— Il vous intéresse ?

— Je le connais depuis des années. On tient à ses souvenirs de jeunesse… ajouta-t-elle avec un haussement d’épaules.

— Alors rassurez-vous ! À lui non plus il n’arrivera rien sinon une verte semonce pour lui faire passer le goût de la poésie douteuse. Il sera ensuite renvoyé dans son gouvernement du Languedoc… où il n’aura plus aucune chance de rencontrer Monsieur de Chevreuse…

Soulagée d’un grand poids, Marie rentra chez elle pour y attendre des nouvelles de son époux. Elle y trouva un Châteauneuf singulièrement agité :

— Tout ce temps-là chez le Cardinal ! Mais qu’aviez-vous donc de si important à lui dire ?

— Moi ? Rien. C’est lui qui voulait me parler et ce fut bien heureux parce que je m’y suis trouvée à point nommé pour éviter à mon mari les graves conséquences d’une sottise…

Et de raconter ce qu’il venait de se passer. Mais au lieu de calmer Châteauneuf, cette nouvelle l’indigna :

— Ha montré une telle mansuétude pour un duel – et au palais ! – alors que c’est l’une des choses qu’il exècre le plus ? Il faut que vous ayez sur lui une influence qui… que…

Marie se mit à rire :

— Qu’allez-vous imaginer ? Il n’est pas le roi François Ier et je ne suis pas plus Diane de Poitiers que Chevreuse n’est mon père[11] On ne m’a pas demandé de me déshabiller, mais seulement d’apporter mon aide quand Monsieur le Cardinal aura à rédiger certaines lettres au duc Charles de Lorraine. Il n’y a vraiment pas de quoi fouetter un chat !

— Pour le moment non mais cela signifie de longues heures seule à seul avec lui et j’ai peine à croire…

— Ma parole, vous me faites une scène de jalousie ! Voulez-vous me dire d’où vous en tirez le droit ?

Elle affectait la colère mais en réalité elle était ravie. Que le Marquis soit jaloux du Cardinal entrait parfaitement dans ses vues et elle avait bien l’intention de lui donner de temps en temps de quoi alimenter cette jalousie. Cela aiderait puissamment à obtenir certains échos du Conseil susceptibles d’être fort utiles à ceux qui souhaitaient toujours aussi ardemment la séparation du Roi et de son Ministre. Non qu’elle fût toujours aussi acharnée à la perte de Richelieu, encore qu’elle ne lui pardonnât pas l’exil de Louise de Conti, mais une autre idée brillante lui était venue : celle de mettre un jour Châteauneuf à la place du Cardinal. C’était un homme à ses pieds, doté de l’expérience de l’âge et des affaires, au surplus d’un charme qui n’était pas à négliger. Devenu le premier des Ministres, il ferait sans doute merveille car sa politique – dont Marie entendait devenir l’inspiratrice ! – rendrait enfin justice à la haute noblesse – et même la moins haute ! – si fort malmenée par l’impitoyable Richelieu. On ramènerait la paix avec l’Eglise, avec l’Espagne, et tout irait pour le mieux dans le meilleur des royaumes ! Tout le monde serait heureux et elle-même serait toute-puissante !

En attendant et avant de mettre à la porte son amoureux déconfit, elle posa sur ses lèvres un baiser léger comme une aile de papillon :

— Allons ! Apprenez à me mieux connaître ! Nous pouvons faire de grandes choses ensemble !

CHAPITRE VIII

DOUBLE JEU

Pendant quelques mois, Marie mena entre Richelieu et Châteauneuf la vie la plus excitante qui soit. Elle rédigeait avec l’un le courrier de Lorraine, important s’il en fut puisque, toujours réfugié à Nancy où il soufflait le feu et la fureur tout en menant à bien ses amours avec la jeune Marguerite, Monsieur s’efforçait de créer toutes sortes d’ennuis à son frère. Il était même en train de lever une armée afin de pénétrer en France, armée qu’il entendait payer au moyen de l’argent qu’il ne cessait de réclamer. Pour une fois Marie œuvrait en faveur de l’apaisement à travers les lettres rédigées au Palais-Cardinal. Entre deux séances d’écriture, on causait. Férus de théâtre l’un comme l’autre, Richelieu et Madame de Chevreuse trouvaient là un terrain d’entente d’où l’on glissait parfois à des confidences plus intimes. La jeune femme se laissait respirer par le Ministre en déployant une savante coquetterie et en prenant un plaisir pervers à le voir se troubler quand au-dessus d’une page à demi écrite leurs têtes se rapprochaient. Elle eut même le bon goût de frissonner en fermant les yeux le jour où il osa l’embrasser dans le cou. Avant de s’écarter avec un sourire navré en alléguant la nécessaire prudence : Madame de Combalet, elle le savait, n’était jamais loin quand la « Chevreuse » venait rejoindre son oncle. En outre, la robe rouge commandait le respect. Cependant elle possédait trop bien l’art de manier les hommes pour fermer les portes d’une espérance dont elle laissait entendre qu’elle pourrait la partager…

Avec Châteauneuf, le jeu différait. Ne pouvant se voir souvent – double prudence commandée par les relations avec le Cardinal et le caractère ombrageux, allant jusqu’à l’aigreur, que Claude de Chevreuse s’avisait d’étaler – on s’écrivait et, à mesure que lui parvenaient les épîtres de son amoureux, Marie pouvait évaluer la montée en puissance de la passion qu’elle lui inspirait. De la jalousie aussi : Châteauneuf supportait d’autant plus mal les séances d’écriture que Marie prenait un malin plaisir à faire étalage de la cour de plus en plus pressante dont elle était l’objet… Tout en protestant que le Cardinal perdait son temps et qu’elle ne serait jamais qu’à son cher Châteauneuf parce que lui seul l’attirait.

En même temps, ils se retrouvaient assez fréquemment chez la Reine. Le Garde des Sceaux y venait avec un vif plaisir parce qu’on l’y accueillait à présent en ami et que c’était l’un des rares endroits où il pouvait contempler à loisir la dame de ses pensées. Peu à peu les conversations de salon prirent un ton plus confidentiel. On y parla de choses plus sérieuses et, poussé par la jalousie qu’il éprouvait envers le Cardinal, les affaires débattues en Conseil prirent davantage de place dans ces entretiens à trois dont Mademoiselle de Hautefort s’instituait la gardienne aussi astucieuse qu’efficace. Elle savait comme personne détourner l’attention du Roi quand il venait chez sa femme pour que le Garde des Sceaux pût s’esquiver discrètement. C’était facile : Louis cachait à peine son amour pour elle.



Vers la fin de l’année, le Roi décida de donner un coup de pied dans la fourmilière lorraine et d’en ramener un frère qui faisait un peu trop parler de lui. Après avoir repris quelques places à Charles IV, il lui imposa le traité de Vie dont ses Etats sortaient diminués mais ne put venir à bout de Monsieur son frère, devenu l’époux de Marguerite de Vaudémont. Le Roi ne voulant pas reconnaître une union contractée sans son accord, Gaston refusa tout net (pour une fois) de revenir à Paris, même pour y toucher l’une de ces confortables sommes d’or dont il était si friand : il ne reviendrait pas sans sa Marguerite. Et s’il fit serment de ne plus chercher à nuire au royaume, ce fut du bout des lèvres. Il fallut s’en contenter et retourner à Paris en le laissant chez son beau-frère.

C’est à ce moment que vint à Paris le sémillant Giulio Mazarini, ce jeune et brillant diplomate du Saint-Siège qui avait réussi à mettre tout le monde d’accord devant Casal et qui, se déclarant résolument ami de la France, était parvenu, au traité de Mirafiori, à lui conserver la puissante forteresse de Pignerol. Son talent avait séduit Richelieu, ce qui l’enchantait parce qu’il désirait en son for attacher son destin à celui du Cardinal et – pourquoi pas ? – lui succéder un jour.

Ce n’était pas la première fois qu’il abordait les rives de la Seine où il comptait les nombreux amis que lui valaient sa bonne grâce, son charme indéniable, ses talents de diplomate et sa générosité : lorsqu’il arrivait quelque part, c’était toujours chargé de ces petits cadeaux qui font tant plaisir, parfums, gants, miroirs de Venise, savons, etc. Richelieu avait demandé pour lui le titre de nonce apostolique mais Giulio avait rendu cette nomination irréalisable en refusant de recevoir les ordres, donc de devenir prêtre. Il avait même refusé les ordres mineurs parce que cela ne lui était pas utile, pouvait encombrer son existence et, surtout, lui interdire dans la suite des temps un mariage intéressant. Il accepta cependant de devenir « clerc » c’est-à-dire de poser son pied élégant sur le premier degré de la hiérarchie catholique, ce qui lui permettrait de recevoir des bénéfices et même de coiffer un jour le chapeau de cardinal sans être tenu aux règles de vie d’un prêtre. Seules obligations : recevoir la tonsure – pas trop évidente au milieu de ses beaux cheveux soyeux dont il prenait un soin extrême – et porter l’habit de prélat qu’il jugeait assez seyant. Il n’était plus le cavalier Mazarini mais Monsignore Mazarini, ce qui lui ouvrait bien des portes.

Pour revenir à Paris, il s’était fait charger par le Pape d’une mission aussi peu réaliste que possible : obtenir l’appui de la France pour enlever Genève et les riches terres d’alentour aux calvinistes et les offrir à la Savoie afin de compenser la perte de Pignerol. Richelieu ayant besoin de l’appui des Cantons suisses pour sa politique contre l’Empereur, il n’y avait aucune chance de l’entraîner dans cette aventure. Mazarini le savait – le Cardinal aussi d’ailleurs ! – mais c’était un excellent moyen de nouer des relations plus étroites avec ce garçon d’avenir.

C’est ainsi qu’un beau matin, celui que nous appellerons désormais Mazarin pénétra au Louvre et fut présenté à Anne d’Autriche par le Cardinal en personne. Ce n’était peut-être pas la meilleure recommandation pour la fière Espagnole, surtout si le nouveau venu avait contribué à une victoire française contre son pays natal mais, outre des yeux magnifiques et un sourire charmant, il possédait l’art de plaire aux femmes. Et puis, la Reine et lui étaient du même âge et, surtout, elle découvrit que si son français était légèrement zézayant, Mazarin parlait un castillan parfait. Aussi accepta-t-elle gracieusement les gants brodés et les parfums qu’il demanda la permission de lui offrir et bavarda avec lui quelques instants.

À son rang privilégié, Marie avait observé la scène sans y attacher autrement d’importance mais avec tout de même un rien de surprise étant donné le peu de naissance de l’arrivant et le fait qu’il se disait fervent admirateur du Cardinal. Certes, elle était trop femme pour ne pas lui reconnaître de la séduction – encore que pour sa part elle n’y fût pas sensible – mais l’attitude d’Anne la déroutait et elle se promit de poser une ou deux questions après la réception.

Or, elle n’en eut pas le temps. Lorsqu’un moment plus tard elle put s’isoler avec la Reine qui respirait, avec un plaisir visible et les paupières mi-closes, l’un des flacons en verre de Venise qu’elle venait de déboucher, elle entendit celle-ci murmurer :

— Ne trouvez-vous pas, ma chère, que ce Monsignore ressemble à notre pauvre Buckingham ?

Elle se trouva sans réponse parce que la ressemblance ne l’avait pas frappée. Pourtant, à y réfléchir, il y avait quelque chose. Et comme, s’étonnant de son silence, la Reine la regardait, elle se hâta de dire :

— Peut-être… Je ne m’en suis pas avisée à cause du costume ecclésiastique mais Votre Majesté a sans doute raison…

Ce fut tout Marie, cependant, ne devait jamais oublier ces mots. Sans imaginer un seul instant de quel poids ils pèseraient dans l’avenir, elle se contenta de les ranger dans sa mémoire où elle conservait ce qui pouvait présenter une éventuelle utilité. N’importe comment, ce jeune homme n’était que de passage et regagnerait Rome un jour prochain. Il ne pouvait donc servir à rien dans l’immédiat…

Le lendemain, alors qu’elle se préparait à se rendre chez le Cardinal, elle avait l’intention de lui en parler sur le mode plaisant parce qu’elle se sentait d’excellente humeur. Il faisait l’un de ces jolis temps de pré-printemps dont Paris semblait posséder le secret en dépit de ses rues boueuses et Marie étrennait une robe de velours feuille morte à légères broderies d’or, avec collerette et manchettes de satin blanc, accordée aux reflets fauves de ses cheveux. Elle s’y sentait particulièrement en beauté… Et soudain, toute cette petite magie s’écroula, quand Herminie prit des mains d’un valet une lettre qu’un courrier de la duchesse douairière de Guise venait d’apporter en urgence. En dépit du fait qu’elle était adressée à Claude, Marie fit sauter le cachet et lut… puis se laissa tomber sur un siège tandis que des larmes montaient de son cœur à ses yeux : Louise de Conti venait de mourir au château d’Eu…

« Depuis des jours elle se laissait aller au désespoir, écrivait la veuve du Balafré, refusant le boire comme le manger. Le chagrin causé par la séparation d’avec son époux bien-aimé la rongeait comme une blessure pleine de venin. Aujourd’hui elle a rendu son âme apaisée après avoir demandé pardon de ses fautes… »