— Je ne vous ai jamais quittés !



Cependant, la Duchesse jugea plus prudent de prendre ses distances avec les deux camps en présence et dont elle était persuadée qu’ils n’allaient pas tarder à en venir aux mains. Elle tomba malade.

C’est-à-dire qu’elle fit de son mieux pour qu’on la crût, sinon à l’agonie du moins assez souffrante pour ne pas quitter son lit. Elle avait eu à ce sujet un entretien prolongé avec son époux qui naturellement s’était un peu inquiété des bruits commençant à courir sur sa femme et s’était hâté d’approuver une décision qui le soulageait et lui évitait de tirer l’épée à tout bout de champ pour la défendre, comme cela avait failli se produire à deux ou trois reprises. Lui-même, toujours aussi fidèlement attaché au Roi, se trouvait à l’abri des critiques :

— Il faudra pourtant que vous guérissiez un jour, lui fit-il observer. Et guérir, cela signifie prendre parti !

— Je sais mais à chaque jour suffit sa peine et j’entends, pour l’instant, n’en prendre aucun. Autrement dit je veux rester neutre aussi longtemps que possible et vous serez mon seul lien avec la Cour. Ouvrez vos yeux et vos oreilles, moi j’ai la fièvre !

— Et si l’on vous vient visiter ?

— Ma fièvre se peut contracter. Je ne reçois personne. Herminie a pris mes ordres. Et si l’on vous demande si vous ne craignez pas d’apporter mon mal avec vous, dites que mes nouvelles vous sont données par écrit…

Le bon Claude joua le rôle du mieux qu’il put, même chez la Reine qui, par deux fois, s’enquit de l’état de son amie. Et si bien peu furent dupes – la santé de Marie était quasi proverbiale –, si certains ricanèrent, Chevreuse eut au moins la satisfaction de couler des jours paisibles à un moment où le ciel se couvrait de nuages d’orage de plus en plus lourds. Louise trouva cela amusant :

— Ce n’est pas une si mauvaise idée, dit-elle au « malheureux » mari. Il faut seulement espérer que sa fièvre ne la retiendra pas à la chambre durant des mois… Embrassez-la pour moi ! Quand vous pourrez l’approcher, du moins !



L’instinct de Marie l’avait bien inspirée : quinze jours plus tard, le 10 novembre, la tempête éclatait…

La veille même, Louis XIII qui ne manquait pas d’une certaine subtilité avait demandé à son ministre en quelles dispositions la Reine Mère était envers lui. Richelieu, armant son visage de bénignité, répondit qu’il pensait être revenu dans ses bonnes grâces étant donné les amabilités qu’elle lui avait témoignées durant le voyage de retour :

— Ne vous y trompez pas, riposta le Roi. Il n’y a rien de changé.

Richelieu allait s’en apercevoir dès le lendemain.

Le Roi avait coutume de se rendre chaque matin auprès de sa mère afin de s’inquiéter de sa santé. Ce jour-là qui était un dimanche, Marie de Médicis condamna sa porte sous le prétexte qu’elle avait pris médecine. Le Cardinal alors convoqua le Garde des Sceaux… et il lui fut répondu que lui aussi avait pris médecine. Ce grand besoin de récurage intime sévissant chez ses ennemis mit la puce à l’oreille du Ministre. Il se rendit au Luxembourg où, à sa surprise, il trouva toutes portes closes. Cependant, tandis qu’il en faisait le tour, qui aperçut-il ? Marillac :

— Vous voilà donc ? Et vous disiez que vous étiez malade ?

Cette fois il n’y avait plus de doute, c’était une conspiration et qui ne pouvait être dirigée que contre lui. Le Cardinal comprit qu’il était vital pour lui d’apprendre ce qui se disait chez la Reine Mère. Et pour ce faire il allait prendre un risque énorme : s’introduire chez elle sans sa permission.

Ayant été intendant du palais, il le connaissait dans ses moindres recoins. Ainsi, certain couloir sombre partant de la chapelle derrière une porte dérobée et menant droit aux appartements de la Florentine.

Cet accès-là, étant à peu près inconnu, n’est pas fermé. Richelieu va l’emprunter et s’offrir le coup de théâtre d’apparaître soudain dans la chambre de son ancienne protectrice où celle-ci, en effet, est en grande conversation avec son fils.

— Je demande infiniment pardon à Leurs Majestés, dit le Cardinal en saluant profondément, de les rejoindre sans y avoir été invité, mais je suis sûr que c’est de moi que l’on parle !

Louis XIII n’a pas le temps de répondre. Dressée sur ses ergots, la Reine Mère pique une de ces colères furieuses qui font parfois douter de la pureté de ses origines car elle perd la plus élémentaire retenue. C’est une poissarde en furie devant quelque éventaire des Halles. Dans un effroyable jargon franco-italien, elle couvre d’injures et d’insultes l’imprudent qui vient d’oser s’interposer entre elle et son fils au moment où elle est en train de demander sa tête. Il a tous les défauts, toutes les tares, tous les vices, et sa famille ne vaut pas mieux ! N’avait-il pas comploté de marier Monsieur avec sa nièce et maîtresse, la Combalet qui est une moins que rien, dont on connaît les mœurs dissolues et que d’ailleurs elle vient de chasser ignominieusement comme ceux qui lui touchaient de plus ou moins près…

Le Cardinal tente d’endiguer le flot que le Roi écoute dans un silence qui ressemble à de l’accablement. Jamais il n’a vu sa mère dans cet état et sa vulgarité l’accable, même s’il n’est pas content que son ministre se soit permis de s’introduire comme il vient de le faire. Il tente de placer une parole mais la Médicis n’a pas encore vidé son sac. Elle n’en a pas terminé avec la Combalet. Tout compte fait les ambitions de celle-ci vont plus loin encore : faire déclarer le Roi bâtard et devenir reine, soit avec Monsieur soit avec le comte de Soissons au cas où, pendant que l’on y serait, Monsieur serait dans la foulée déclaré bâtard !

Devant un débordement de haine qui confine à la folie, le Cardinal fait de son mieux pour apaiser le flot : il met genou en terre, demande pardon si, sans le vouloir, il a offensé celle qu’il a toujours considérée comme sa bienfaitrice. Et même il laisse couler des larmes. Ce grand nerveux s’y laisse parfois aller pour se détendre. Mais rien n’y fait. Plus il tente de la calmer, plus la mégère hurle. Elle tonitrue et sa voix aigre perce les oreilles.

Rendu pratiquement muet par cette scène insensée, le Roi a vainement tenté, lui aussi, quelques représentations dans le sens apaisant, mais elle ne l’entend pas, occupée qu’elle est à énumérer les châtiments exemplaires qu’elle va faire pleuvoir sur Richelieu, les siens et ceux qui ont osé le servir. Il ira porter sa tête maudite au bourreau tandis que l’on rasera ses châteaux, que l’on jettera du sel sur ses terres et que tous les siens seront réduits à la misère… Et la voilà qui pleure de rage, qui s’en prend à son fils en lui demandant de choisir entre son valet et sa mère !

C’en est trop. Le Roi s’est levé : il ordonne au Cardinal d’en faire autant et de sortir. Ce qui est exécuté aussitôt. Après quoi il se tourne vers la grosse femme qui sanglote entre deux imprécations, affalée dans un fauteuil.

— Veuillez me pardonner, ma mère, mais j’ai besoin de réfléchir. Je m’en vais à Versailles où, au moins, je trouverai un peu de paix.

Dans la cour où son carrosse l’attend au milieu d’un peloton de mousquetaires, il aperçoit Richelieu qui erre comme une âme en peine, ne sachant, visiblement, à quoi se résoudre. Mais il feint de l’ignorer, monte en voiture et s’éloigne…



Ce départ sans un mot a douloureusement retenti sur le cœur du Ministre, lui faisant pressentir la disgrâce. Il ne lui reste d’autre issue que de rentrer chez lui et préparer un départ qui, hélas, va ressembler à une fuite. Prévoyant, il s’est fait donner récemment Le Havre dont il est le Gouverneur. Le Roi est parti pour Versailles, cela lui laisse un peu de temps et il fait emballer ses objets les plus précieux, ses papiers surtout. Sur son ordre, sa chère nièce Combalet que la Médicis a chassée à fracas retentissant au début de la journée, sans doute à titre de hors-d’œuvre, est déjà partie. Il la rejoindra là-bas…

Il était en train de donner des ordres à son valet pour que l’on prépare les paniers de voyage de ses chats – ils étaient les compagnons habituels de son silence et il les aimait pour cela et pour le plaisir sensuel de caresser leur doux pelage ! – quand une visite se présenta : le cardinal de La Valette, frère du duc d’Epernon, l’un de ses rares mais plus fidèles amis. Il suffit d’un coup d’œil au prélat pour saisir ce qu’il se passait :

— Ne me dites pas que vous partez ? s’indigna-t-il. Pas vous !

— Oh si ! Comprenez donc, mon ami, que l’on ne m’a pas laissé d’autre voie de sortie. Cette femme exécrable veut ma tête et je n’ai pas la moindre intention de la lui donner…

— Allons donc ! Vous n’en êtes pas là ! Ignorez-vous que qui cède la place perd la partie ?

— Elle est perdue ! Le Roi n’a pas eu un regard pour moi !

— Le Roi, mon cher, a tout bonnement pris la fuite pour se dégager d’une situation qu’il devait juger intenable. Reste à savoir qui il fuyait : vous ou la Reine Mère !

— Un reste d’amitié lui a fait rejeter sans doute l’idée d’ordonner mon arrestation sur-le-champ mais soyez sûr que cela va venir. Je suppose qu’au Luxembourg on savoure déjà les joies du triomphe, ajouta le Cardinal amèrement.

La Valette se mit à rire :

— Vous supposez juste ! Jamais actrice en scène n’a reçu plus d’applaudissements. On la proclame la Mère de la Patrie et c’est à qui lui fera la cour la plus plate. Vous devriez le voir !

— Je ne pense pas que cela m’amuserait !

— Il se conçoit. Mais, si vous partez pour Le Havre, pourquoi ne pas passer par Versailles ?

— Il m’est arrivé de forcer une porte ce matin et je n’ai pas l’impression que ma démarche ait plu. Ne me demandez pas d’en enfoncer une autre…

L’entrée d’un serviteur l’interrompit : il annonçait Monsieur de Tourville, un officier de la Maison du Roi :

— Il est peut-être trop tard ! murmura le Cardinal, mais La Valette l’avait entendu :

— Ce n’est certainement qu’un messager ! S’il s’agissait de Monsieur de Tréville, je serais davantage inquiet : il faut au moins le Capitaine des Mousquetaires pour arrêter un homme tel que vous…

C’était en effet un messager : Louis XIII ordonnait à son Ministre de le rejoindre dans son relais de chasse de Versailles.

— Eh bien, que vous disais-je ? triompha La Valette.

— Certes vous fûtes bon prophète, mon ami, mais ne nous réjouissons pas à l’avance : la partie est loin d’être gagnée !

Aussi, avant de monter en voiture, le Cardinal prit-il soin d’emporter avec lui les documents qu’il conservait si soigneusement à l’abri dans les secrets de son cabinet florentin…



En apprenant de Claude ce qui venait de se passer au Luxembourg, Marie s’était sentie gagnée par l’inquiétude et surtout la crainte d’être obligée de prolonger sa station au lit indéfiniment. Si la vieille Médicis l’emportait comme tout le laissait concevoir, il ne lui resterait qu’à regagner Dampierre pour une longue convalescence. La Reine que l’on convaincrait qu’elle était une mauvaise femme et – pourquoi pas ? – un suppôt du Cardinal l’abandonnerait à son sort. Une seule chose la réconfortait : Chevreuse suivant le Roi à Versailles, au moins aurait-on rapidement des nouvelles fraîches. Si Louis se retirait dans ses bois, c’était sûrement pour imiter Philippe le Bel, son lointain prédécesseur, en « prenant conseil de son silence ».

La jeune Lénoncourt, devenue plus ou moins sa confidente, s’efforçait de la rassurer. Elle s’habituait doucement à supporter ses humeurs fantasques, avec un flegme quasi britannique, et elle ne voyait pas les événements sous des couleurs aussi sombres :

— Même si elle s’est étonnée de votre récente attitude envers le Cardinal, disait-elle, la Reine ne vous en tiendra pas rigueur longtemps. Je crois vraiment qu’elle vous aime. Et d’ailleurs elle l’a prouvé…

— Oui, mais durant mon absence elle s’est entichée de la du Fargis qui a machiné sa réconciliation avec la Reine Mère et qui ces temps derniers ne cachait plus ses intentions de m’évincer. Or je connais Anne d’Autriche : c’est au fond une pâte molle et, débarrassée de Richelieu puis, dans un bref délai de son époux, elle m’oubliera vite…

— Comme si c’était possible ? fit Herminie en riant. Que l’on vous aime ou que l’on vous déteste, ma cousine, tout le monde sait que vous êtes inoubliable…

C’était agréable à entendre. Herminie n’en fut pas moins obligée de jouer aux échecs la première partie de la nuit, et, dans la seconde, lire quelques pièces de poésie de Voiture que sa maîtresse jugeait soporifiques et qui cependant ne vinrent pas à bout d’une nervosité entretenue par le chahut que, vers minuit, certains tenants de la « cabale » vinrent mener dans la rue Saint-Thomas-du-Louvre puis, au matin par un billet glissé sous le portail qu’on lui apporta avec son petit déjeuner.