Celle-ci s’apprêtait, faute de mieux, à goûter les charmes de l’été en Touraine et réorganisait sa maison. Avant de quitter Paris, elle avait envoyé un courrier à Basilio, lui demandant de convaincre Gabriel de Malleville de la rejoindre mais le Florentin lui avait fait savoir, par retour du messager, que son compagnon de solitude avait disparu :
« Il ne supportait plus de rester là à ne rien faire que jouer aux échecs avec Basilio. Il a refusé tous ses sages conseils et même de lui donner les éléments pour tirer son horoscope, prétendant qu’il préférait ne rien savoir. Ce qui est d’un petit esprit ! Toujours est-il qu’un beau matin il a disparu en emportant quelques provisions pour la route et le meilleur cheval des écuries. Et comme personne ne l’a vu passer, ce qui est normal lorsque l’on voyage de nuit, Basilio ne peut même pas te dire, Madame la Duchesse, de quel côté. Basilio cependant prie pour lui. À défaut d’une intelligence éclairée c’est un brave garçon… »
Le reçu de cette missive plongea Marie dans la perplexité et Herminie dans une agitation des plus révélatrice :
— Pourquoi avoir fait cela ? s’écria la jeune fille au bord des larmes. Il devrait savoir que les espions du Cardinal sont partout et que quitter son refuge l’expose à de graves dangers ! Où a-t-il bien pu aller ?
— Nous n’avons aucun moyen de le savoir, soupira la Duchesse. Peut-être est-il rentré tout simplement chez lui, en Normandie…
— Ce serait le meilleur moyen de retomber entre les mains des agents du Roi : on a dû saisir ses biens, ses terres…
— Il n’a pas été jugé. On peut ne lui avoir rien pris.
— Je sais qu’il ne l’a pas été mais, à présent, il doit l’être et sa fuite a aggravé son cas. J’ai entendu dire que le Cardinal usait des services d’un homme effrayant, rusé et impitoyable, qu’il charge de ses basses besognes. Il s’appelle Laffemas et il aurait déjà noyé dans le sang deux révoltes paysannes. Si Gabriel tombe entre ses mains…
Marie eut un rire léger et fit asseoir Herminie auprès d’elle.
— Si tu me disais que tu l’aimes, cela simplifierait les choses ?
— Je ne vois pas en quoi ? fit la petite en baissant le nez. D’ailleurs, il se soucie de moi comme d’une guigne !
— Il te l’a dit ?
— Bien sûr que non. Pour le temps que nous avons passé ensemble, il s’est montré d’une grande gentillesse mais il n’est pas aveugle : comment pourrait-il s’intéresser à moi quand vous êtes là ?
Cette fois, le rire de Marie fusa :
— Ne va pas t’imaginer que je suis pour toi une rivale. Ton chevalier ne m’a jamais considérée comme une femme. Je suis pour lui un animal étrange, une curiosité méritant sans doute attention parce que imprévisible et sans cesse à la recherche d’un mauvais coup. Il devait me protéger, il l’a fait et, durant le temps que nous avons passé ensemble, je crois qu’il s’est pris pour moi d’une sorte d’affection un rien méprisante et résolument fraternelle. En outre, je ne suis pas le genre de femme qu’il apprécie…
— Et quel genre de femme apprécie-t-il ?
— Dodue, fraîche, bonne vivante, le cheveu blond et la peau claire avec des appas… évidents, pensa tout haut Marie évoquant mentalement la ronde Eglantine, la patronne de La Vigne en Fleur.
— Il… il n’aime pas les rousses ?
— Les ?… Oh ! pourquoi pas ! concéda Marie, s’apercevant que ses descriptions pourraient convenir à Herminie dans quelques années… surtout si elle continuait à manifester le même penchant pour les gâteaux et les confitures… Tu devrais avoir tes chances, ajouta-t-elle gentiment.
— Dans les circonstances actuelles, celles-ci me paraissent minces. Dieu sait quand nous le reverrons… si même nous le revoyons, soupira Herminie d’un ton si désolé que Marie l’attira à elle pour l’embrasser :
— Il ne faut jamais désespérer ! conclut-elle.
Les jours passèrent sans apporter la moindre nouvelle de Malleville. Pourtant, des visiteurs vinrent à Couzières pour le plus grand plaisir de Marie, et d’abord Montaigu qu’elle ne trouva plus aussi amusant qu’auparavant : il vieillissait. Mal selon la Duchesse, parce qu’il se tournait vers Dieu et, sans aller jusqu’à la bigoterie, demandait souvent à la méditation et à la prière de l’aider dans ses entreprises puisqu’il poursuivait son activité d’agent secret avec la Lorraine. Aussi était-il moins attiré par les jeux de l’amour. C’était comme si l’âme de Marie l’intéressait plus que son corps. Celle-ci qui bâillait toujours au prêche s’en consola d’autant mieux qu’il avait avec lui un jeune gentilhomme anglais, William, Lord Craft, qui tomba amoureux de la Duchesse au premier regard et qu’elle trouva absolument charmant. Elle lui accorda ses « faveurs » dans certaine grotte aménagée par le duc Hercule sous l’une des terrasses de ses jardins descendant jusqu’à la rivière.
Des pilastres ioniques en marquaient l’entrée et il s’y trouvait une source pétrifiante qui faisait peur aux gens du village et même aux petites servantes. Cette bienheureuse conjoncture avait permis à Marie d’y porter des tapis et des coussins en prétextant que la fraîcheur du lieu lui permettait de supporter les étouffantes chaleurs de l’été. William Craft n’y vécut pas moins quelques nuits torrides qui transformèrent le jeune homme – beau et agréablement bâti de surcroît – en adorateur tellement béat que c’en devenait gênant Surtout pour Montaigu, qui le renvoya à Londres chargé de « rapports urgents » pour Whitehall. Rapatrié, il couvrit sa déesse de lettres débordantes : « La passion que j’ai pour vous est plus grande que je ne peux exprimer et la résolution que j’ai prise ne changera jamais » ou encore : « Je n’aimerai jamais que vous et cela de tout mon cœur, toute mon âme et toute ma vie… » On devait le revoir de temps en temps mais pas à Couzières : Marie qui n’appréciait la campagne que par temps doux et beau soleil, et en particulier une campagne aussi éloignée de Paris, décida de s’établir à Tours quand vinrent les mauvais jours. D’abord elle y avait ses hommes d’affaires chargés de débrouiller une trésorerie dont ni elle ni son époux ne s’étaient jamais beaucoup souciés. En outre, le mouvement de la ville permettait de recevoir discrètement plus de gens un peu hors du commun que dans son petit château. Aussi alla-t-elle s’installer dans un bel hôtel appartenant à l’Archevêché, l’hôtel de La Massetière dont la location ne lui coûterait guère : elle avait en effet séduit le vieil Archevêque, Monseigneur Bertrand d’Eschaux, qui était une ancienne relation puisqu’il avait béni son mariage avec Luynes. Basque d’origine, il avait été évêque de Bayonne, c’était un homme fort instruit, fort aimable, borgne et âgé de plus de quatre-vingts ans. Il n’en flamba pas moins comme un fétu de paille en retrouvant près de vingt ans après la jolie mariée de jadis devenue une foudroyante beauté.
On ne sait trop si leurs relations dépassèrent une bienséante amitié mais c’est peu probable étant donné le penchant de Marie pour les hommes bien charpentés et en possession de tous leurs moyens. Monseigneur d’Eschaux n’en devint pas moins un habitué de la maison où il venait pratiquement chaque jour. Pour être platonique, cet amour était délicieux parce qu’il donnait à la Duchesse l’impression d’être protégée par un oncle affectueux… et généreux car Monseigneur lui « prêtait de l’argent » avec une libéralité qui l’enchantait…
Rapidement, Madame de Chevreuse devint le principal centre d’intérêt des cancanières de la ville. Ces dames n’appréciaient ni ses relations, ni son train de maison, ni ses toilettes somptueuses et pas davantage la façon cavalière qu’elle avait de les traiter. Et durant son séjour à Tours, Marie ne se fit pas une seule amie. Elle s’en souciait peu, son esprit et son temps étant accaparés par les affaires du royaume et son énorme correspondance. La Lorraine, où Monsieur s’accrochait parce que le Roi s’obstinait à refuser la reconnaissance de son mariage avec la charmante Marguerite, était entrée en conflit ouvert et, à l’automne, les troupes françaises occupaient Nancy dont tout le monde s’était enfui à commencer par Gaston d’Orléans, parti rejoindre à Bruxelles sa chère maman tandis que le duc Charles apportait ses forces aux princes allemands dont les Etats, depuis plusieurs années, subissaient les ravages de l’effroyable guerre de Trente Ans. Avec à cette époque une accalmie due à la mort du roi de Suède Gustave Adolphe, allié de la France et qui avait été sans doute le plus grand capitaine de son temps. Ce qu’il avait fait subir aux Impériaux était autant de gagné par la France et si les Suédois restèrent dans le conflit, ils étaient affaiblis et le royaume se retrouva au premier rang. Au milieu de cet imbroglio, Marie nageait comme un poisson dans l’eau, s’efforçant de brouiller les cartes plus encore qu’elles ne l’étaient. Grâce à Dieu sans obtenir grand effet : tant qu’aucun conflit n’opposait ouvertement la France à l’Espagne, on tenait volontiers cette avalanche de lettres et de billets pour « bavardages de femmes » sans y attacher autrement d’importance. De Bruxelles, le Cardinal-Infant, exaspéré par les criailleries incessantes de Marie de Médicis et de Madame du Fargis, toujours à court d’argent, se contentait d’envoyer de bonnes paroles à sa sœur par le truchement de Mirabel et de Madame de Chevreuse, mais les choses n’avançaient guère.
Marie s’en rendait compte. Cela l’enrageait d’autant plus que dans ce que lui écrivait Anne d’Autriche, il était de moins en moins question de son retour à la Cour. Ce qui était au fond la seule affaire qui lui importât. On lui prêchait la patience, et ce qu’elle en gardait diminuait de jour en jour. Paris n’était éloigné de Tours que d’environ cinquante lieues, pourtant elle éprouvait le sentiment d’habiter au bout du monde. Jamais exil ne lui avait paru aussi pénible à supporter, sans doute parce qu’elle perdait petit à petit la conscience d’être importante comme à Nancy où elle tenait dans sa main le Duc régnant, ou même à Dampierre où elle était chez elle et pouvait disposer de l’ensemble des forces d’un duché, sans compter l’affection qu’elle avait pu inspirer à ses habitants. À Couzières, elle n’était pas chez elle mais chez un père qui la détestait et à Tours le seul personnage de quelque importance à sa dévotion était un vieil évêque au bord de la tombe.
Les gens qui venaient lui faire visite lui semblaient assommants, à la seule exception du séduisant François de La Rochefoucauld, fils aîné du Duc et titré prince de Marcillac selon la coutume. C’était la Reine qui le lui avait présenté un jour à Fontainebleau. Joli garçon de vingt-deux ans avec de beaux cheveux bruns et un visage régulier à la bouche sensuelle, il était exilé lui aussi sur ses terres pour intempérance de langage. « Curieux personnage, généreux, chimérique, passionné mais irrésolu, velléitaire et malchanceux, il évoque assez bien ces héros de romans dotés au berceau de multiples dons qu’une méchante fée aurait empêché d’utiliser[14]. »
On l’avait marié à quinze ans à une gamine de son âge. Andrée ne quittait que rarement le château familial où elle s’occupait des enfants qu’il lui distribuait avec libéralité. Comme elle ne le gênait pas il s’entendait assez bien avec elle et, s’il écrivit un jour : « Il y a de bons mariages, mais il n’y en a point de délicieux », il est probable qu’il pensait au sien.
François s’accorda à merveille avec Marie. Craft étant reparti pour l’Angleterre, il eut avec elle une aventure qu’il décrivit plus tard comme « une très grande liaison d’amitié » en ajoutant cependant : « Elle ne fut pas plus heureuse par moi qu’elle n’avait été par tous ceux qui en avaient eu avec elle. » Si la liaison charnelle ne dura guère, l’amitié, elle, résista au temps, bien que Marcillac eût déclaré que « ce n’était pas une construction solide ». Marie admirait son esprit et si certaines des nombreuses réflexions qu’il ne pouvait s’empêcher de lâcher lui semblaient incongrues, telles « Le bonheur est plus insupportable que le malheur » ou encore « Plus on aime une maîtresse, et plus on est prêt de la haïr », il était différent des hommes déjà rencontrés et sut lui inspirer une affection réelle, à la manière d’un frère qu’elle n’aurait pas revu depuis des années…
Mais il n’était pas là aussi souvent qu’elle l’aurait voulu et, au cours des jours, Marie commença à s’ennuyer en dépit du nombre de lettres qu’elle ne cessait d’envoyer et de recevoir… encore que, dans ce sens, le courrier se fît moins intéressant : les souverains étrangers la savaient exilée et l’employaient plutôt comme relais. En outre, la vie mondaine de Tours était beaucoup moins excitante que celle de Paris. Enfin, lorsqu’il lui écrivait, son époux lui laissait clairement entendre qu’il ne cherchait même plus à obtenir son retour en grâce : il avait d’autres chats à fouetter, ayant à faire face à des difficultés financières sans cesse croissantes. Elle en avait aussi car, si son père était tenu d’entretenir Couzières – encore ne s’y résignait-il que poussé par sa femme qui avait de l’amitié pour Marie ! – il ne voyait aucune utilité à participer aux dépenses somptuaires de sa fille qu’il jugeait de plus en plus encombrante. Aussi la Duchesse s’attardait-elle plus fréquemment à l’Archevêché, auprès de son vieil amoureux qui, la voyant mélancolique, s’efforçait de la distraire en donnant des concerts et en recevant davantage qu’auparavant.
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