— Et si c’était la vérité ? Si je le devenais…
Quittant enfin son appui, Marie s’avança lentement en rejetant sa cape et son voile noirs. Elle connaissait la puissance de sa beauté et n’avait pas besoin de miroir pour savoir que dans la lumière des bougies ses cheveux fauves, ses grands yeux d’un bleu si profond et ses lèvres humides brillaient doucement cependant que l’émotion soulevait ses seins sous la mousseline qui les couvrait.
— Je sais depuis longtemps que vous me désirez, poursuivit-elle d’une voix plus basse et plus prenante. Eh bien me voici ! Je suis à vous !
Elle avançait toujours, les mains tendues, après avoir dégrafé sa collerette d’un geste preste. Le Cardinal devint pâle et, se levant vivement, il quitta son fauteuil et recula vers les rideaux qui masquaient les fenêtres. Lui aussi tendit les mains mais son geste à lui repoussait comme il l’eût fait devant le Diable :
— Ne me tentez pas ! C’est vrai que je vous désire mais si je vous cédais, si j’acceptais ce marché, je ferais fi de ma dignité à mes propres yeux : j’espérais vous séduire et non vous acheter ! Allez-vous-en, Marie ! Partez !… et pardonnez-moi ! Un jour peut-être…
Elle comprit qu’elle avait perdu, que, se fût-elle entièrement dévêtue devant lui, il l’aurait rejetée pareillement. Il y avait en lui quelque chose d’inaccessible, d’impitoyable même envers lui-même, quelque chose qu’elle ne pourrait jamais comprendre… D’un geste las, elle ramassa sa cape :
— Non, dit-elle. Je ne reviendrai plus !
— Si, parce que j’ai encore besoin de vous…
— Et moi j’ai besoin de savoir en vie le seul homme, avec mon mari – et encore ! – qui se soucie de ma sécurité. C’est toujours non ?
— Hélas…
— Alors adieu, Eminence !
Sans se retourner, cape et voile portés négligemment sur une épaule, Marie sortit du cabinet de travail. Son allure était celle d’une reine et elle laissa derrière elle le battant largement ouvert… Peut-être espérait-elle vaguement qu’il la suivrait, ou du moins la rappellerait mais rien ne vint. Refoulant sa colère et sa déception, elle passa devant Madame de Combalet sans s’apercevoir de sa présence et se jeta dans son carrosse comme si elle montait à l’assaut. Avec tant d’impétuosité qu’elle serait tombée si une main vigoureuse ne l’avait rattrapée : celle de Châteauneuf qui l’attendait dans l’ombre de la voiture.
— Vous êtes là ? fit-elle distraitement.
— J’étais mort d’inquiétude… de jalousie aussi. Qu’êtes-vous allée faire chez lui à pareille heure ?
— Lui demander la grâce d’un ami…
— Et à voir votre visage il a refusé ? Qui vouliez-vous sauver ?
— Le chevalier de Malleville, un Mousquetaire qui était autrefois mon écuyer. Il a embroché un Garde du Cardinal qui m’insultait.
— Mais c’est le Roi qu’il faut voir ? Voulez-vous que je…
— Inutile ! Louis pour cette occasion remet son droit de grâce à son bien-aimé Ministre puisque le mort était à lui…
— Alors ce malheureux est perdu, soupira le Marquis en s’adossant plus commodément aux coussins de velours.
— Non, parce que je veux le sauver. Et que vous allez m’y aider.
Le moment de détente auprès de Marie que Châteauneuf pensait savourer vola en éclats :
— Moi ? Mais comment le pourrais-je ?
— Vous êtes Garde des Sceaux, il me semble, et la justice est de votre ressort. Or Malleville va être jugé ?
— Et vous voulez que je le fasse acquitter ? Alors que je viens de faire tomber la tête d’un Maréchal de France qui n’avait à se reprocher que d’être le frère de mon prédécesseur ? Nous serions cassés dans l’heure suivante, moi et mon arrêt. Ce qui ne sauverait pas votre protégé.
Le ton lénifiant qu’il employait eut le don d’exaspérer Marie :
— Voulez-vous cesser de me prendre pour une sotte ? Je sais fort bien que c’est d’autant plus impossible qu’on ne vous demandera sans doute pas de vous mêler d’une simple affaire de duel entre deux personnages de petite importance. Ce que je veux, Monsieur le Garde, est que vous m’aidiez à le faire fuir… et ne me dites pas que vous ne le pouvez pas si vous voulez que je vous adresse encore la parole ! Inutile d’ajouter que vous ne reverrez jamais certaine clé à laquelle vous semblez attacher du prix !
— Oh non ! par pitié ! Non, ne m’enlevez pas l’espoir qui m’aide à vivre !
Il voulut se laisser glisser à ses pieds mais un cahot de la voiture précipita le mouvement et il se retrouva à quatre pattes avec une douleur dans le genou. Ce qui n’attendrit pas Marie :
— Cessez de faire le pitre et reprenez votre place ! Je ne vous demande pas la lune. Le prisonnier est toujours au Châtelet ?
— Oui puisque c’est le guet qui l’a arrêté. Mais il va être transféré à la Bastille où il sera jugé…
— Quand ?
— Demain matin sans doute…
— Votre sans doute ne me satisfait pas. Je veux l’heure exacte du transfert et une escorte facile à maîtriser c’est-à-dire pas trop nombreuse et pas trop vaillante. Le reste me regarde !
— Mais…
— Pas de mais ! Ou vous m’obéissez ou je ne vous revois de ma vie ! Mais si, demain soir, Malleville est hors de danger…
— Eh bien ?
— Je vous attendrai à minuit dans le pavillon que vous savez. Mon époux est à Dampierre où il s’occupe à agrandir le parc et à rénover une aile du château…
— Demain soir ? Vraiment ?
Il voulut la prendre dans ses bras mais elle le repoussa :
— Gagnez d’abord votre récompense. Elle sera à la mesure de votre dévouement..
Il prit la main de Marie et y écrasa ses lèvres :
— Vous serez obéie. Déposez-moi au Châtelet et, si vous avez la bonté de m’attendre, je vous donnerai l’heure…
Marie fit arrêter sa voiture dans les ombres de l’église Saint-Jacques-de-la-Boucherie. C’était son véhicule d’apparat, largement armorié donc facile à reconnaître et qu’il valait mieux ne pas étaler trop près de la vieille prison. Châteauneuf descendit et disparut pendant une demi-heure environ. Quand il revint, il était légèrement hors d’haleine mais satisfait :
— Nous avons eu de la chance. Le Cardinal avait donné ordre de le transférer cette nuit. J’ai assuré qu’il venait de changer d’avis et que ce serait demain matin au jour. Etes-vous contente de moi ?
— Jusqu’à présent oui. Voyons la suite…
Le domicile du Garde des Sceaux étant proche, ils se séparèrent là et Marie ordonna à Peran de la ramener rue Saint-Thomas-du-Louvre. Mais au lieu de faire partir les chevaux, il mit le frein, descendit de son siège et vint à la portière :
— Au cas, dit-il, où Madame la Duchesse aurait besoin de solides compagnons, fiables et peu curieux mais assez portés sur quelques pièces d’or, je peux lui trouver ça.
Elle ne se formalisa pas, sachant qu’il avait dû tout entendre. Sa fidélité étant absolue, c’était toujours du temps de gagné :
— Rentrons ! dit-elle. Je te donnerai ce que tu voudras et tu pourras prendre les dispositions que tu jugeras nécessaires.
Ainsi qu’elle s’y attendait, Aramitz qui avait échangé sa casaque bleue et or contre des vêtements plus sobres patientait dans son cabinet en compagnie d’un assortiment de douceurs et d’un flacon de claret qu’Herminie lui avait servis avant de se poser sur un tabouret pour lui faire la conversation. Marie qui entrait suivie de Peran alla au-devant de sa question :
— Il ne nous reste que l’aventure, cher Baron ! Et une aventure qui doit être menée au lever du soleil. Mais peut-être vaut-il mieux que vous n’en soyez pas. Au cas où nous échouerions, votre tête serait en péril…
Sans rien laisser dans l’ombre, elle lui raconta ce qui venait de se passer et ce qu’elle comptait faire pour soustraire Gabriel à son sort fixé d’avance. Puis elle lui présenta Peran à qui elle remit une bourse emplie de pièces d’or qu’il fit disparaître dans sa vaste poche.
— Naturellement j’en suis ! déclara le Mousquetaire, et je peux vous assurer que nous serons plusieurs. S’il entre à la Bastille il n’en sortira que pour être exécuté. Or, un coup de main sur le chemin de la place de Grève serait hasardeux parce qu’il faudrait compter avec la foule et le déploiement des hommes du Prévôt. Accordons nos violons !
On ne disposait pas de beaucoup de temps et le conciliabule fut bref mais précis. Puis, pendant que le Mousquetaire et le cocher vaquaient à leurs préparatifs, Marie fit les siens avec une Herminie qui, pour rien au monde, n’eût cédé sa place.
Les coqs se répondaient dans les divers couvents répandus dans Paris quand la Duchesse, sous des habits d’homme, sortit de chez elle à cheval avec, en croupe, Herminie qui, sous une mante épaisse, cachait les cotillons et la coiffe d’une paysanne. Elles franchirent le Pont-Neuf pour gagner la rive gauche et remontèrent vers le Petit Châtelet et l’église Saint-Séverin à l’ombre de laquelle Peran déguisé en paysan lui aussi les attendait, assis à l’avant d’un solide chariot attelé d’un vigoureux cheval et chargé en apparence de choux recouvrant en réalité une épaisse couche de paille. Sans un mot, Herminie alla prendre place auprès de lui et l’attelage se mit en marche, suivi à courte distance par Marie dont l’aspect était celui d’un jeune bourgeois ou d’un notaire on ne peut plus paisible. En revanche, sa monture était l’un des meilleurs coureurs de son écurie mais elle savait le contraindre à une rassurante sagesse. Sous le chapeau à cuve qui emprisonnait sa chevelure, sa figure, méconnaissable, était enduite d’un mélange de brique finement pilée et de suie additionné d’un peu d’huile qui lui donnait une curieuse teinte bronzée.
On franchit ainsi l’île de la Cité et le Pont-au-Change que prolongeait, passé l’église Saint-Leufroy, le passage voûté ouvert sous le Grand Châtelet. Au-delà était la place que l’on appelait l’Apport Paris, où aboutissait la rue Saint-Denis et où un marché en plein vent se tenait régulièrement. En y arrivant, l’on vit que plusieurs maraîchers étaient en train de s’y installer et qu’il y avait un peu plus de mouvement que d’habitude.
— Tout le monde est là, murmura Peran à la Duchesse qui s’était approchée sous le prétexte de demander un renseignement. Je vois d’ici votre ami Aramitz – l’abbé en habit minable qui lit son bréviaire près de Sainte-Opportune et pas loin de lui son gigantesque copain Porthau déguisé en portefaix… qui vient vers nous pour nous aider à décharger. Nous sommes juste à temps : le bal ne va pas tarder…
En effet, comme sept heures sonnaient à l’horloge de la prison, une voiture grillagée et fermée sortait de l’une des cours du Châtelet, suivie seulement de deux sergents à cheval. Au moment où elle débouchait sur la place, Peran siffla dans ses doigts et aussitôt une violente querelle éclata entre deux paysans et le faux portefaix. Peran s’en mêla, embrassant la cause des agresseurs, et Porthau parut entrer en fureur. Arrachant Herminie de son siège, il renversa le chariot dont le contenu roula jusque sous les sabots de l’attelage officiel qui se trouva immobilisé. Tandis que les agitateurs fournissaient de l’occupation à l’escorte, Aramitz ouvrit la portière, en tira Malleville de force et lui fit enfourcher le cheval que Marie venait de libérer en sautant à terre. Presque simultanément, celle-ci aida Herminie à sauter en croupe :
— Laissez faire, Gabriel ! chuchota-t-elle. Herminie sait où il faut aller. Foncez vers la porte Saint-Antoine… et bonne chance ! Je vous rejoindrai bientôt…
À défaut de son visage il avait reconnu sa voix et, habitué à obéir aux ordres sans discuter, il piqua des deux dans la lumière incertaine du petit jour. À partir de là, les auteurs de l’incident s’éclipsèrent l’un après l’autre, laissant continuer ceux qui s’étaient jetés dans la bataille sans même savoir pourquoi, comme il arrive facilement chez les peuples au sang chaud. Le chariot se retrouva sur ses roues et Marie y grimpa au moment précis où Peran enlevait son cheval pour embouquer la rue Saint-Dénis. Porthau et Aramitz disparurent en même temps grâce aux chevaux qu’ils avaient cachés près de Sainte-Opportune et filèrent en direction du Pont-Neuf qu’il leur fallait traverser pour regagner l’hôtel des Mousquetaires. Il ne resta plus aux gens du Châtelet comme à ceux de l’escorte qu’à calmer les belligérants avec quelques horions. On procéda à deux ou trois arrestations mais comme il fut vite évident que nul ne savait pourquoi on s’était battus – sauf ceux qui avaient été payés pour ça ! – personne ne fut maintenu. Ce qui était tout de même un peu étrange à une époque dure et sous un gouvernement ayant tendance à se montrer trop curieux plutôt que pas assez. Apparemment Châteauneuf avait parfaitement fait son travail et, ce soir-là, Marie le paya avec une générosité qui le combla.
"Marie des passions" отзывы
Отзывы читателей о книге "Marie des passions". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "Marie des passions" друзьям в соцсетях.