Il fallut en passer par là. Stoïque, Marie se laissa emmener et subit sans broncher l’algarade que lui délivra la vieille reine que son échec rendait enragée. On lui avait enlevé ses amies les plus chères et même son confesseur, le Père Chanteloube, relégué dans un couvent de Nantes. Jusqu’à son médecin, Vautier, expédié à la Bastille !

— On veut me priver de soins ! On veut que je meure et le plus tôt sera le mieux ! hurlait-elle. Mon fils a perdu le sens commun sous la férule de ce démon en robe rouge. Il prépare ma mort… Mais je ne lui laisserai pas ce plaisir ! On se prépare à m’écarter mais je n’ai pas cessé d’être la Reine Mère et j’entends me dresser, vengeresse, en leurs Conseils afin de leur rappeler qui je suis et ce que l’on me doit…

— Et je vous soutiendrai, ma mère, bêla Anne d’Autriche sur un ton pleurard qui donna soudain à Marie l’envie de la gifler !

Pouvait-on à ce point manquer de mémoire et vouloir encore embrasser la cause de ce vieux vaisseau en train de sombrer ? Quelque chose disait à la jeune femme que le rapport des forces avait réellement changé et qu’une telle attitude chez la Reine ne contribuerait guère à la rapprocher de son époux…

Elle se garda cependant de donner son sentiment en vertu de cette sagesse qui l’avait conduite à rester au lit pendant la période difficile. En se rendant ce jour-là au Luxembourg, elle put constater que celle-ci n’était pas terminée. La vieille était coriace, Richelieu tout autant. Entre eux l’entente était bien morte et la situation ne pouvait se dénouer que par l’élimination de l’un des deux. Aussi Marie choisit-elle de rester muette, de laisser ces gens s’entretuer à leur aise en comptant les coups mais en s’efforçant tout de même de tirer la Reine en arrière du champ clos. Ce n’était pas facile : Anne d’Autriche voyait à présent dans sa redoutable belle-mère une sorte de porte-drapeau de la Chrétienté et de la cause espagnole !



La fin de l’année fut houleuse en dépit des efforts du Nonce apostolique, le cardinal Bagni, qui provoqua plusieurs entrevues entre Marie de Médicis et le Cardinal sans faire avancer les choses en quoi que ce soit.

Au Conseil, cela n’allait pas mieux : la Reine Mère se conduisait comme si son adversaire était devenu transparent, ne lui adressant jamais la parole, attitude qui commençait à lasser la patience du Roi et cela d’autant plus qu’Anne d’Autriche, drapée dans sa fierté castillane en dépit des conseils de Marie, se rangeait ouvertement dans le camp de sa belle-mère et boudait un mari qui avait eu le mauvais goût de lui rappeler vertement que durant sa maladie de Lyon, elle avait renoué avec Monsieur le vieux projet de mariage.

Ce fut ce dernier qui mit le feu aux poudres avec sa maladresse habituelle. Un beau matin, escorté de son indispensable Puylaurens et d’une suite nombreuse, il envahit littéralement le Palais-Cardinal et, le chapeau enfoncé sur la tête, délivra au Ministre une philippique un peu longuette au cours de laquelle il lui déclara que seule sa qualité de prêtre le mettait à l’abri de la correction qu’il mourait d’envie de lui administrer pour avoir osé se montrer ingrat envers une femme à laquelle il devait tout, lui homme de peu, et qu’il remerciait en jetant la zizanie au sein d’une famille qu’il ne cessait de trahir. C’était grosso modo le sens général. Après quoi, le héros de ce beau discours quitta les lieux… et prit à fond de train le chemin d’Orléans afin de mettre le plus de lieues possible entre sa personne et les imprévisibles réactions fraternelles.



Qui furent ce que l’on en pouvait attendre. Revenu à bride abattue de Versailles où il chassait, Louis XIII commença par assurer son Ministre de son soutien sans condition, fût-ce contre tous les siens, puis, sachant pertinemment d’où venait le coup, réunit une assemblée de théologiens en vue de définir avec eux la frontière entre les devoirs d’un fils et ceux d’un roi. Le verdict fut unanime : dans tous les cas le Roi devait l’emporter. Dès lors, la cause était entendue : on n’aurait pas la paix tant que la mégère ne serait pas écartée du pouvoir… À la mi-février, le couple royal partait pour Compiègne où le Roi priait sa mère de le rejoindre. Marie fut du voyage : il était désormais admis qu’elle ne quittait plus la Reine en dépit du fait qu’elle n’avait aucun titre et que Louis usait envers elle d’une politesse quasiment impersonnelle.

Fidèle à elle-même, Marie de Médicis dès qu’elle fut en présence de son fils éclata en imprécations, récriminations et prédictions apocalyptiques s’il ne se décidait pas à renvoyer Richelieu dans son évêché crotté, encore que la Bastille lui parût un séjour plus adéquat… En fait, c’était un ultimatum qu’elle posait : lui ou moi !

Cette nuit-là, Louis XIII eut avec le Cardinal une longue conversation au cours de laquelle celui-ci lui remit enfin les papiers mystérieux qu’il conservait par-devers lui depuis si longtemps : ils établissaient que l’épouse d’Henri IV, couronnée comme par hasard la veille même de sa mort, n’était pas tout à fait étrangère au complot qui avait armé le bras meurtrier de Ravaillac. Après lecture, ils furent jetés au feu…

Avant l’aube, la chambre d’Anne d’Autriche où Marie dormait sur un matelas retentit de coups rapides frappés à la porte. Aussitôt sur ses pieds, la Duchesse alla ouvrir et se trouva face à Châteauneuf visiblement très ennuyé :

— J’ai un message du Roi pour la Reine ! Je dois la voir sur l’heure.

— Quel genre de message ?

— Je dois le délivrer à elle-même en demandant mille pardons d’être si importun…

— Attendez un instant !

Dans son lit, Anne aussi blanche que sa chemise était persuadée que le Garde des Sceaux venait lui signifier sa répudiation à la suite de l’échange aigre-doux qui avait eu lieu au souper. Marie n’était pas loin de penser comme elle et ce fut en silence qu’elle l’aida à se lever, à passer une robe de chambre pour finalement introduire le visiteur… Il salua profondément celle qui, maîtrisant sa peur, l’attendait drapée dans son orgueil :

— Le Roi fait dire à Votre Majesté que pour des raisons regardant le bien de l’Etat, il se voit obligé de quitter Compiègne sur-le-champ en y laissant la Reine Mère aux soins du maréchal d’Estrées dont les Gardes Françaises[10] sont dans la ville. Il désire que la Reine le rejoigne immédiatement au couvent des Capucins, sans avoir repris contact avec elle.

Marie poussa un soupir de soulagement et voulut appeler pour que l’on habille la Reine mais celle-ci, sa peur soudain changée en colère, fonça droit devant elle en resserrant autour de sa personne les plis flottants de sa robe de chambre, bousculant presque Châteauneuf :

— Je connais mon devoir ! gronda-t-elle en se précipitant vers l’appartement de sa belle-mère pour lui apprendre que désormais elle était en quelque sorte prisonnière.

Marie qui la suivait vit alors Marie de Médicis, assise dans son lit « grelottant de peur et de froid » et clamant :

— Ah ! ma fille, je suis morte !

On en était encore loin. Cependant Anne ne pouvait pas s’attarder. Les deux femmes s’embrassèrent en pleurant et en se jurant de rester unies contre l’infernal Richelieu dans la distance aussi bien que dans la proximité :

— Gardez courage, ma mère ! conclut Anne. Les rois, vos gendres, sauront faire regretter à votre fils le crime qu’il commet !

En ramenant précipitamment la Reine chez elle pour la préparer à rejoindre son époux, Marie était inquiète. La prise de position était formelle. Si elle était rapportée à Louis – et il y avait de fortes chances pour cela ! –, elle risquait de rendre difficiles les jours à venir. Mais, surtout, il y avait ce coup de force tellement inattendu : pour avoir décidé le Roi à faire de sa mère une prisonnière, il fallait vraiment que le pouvoir du Cardinal n’eût plus de limites. Personne, jamais, ne serait à l’abri de son ressentiment dans le royaume, même les plus grands qu’elle reconnaissait comme les siens. Ne lui avait-il pas refusé la grâce de Louise quand ce lui eût été si facile ? En face de ce Samson devenu invincible, elle se sentit l’âme de Dalila…

En fait, le Roi avait décidé de faire conduire sa mère au château de Moulins que l’on venait de remettre en état. Il prévoyait de lui servir une large pension et elle pourrait, entourée d’une cour triée sur le volet, y mener l’existence fastueuse mais dégagée de tout souci de gouvernement qui convenait à son âge. Mais si l’on supposait qu’elle allait accepter, on la connaissait mal. Ce qu’elle voulait, c’était le premier rang, le règne, l’éclat des lumières et la destruction totale de ses ennemis. Cela faisait beaucoup.

Elle commença par refuser farouchement de quitter Compiègne, alléguant que Moulins n’était, dans l’esprit du Roi, qu’une étape sur la route de Florence où il entendait en réalité renvoyer sa tendre mère. On eut beau lui assurer qu’elle se trompait, elle s’obstina et se mit à user de tous les artifices à sa portée : elle était malade, elle n’avait pas d’argent, etc. Pour la calmer, on lui proposa une autre retraite : Angers, mais elle ne voulut rien savoir. Elle ne quitterait Compiègne que par la force…

Pendant ce temps, Monsieur s’employait à lever des troupes afin de délivrer sa mère mais quand le Roi se mit en marche contre lui, il abandonna la partie et fila d’abord en Franche-Comté – encore espagnole – puis en Lorraine où il se hâta d’épouser la jeune sœur du duc Charles, la mignonne Marguerite âgée de quinze ans.

L’attitude de Marie de Médicis qui appelait à son secours ses gendres d’Espagne, d’Angleterre ou de Savoie finit par exaspérer Louis XIII : il lui délivra un ultimatum. Quinze jours pour prendre une décision et se choisir une résidence. En réponse, elle recommença plus ou moins le coup de Blois et s’enfuit une belle nuit pour les Pays-Bas où elle allait s’employer à faire tout le mal qu’elle pouvait. Elle ignorait, il est vrai, qu’elle ne reviendrait jamais…



Cependant, notre Duchesse, rentrée à Paris avec la Reine dont elle s’efforçait de remonter le moral, essayait de faire le point sur la nouvelle situation créée par l’éloignement de sa « chère marraine » qu’elle ne déplorait pas outre mesure. Elle savait trop que si l’on avait réussi à se débarrasser de Richelieu, la vieille reine eût repris sa guerre d’usure contre sa belle-fille et que l’affection dont elle venait de faire preuve durant ces derniers mois n’était dictée que par les circonstances. Restait à voir quel jeu il était possible de jouer avec les cartes que l’on gardait en main.

Le couple Louis XIII-Richelieu s’imposait plus que jamais, monolithique, tout-puissant, impossible à séparer. En face, la Reine drapée dans son orgueil d’infante très catholique en butte aux forces de l’enfer et jouant volontiers les victimes : une attitude qui risquait d’exaspérer un époux déjà mal disposé à son égard. Le résultat pouvait la mener directement à la répudiation. Surtout si la nouvelle épouse de Gaston lui dormait un fils. En fait, on se retrouvait dans la même situation qu’au moment de l’affaire Chalais, à cette différence près qu’une pièce maîtresse – la Reine Mère – avait disparu et que le Cardinal tenait le royaume dans sa main. Il fallait donc contourner l’obstacle et ce fut le discours que Marie tint à Arme d’Autriche :

— Sauf le respect que je dois à Votre Majesté, nous sommes en lutte. Une résistance ouverte ne peut que nous briser.

— Ne me demandez pas de faire bon visage à cet homme qui vient d’obliger le Roi à chasser sa propre mère ! J’en aurais honte !

— Vous aurez moins honte si le Roi demande l’annulation de son mariage et vous renvoie à Madrid ?

— Il n’osera jamais, riposta Anne d’une voix devenue un peu tremblante.

— Vous savez bien que si ! Le danger est réel, croyez-moi !

— Oh ! je sais, fit Anne avec un petit rire nerveux. Le Cardinal songerait à lui faire épouser sa nièce…

— Ne me dites pas que vous ajoutez foi à ce genre de sottises ? La tête de Richelieu est trop politique pour une telle bourde : je le verrais plutôt se mettre en quête de quelque princesse qui, reine de France grâce à lui, aurait toutes les obligations du monde à un tel serviteur…

Elle-même craignait que l’on en vînt là et dans l’état actuel des choses mieux valait s’accommoder de ce que l’on avait :

— Madame, pria-t-elle, il faut laisser ce tumulte s’apaiser du moins de ce côté-ci de la frontière. Le Roi règne avec le Cardinal et il a l’air d’y tenir ; ils sont les plus forts tandis que nous avons besoin de souffler. Alors, rangeons pour un temps les armes de guerre… ou faisons semblant !