— Louise ! murmura Marie désolée à la pensée qu’elle ne la verrait plus, qu’elle n’entendrait plus son rire communicatif, ni sa voix parfois mordante mais qui, si souvent, l’avait réconfortée. La vie avait fait d’elle sa sœur par mariage mais en la perdant Marie découvrait qu’elle avait été beaucoup plus que cela : une amie sûre, fidèle, sans faille quelles que puissent être les circonstances…

Devant cette douleur inattendue, Herminie demanda si elle devait dire à Peran de dételer, ajoutant que la Duchesse ne devait pas avoir très envie d’aller au Palais-Cardinal, mais celle-ci sauta sur ses pieds, l’œil furibond :

— Oh ! que si ! J’en ai même plus envie que jamais ! Et toi, tu m’accompagnes…

— Chez le Cardinal ? Alors qu’il ne me connaît pas ?

— Tu attendras dans la voiture ! Au cas où il me ferait arrêter, il y aura au moins quelqu’un pour avertir mon époux. Tu n’auras qu’à envoyer un courrier à Dampierre…

— Vous arrêter ? Par pitié, restez ! Dans l’état où je vous vois, vous êtes capable de vous perdre ! C’est un homme si dangereux, si…

— Peut-être mais il est grand temps de lui dire ses vérités. Plus un mot à présent !…

Et il fut impossible de lui arracher une autre parole.

En arrivant à destination, elle n’attendit pas qu’on lui ouvre la portière, sauta à terre et fila vers l’escalier en écartant d’un geste autoritaire de la main ceux qui tentèrent de lui parler. On courut donc prévenir Madame de Combalet et celle-ci rejoignit la Duchesse dans l’antichambre du cabinet :

— Vous êtes en avance, Madame la Duchesse, tenta-t-elle avec un aimable sourire, et je crains que Son Eminence ne soit occupée…

— Tant pis ! Ce que j’ai à lui dire ne souffre aucun retard !

Et sans se soucier des deux gardes en tunique rouge plantés de chaque côté de la porte, Marie ouvrit celle-ci et entra.

Richelieu en effet n’était pas seul : assis devant sa table surchargée de papiers, un chat sur les genoux – il les adorait et il y en avait toujours au moins deux qui l’accompagnaient dans ses voyages –, il s’entretenait avec un moine en froc gris, un capucin barbu, maigre, marqué par l’âge et pieds nus dans des sandales à lanières en dépit de la saison, dont Marie ignorait qu’il était le plus fidèle conseiller du Cardinal et son ami. Il s’appelait le Père Joseph du Tremblay. Bientôt on l’appellerait l’« éminence grise ». Ce n’était à cet instant pour elle qu’un frocard comme les autres, venu sans doute pour une aumône. Aussi, sans même s’excuser et après un semblant de révérence, déclara-t-elle qu’il lui fallait parler sur l’heure au Cardinal mais qu’elle était prête à offrir quelques pièces d’or pour le couvent si le moine consentait à lui céder la place.

D’abord suffoqué par tant d’audace, Richelieu prit le parti d’en rire puis, remarquant que sa visiteuse intempestive ne semblait pas dans son état naturel, il pria le Père Joseph de bien vouloir se retirer un moment :

— Nous nous verrons plus tard, ajouta-t-il… mais n’oubliez pas de profiter des bonnes dispositions de Madame la Duchesse envers votre sainte maison…

Force fut à Marie de mettre la main à son escarcelle. Après quoi elle dut attendre que le Cardinal eût lui-même raccompagné son conseiller à la porte en le tenant par le bras.

— Le Père Joseph a la vue faible, expliqua-t-il calmement, mais son esprit est l’un des plus lumineux que je connaisse ! Cela dit – et il retourna s’asseoir à son bureau sans s’approcher d’elle comme il en avait l’habitude –, vous me semblez en proie à une bien vive émotion, Madame la Duchesse. Qu’est-il arrivé ?

Le ton froid, quasi impersonnel, exaspéra la jeune femme. D’un geste rageur, elle jeta la lettre de sa belle-mère devant Richelieu :

— Ceci… qui va vous combler de joie ! Elle est morte, vous entendez ? Louise de Conti est morte là-haut, dans les brumes du Nord où vous l’avez reléguée, morte du chagrin d’être séparée de l’homme qu’elle aimait depuis si longtemps, qui était son époux devant Dieu et dont elle n’a même pas pu tenir la main à son heure dernière. Quel crime avait-elle commis d’assez grave pour être condamnée à mourir dans le désespoir ? Elle vous détestait n’est-ce pas et c’est cela qui est impardonnable ?

— Non. Ce qui est impardonnable, c’est de conspirer contre la sûreté du royaume et c’est ce que faisaient Bassompierre et son épouse. Moi, je ne suis qu’un rouage ! Je ne compte pas !

— Vraiment ? On ne le dirait pas. Ne vient-on pas de vous offrir la tête du maréchal de Marillac, un brave soldat, coupable seulement d’être le frère de l’ancien Garde des Sceaux que la Reine Mère voulait mettre à votre place… Et ce « crime » méritait la mort ?



Quelques jours plus tôt, en effet, un tribunal réuni à Rueil, chez le Cardinal, et présidé d’ailleurs par Châteauneuf, avait condamné à mort le Maréchal qu’après la Journée des Dupes on avait été arrêter en Italie, à son poste de commandement.

— Ce n’est pas moi qui l’ai voulu. Le Roi en faisait une affaire personnelle et c’est lui qui a exigé le châtiment suprême. Essayez de comprendre, Madame, que des Pays-Bas où elle s’est enfuie, Marie de Médicis négocie une alliance avec son gendre le roi d’Espagne, et en même temps sollicite l’Empereur d’attaquer Toul et Langres. Grâce à elle, celui-ci, Philippe IV et Charles de Lorraine sans compter Monsieur sont en train de former une coalition contre nous ! Ceux qui, en France, pourraient les aider doivent être supprimés.

— Pourquoi pas Michel de Marillac, dans ce cas ? C’est lui, selon vous, le principal coupable. Va-t-il bientôt monter à l’échafaud ?

— Il est malade et désormais privé de soutiens : il restera au donjon de Châteaudun. Le Maréchal, lui, gardait son pouvoir sur les troupes qu’il commandait. Il ne nous manquerait plus qu’une rébellion dans l’armée… Et puis en voilà assez ! L’aide que vous m’apportez dans nos relations chaotiques avec la Lorraine ne vous autorise pas à vous immiscer dans la politique du Roi…

— Du Roi ? Laissez-moi rire ! Comme s’il n’était pas un simple jouet entre vos mains. Combien de têtes lui faudra-t-il encore, à cette sacro-sainte politique ?…

— Je n’ai pas. Madame, à en discuter avec vous !

Cette fois la colère vibrait dans la voix du Cardinal mais Marie, emportée par l’indignation, allait passer outre quand le Père Le Masle, le secrétaire que la Duchesse remplaçait de temps en temps, entra tout agité pour annoncer que le Capitaine des Gardes de Son Eminence demandait à être reçu dans l’instant pour affaire grave.

— Qu’il entre ! Et vous, Madame, restez ! Nous n’en avons pas encore fini…

Moitié par curiosité, moitié parce qu’elle n’avait pas complètement vidé son sac, Marie alla s’asseoir près du feu mais en prenant soin de dissimuler son visage. Ce qu’avait à dire l’officier était en effet grave bien que, dans les débuts, cela parût totalement dépourvu d’intérêt à la jeune femme. Un Garde du Cardinal et un Mousquetaire du Roi s’étaient pris de querelle, battus en duel devant le cabaret de la Pomme de Pin, et la rencontre se soldait par un drame : le Mousquetaire avait tué son adversaire…

Richelieu s’empourpra, ses dents se serrèrent et son poing fermé s’abattit sur sa table de travail avec une violence qui fit trembler le candélabre :

— Cela ne finira donc jamais ! Qui m’a-t-on occis ?

— Bellanger ! Je dois à la vérité de dire qu’il l’a cherché : il devient méchant quand il boit et il avait insulté une dame…

— Ce n’est pas une raison pour le tuer et braver mes édits en plein Paris ! Sait-on le nom de son adversaire ?

— Oui, Monseigneur ! Gabriel de Malleville… Le guet arrivait à cet instant et s’est emparé de lui. À la vérité il n’a opposé aucune résistance. Il a même empêché ses camarades présents d’en découdre avec les nôtres.

— C’est sage mais cela ne le sauvera pas. Il est au Châtelet ?

— Oui, Monseigneur, en attendant l’ordre de le transférer à la Bastille, je suppose ?

— C’est bien. Je vous remercie. Vous pouvez vous retirer, conclut le Cardinal en prenant note de ce qu’il venait d’apprendre.

Quand il releva la tête, il vit Marie, debout devant lui, pâle jusqu’aux lèvres mais les yeux étincelants.

— Quelle excellente journée pour vous, Monsieur le Cardinal, fit-elle d’une voix cinglante. Vous aurez une nouvelle victime à jeter à vos bourreaux ! Vous devez être heureux !

— Madame !

Mais elle s’était déjà retournée, si vite qu’elle avait atteint la porte avant que Richelieu se fût seulement levé. La tête haute, retenant ses larmes, elle parcourut la galerie sans s’apercevoir de la présence de Madame de Combalet, descendit l’escalier en courant et, le perron franchi, s’engouffra dans son carrosse où Herminie l’attendait mais, devant son visage bouleversé, celle-ci se garda prudemment de l’interroger :

— Touche à l’hôtel ! cria-t-elle à Peran avant de se rejeter dans son coin de voiture où elle éclata en sanglots dont sa petite suivante n’osa demander la cause.

Elle n’avait pas souvent vu sa cousine dans cet état mais savait qu’il valait mieux la laisser se calmer seule. Bientôt on atteignit la rue Saint-Thomas-du-Louvre et les sanglots s’étaient apaisés mais les pleurs coulaient encore. Marie les essuya d’un gant rageur quand son majordome lui annonça qu’un Mousquetaire l’attendait dans le salon des Muses.

— Il m’a donné son nom : le baron d’Aramitz.

Elle trouva le jeune homme debout devant la statue de Terpsichore, comme jadis Holland au moment de leur séparation, et ne put s’empêcher d’admirer l’élégance parfaite de sa tenue mais, au bruit de ses pas, il lui fit face et elle put voir le souci inscrit sur sa figure :

— Vous venez m’apprendre, n’est-ce pas, que Malleville a tué l’un des Gardes du Cardinal et qu’il est prisonnier ?

— Vous le savez déjà. Madame la Duchesse ? Comment est-ce possible ?

— J’étais chez Richelieu au moment où l’on est venu lui apprendre la nouvelle et j’en suis encore tout étourdie ! Comment Malleville, la sagesse personnifiée, le sang-froid incarné, a-t-il pu se laisser aller à cette folie : se battre pour une femme !

— Pas n’importe quelle femme ! C’est vous que ce misérable injuriait et en des termes tels qu’aucun gentilhomme présent ne pouvait admettre de les entendre. S’il n’avait réagi, je l’aurais fait à sa place mais il s’y est opposé en disant que c’était affaire à lui. De même, il a refusé que nous le secondions contre les amis de ce rustre…

— Nous ? Combien étiez-vous donc ?

— Cinq en comptant Gabriel : Armand de Sillège d’Athos, Isaac de Porthau, votre serviteur et Charles d’Artagnan…

— D’Artagnan ? Je connais ce nom-là !

C’était Louise de Conti qui le lui avait appris. Lorsque, alors en Angleterre, elle avait envoyé Peran rapporter en France les ferrets de la Reine si imprudemment offerts au duc de Buckingham, son fidèle cocher, à peine arrivé en France, était tombé dans une embuscade tendue par les séides du Cardinal alertés par Lady Carlisle[12]. Il en avait été sauvé par l’épée sans rivale d’un certain d’Artagnan, lié… d’amitié à une suivante de la Reine et qui était allé au-devant de lui pour ensuite l’escorter jusque chez Madame de Conti… À l’époque, Marie n’avait en tête que Holland, Buckingham et ses propres intérêts. Elle n’avait jamais cherché à connaître ce Mousquetaire gascon dont Louise lui avait cependant dit qu’il était charmant, pensant alors que son amie se le réservait…

Elle voulut en parler à son visiteur mais celui-ci, déjà, prenait congé en disant qu’il était venu pour l’avertir mais qu’il devait rejoindre ses amis que M. de Tréville voulait présenter au Roi. On avait rendez-vous au Louvre, au bas du Grand Degré-Cependant, avant de sortir, Aramitz ajouta :

— Le bruit court. Madame la Duchesse, que le Cardinal vous voit avec un sensible plaisir. Peut-être pourriez-vous nous aider ?

— Soyez sûr que je ferai l’impossible pour Gabriel. Dites-le-lui si vous parvenez à l’approcher…

Restée seule, Marie ne remonta pas tout de suite chez elle, préférant rester là, à tourner en rond, pour tenter de calmer son agitation. Quelle affreuse journée, en vérité ! Pourquoi avait-il fallu que la mort de Louise la mette hors d’elle au point de courir jeter sa colère à la tête de Richelieu au moment où, sans le savoir, elle allait avoir le plus grand besoin de sa clémence ? Retourner auprès de lui, il n’y fallait pas songer. D’ailleurs, il devait s’être rendu au Louvre pour le Conseil. Le mieux peut-être était de l’y rejoindre ? Non, ce n’était pas une bonne idée !… Le Roi ! C’était le Roi qu’il fallait voir ! Les Mousquetaires étaient sa création, le corps privilégié chargé de sa personne en dehors des demeures royales et le capitaine le savait bien qui était en train de se rendre auprès de lui avec ceux qui avaient assisté au duel… Et Marie, soudain, éprouva une irrésistible envie d’aller voir comment cela se passerait. De toute façon, elle devait à la mémoire de Madame de Conti d’annoncer elle-même son décès à la Reine…