Ce fut à l’une de ces soirées que Marie rencontra la Présidente de Mareuil dont au premier regard elle sut qu’elle venait de Paris. Le ton délibéré, la façon de s’habiller annonçaient une femme du monde… de son monde à elle. La nouvelle venue tranchait sur le reste de l’assistance féminine.

C’était pourtant une Tourangelle de naissance et elle possédait un manoir aux environs de Tours mais on ne l’avait pas vue dans la région depuis longtemps. Elle préférait jouir à Paris de la fortune que lui avait laissée en mourant son vieux mari, un haut magistrat, ancien célibataire endurci qui s’était pris pour elle d’une passion tardive et l’avait laissée veuve, sans enfants, après quelques années de mariage. Son nom, à vrai dire, n’était pas inconnu de Marie. La jolie Françoise – une brune aux yeux clairs et douée d’un charme certain – figurait dans la haute société parisienne, fréquentait l’hôtel de Rambouillet voisin de l’hôtel de Chevreuse, se montrait à la comédie et même à la Cour où sa noblesse, le rang de son mari et de nombreuses relations lui donnaient accès. Bref, elle apportait avec elle cet air de Paris qui manquait si cruellement à la Duchesse.

Monseigneur d’Eschaux qui l’avait connue enfant la présenta à Marie :

— Voilà une jeune dame qui brûle de vous connaître, ma chère Duchesse. Quand elle m’a fait hier sa visite de bonne arrivée, elle a à peine pris le temps de s’enquérir de ma santé avant de me demander si je vous voyais… C’était à croire qu’elle n’était venue que pour vous !

L’intéressée se mit à rire :

— J’ai toujours beaucoup admiré – de loin ! – Madame la duchesse de Chevreuse mais je dois à la vérité de dire que ce sont mes affaires qui ont motivé mon voyage. La Roselière, mon domaine familial, a grand besoin de réparations et je l’ai laissé trop longtemps aux mains d’un intendant sans scrupules. Je viens donc remettre de l’ordre. Ma chance dans tout cela est que j’étais déterminée à rencontrer enfin une très noble dame qui est aussi la personne la plus extraordinaire du royaume et dont le nom est encore sur toutes les lèvres…

Le « encore » résonna désagréablement aux oreilles de Marie. Cela devait vouloir dire que l’oubli n’était peut-être pas loin. Néanmoins, elle répondit avec infiniment de grâce :

— Le proverbe qui dit « loin des yeux, loin du cœur » ne se justifie jamais autant qu’à la Cour. Je pense que Madame tient surtout à me faire plaisir.

— Point du tout ! s’écria la jeune femme avec une soudaine gravité. La Cour est moins gaie depuis que le rire de Madame de Chevreuse n’y résonne plus…

— Je serais fort étonnée qu’il manque à ce point au Roi ou à Monsieur le Cardinal…

— Pour ce qui est de notre Sire, je ne saurais dire le contraire, mais ce n’est pas assuré en ce qui concerne le Cardinal. Madame la duchesse de Montbazon me disait la semaine passée…

— Vous connaissez ma belle-mère ?

Les jolis yeux gris de la nouvelle venue se mirent à pétiller :

— Mais oui ! Assez pour que, me sachant sur le départ, elle m’ait chargée de beaucoup de bonnes pensées… et même d’une petite lettre, ajouta-t-elle plus bas.

— Que ne le disiez-vous plus tôt ?

L’Archevêque s’étant écarté pour accueillir d’autres visiteurs, les deux dames se trouvaient isolées au milieu du salon et d’un cercle de regards curieux. Marie glissa alors son bras sous celui de la Présidente :

— Faisons quelques pas, proposa-t-elle. J’ignore si vous comptez nombre d’amies parmi ces dames qui nous entourent mais ce n’est pas mon cas.

— Et cela vous étonne ? Mais regardez-vous et regardez-les ! Il est évident qu’elles se donnent un mal infini pour copier votre coiffure et vos atours mais n’en sentent leur province que plus vivement.

Marie avait accès à la « librairie[15] » du prélat ; elle y entraîna Françoise de Mareuil. Elles prirent place sur un large fauteuil à deux places installé près de la cheminée :

— Cette lettre ? Vous l’avez là ?

— Naturellement !

La Présidente tira de son corselet de satin gorge-de-pigeon un billet plié avec élégance et cacheté de bleu qu’elle remit à Marie. L’épouse d’Hercule y avait griffonné quelques mots :

« Madame la Présidente de Mareuil se rend à Tours un jour prochain. Elle désire beaucoup vous connaître et, pensant que vous avez peut-être besoin d’une amie, je vous l’envoie avec mon affection. Vous verrez… » Signé « marie. »

La grande écriture biscornue et l’orthographe un brin fantaisiste que Marie ne connaissait pas représentaient trop bien l’épouse d’Hercule pour susciter le moindre doute. Madame de Chevreuse eut un sourire épanoui et, repliant le billet, le glissa à son tour dans son décolleté avant de se laisser aller sur les coussins de velours rouge avec un soupir d’aise. Puis, tendant la main à sa voisine, elle dit :

— Madame de Montbazon a raison. Je n’ai pas une seule amie dans cette ville et c’est pourtant ce qui me serait le plus nécessaire.

Un laquais chargé d’un plateau de verres contenant du vin d’Espagne passant non loin des deux femmes, Marie l’appela, en prit un tandis que la Présidente en faisait autant :

— Buvons à notre bonne entente ! dit-elle joyeusement.



De cet instant, elles se virent à peu près chaque jour. Françoise de Mareuil avait pris logis dans un hôtel proche de La Massetière et si elle se rendait assez souvent dans son domaine de la rive droite de la Loire pour en surveiller les travaux, elle passait la majeure partie de son temps libre avec sa nouvelle amie. Marie l’appréciait de plus en plus car c’était une vraie mine de renseignements sur ce qui se passait à Paris et même dans l’enceinte du Louvre. Par elle Marie recueillit, non sans soupirer intérieurement, l’écho des fêtes – certaines en l’honneur du nouveau Nonce, Monseigneur Giulio Mazarin que le Roi et Richelieu donnaient au Louvre, au château de Saint-Germain, au Palais-Cardinal, au château de Rueil ou à Chantilly, le beau domaine du pauvre Montmorency dont la Couronne avait hérité. Ce dernier détail fit grincer les dents de la Duchesse :

— Comment Louis ose-t-il, laissa-t-elle échapper, se pavaner sur les domaines de sa victime après l’avoir tuée avec tant d’impitoyable cruauté ?

— Cela vous étonne ? fit Madame de Mareuil. Les dépouilles des malheureux qui meurent sur les échafauds n’appartiennent-elles pas de droit au bourreau ?

Trop émue pour parler, Marie se contenta de serrer fortement la main de Françoise. Ce trait les rapprochait encore et elle crut comprendre que celle-ci partageait entièrement ses vues sur le souverain et son Ministre. Surtout quand elle l’entendit poursuivre :

— La Reine s’est jusqu’à présent refusée de s’y rendre en prenant divers prétextes. Le souvenir douloureux qui s’attache à cette confiscation ajoute à ses tourments. Heureusement que Madame de Hautefort est auprès d’elle sans discontinuer. Elle s’est faite son rempart et son défenseur…

— Le Roi est-il toujours épris d’elle ?

— Oh ! plus que jamais et cela en dépit de son insolence. Lorsque je suis partie on commentait, sans retenue, un incident que je trouve, moi, plutôt amusant : un soir en entrant chez la Reine, le Roi la surprit en train de lire un billet en compagnie de Hautefort. Soupçonneux à son habitude, il demanda à lire ce billet. Un peu gênée, Sa Majesté allait le lui donner quand la belle Marie l’intercepta et le glissa bien apparent dans son décolleté, juste entre ses seins et, en riant, mit le Roi au défi de venir l’y prendre. Gros embarras de notre Sire qui resta un instant décontenancé, n’osant s’aventurer dans un pays aussi tentant. C’est alors qu’il s’avisa d’aller prendre les pincettes près de la cheminée et les approcha de la gorge ravissante qui le narguait. Hautefort, comme on le pense, ne le laissa pas faire : elle jeta le papier à ses pieds en lui tournant le dos. À la suite de cela il s’entretint avec elle longuement et tout le monde put voir qu’il essayait de se faire pardonner…

— La mâtine ! s’écria Marie enchantée. Elle est vraiment forte !

— Mais le restera-t-elle ? Lors de mon départ, une nouvelle fille d’honneur venait d’être donnée à Sa Majesté… sur l’impulsion du Cardinal, ce qui fait qu’elle n’est pas très bien venue. Charmante au demeurant, et même fort jolie, mais tout le contraire de l’Aurore : douce, timide… Or, on m’a dit que le Roi l’avait regardée plusieurs fois…

— Ah ! comme je vous envie ! Vous ne sauriez croire à quel point je m’ennuie…

— Le pays est pourtant agréable et l’on y donne de jolies fêtes…

— Mais ce n’est… et ce ne sera jamais la Cour ! C’est cet air-là qui me manque…

— Je serais volontiers de votre avis. Moi qui suis très attachée à cette région, je reconnais que les choses y sont différentes… et en particulier les hommes.

Décidément, la jolie Présidente plaisait de plus en plus à Marie. Sur le chemin des confidences, on en vint peu à peu aux plus intimes. C’est ainsi que Marie apprit que sa nouvelle amie était aussi celle d’Aramitz.

— Il fallait vraiment que je fusse obligée de venir pour accepter d’en être séparée pour un temps. Vous ne sauriez croire quel homme délicieux il est ! Et quel amant ! Tendre, galant, attentif, sachant tourner un compliment aussi bien qu’un sonnet. C’est grand dommage en vérité qu’il demeure si fermement attaché à son projet de se faire d’Eglise. Quoique…

— Eh bien ? demanda Marie, voyant Françoise hésiter au bord d’une idée.

— J’en suis venue à penser qu’il ferait un évêque magnifique. On se presserait à ses sermons et les femmes en raffoleraient Moi la première.

— Vous auriez certainement ses préférences… et un prélat a plus de loisirs qu’un simple Mousquetaire !

Tout en parlant, Marie se reprochait de ne pas avoir recherché le jeune homme avant que Malleville en fasse une nécessité. Depuis leur première rencontre, elle savait qu’il lui plaisait et lui-même ne lui avait pas caché son admiration. Une belle occasion manquée sans doute et qui ne se présenterait plus, les Mousquetaires étant attachés à ce Roi qui ne voulait plus entendre parler d’elle et qui entreprenait de descendre sur la Loire pour faire peser son mécontentement sur les fiefs de son frère. Monsieur, en effet, venait de négocier son retour en France : il s’ennuyait vraiment par trop aux Pays-Bas où l’on avait un peu tendance à le considérer comme un otage et, en outre, il s’était brouillé avec sa mère dont le caractère ne s’arrangeait pas.

Or, ce retour, Marie l’avait appris par l’entremise de la chère Présidente et s’en était sentie blessée : pourquoi donc, alors qu’elle était en correspondance avec la Reine, celle-ci ou Hautefort ne lui avaient-elles pas annoncé cette importante nouvelle ? Le courrier avec Paris s’était d’ailleurs fait plus rare ces derniers temps, ce dont, après les confidences de Françoise, Marie n’augurait rien de bon. Ne serait-on pas en train de l’oublier tout doucement au milieu de ces fêtes et réjouissances favorisées par la période faste et paisible – relativement ! – que vivait le pays depuis son départ ? Elle eut soudain la vision de ce que pourrait être sa vie, perdue au fond d’une province, fût-elle pleine de charme, si le nom de la duchesse de Chevreuse cessait d’occuper les esprits ? Allait-on la condamner à végéter dans l’obscurité, elle qui n’aimait que la lumière ?

Fine mouche, Françoise de Mareuil eut tôt fait de deviner ce qui se passait dans son esprit mais elle n’en montra rien, sachant que l’orgueil de la Duchesse s’insurgerait si elle s’avisait de la plaindre. Un jour, elle lui dit :

— C’est une excellente chose au fond que ce retour du duc d’Orléans. Il adore son duché et, pour ce que j’en sais, il ne va pas tarder à venir y séjourner avec la jeune Duchesse puisque leur mariage pourrait être enfin reconnu. Cela va mettre beaucoup d’animation par ici et vous devriez commencer peut-être quelques préparatifs à Couzières. Vous étiez grands amis, n’est-ce pas ?

— Sait-on jamais si l’on est ou non ami de Monsieur ? Il tourne à tous vents comme une girouette… bougonna Marie.

— Mais dites-moi, quelle humeur sombre ! Voyons, ma chère, pensez-y : vous pouvez être certaine qu’il viendra s’inviter chez vous… chez moi aussi d’ailleurs.

— Vous le connaissez si bien ?

— Je connais surtout Monsieur de Puylaurens son favori, si l’on peut employer ce terme, et comme il est rentré avec lui il ne manquera pas d’accourir chez moi. À ce propos, il faut que je me hâte d’achever les réparations. Puylaurens adore cette maison… Mais, j’y pense, vous ne la connaissez pas ?

— Vous ne m’avez jamais invitée !