une marchande de poisson et donnant libre cours à sa mauvaise nature, j’ai peine à croire qu’une aussi noble dame que notre reine à nous, une infante, ait soudain jugé bon de s’en accommoder. Un peu de mémoire, mille tonnerres ! Durant des années la Florentine a tout fait pour lui rendre la vie impossible ; elle l’a traînée dans la boue et à présent on s’embrasse ?

— La seule chose importante est d’en finir avec le Cardinal ! Allons, Marie, où est passé votre sens commun ? Croyez-moi : allez faire votre paix avec la Reine Mère qui commence à vous regarder de travers. Tôt ou tard, elle l’emportera sur son ennemi. Le Roi ne lui résistera pas éternellement.

— Ce qui m’étonne, moi, c’est qu’il puisse encore la souffrir !

— Bah ! Soyez certaine qu’une fois la victoire obtenue, nous aurons d’elle les plus beaux sourires. Et, faites-moi confiance, elle n’est plus loin cette victoire… Alors, songez à votre avenir… Revenez à nous… à vous !