L’homme à la cagoule refusa d’un geste. Cependant, le bandit n’avait pas perdu une seconde : délier les jambes de Marie, retrousser ses jupes et la soumettre s’était fait en un éclair. Il puait la crasse, la sueur et le mauvais vin, et Marie sentit son cœur se soulever. Quand il s’arracha de son corps, elle se tourna de côté et vomit…

— Allons bon ! ricana Françoise. Cela ne t’a pas plu ? Moi qui pensais t’offrir la dernière de tes joies préférées ? Voyons si le second aura plus de succès…

Un cri étouffé au-dehors lui coupa la parole. Retenant celui qu’elle venait d’autoriser, la Présidente alla rapidement vers la porte… et la reçut en pleine figure tandis que Peran, l’enfonçant d’un maître coup de pied, surgissait, un couteau sanglant à la main : celui avec lequel il avait égorgé l’un des gardiens. Sans désemparer et presque sans viser, il le lança d’une main si sûre qu’il alla se ficher dans la gorge du violeur. Derrière lui arrivait Herminie, un pistolet à chaque poing. L’un d’eux aboya et le deuxième gardien s’écroula. Du gauche elle voulut atteindre le bourreau, mais Marie l’arrêta.

— Non ! Celui-là je veux lui parler !

— À un tourmenteur ? s’indigna la jeune fille. Vous n’y pensez pas !

— Je ne pense même qu’à cela et il y a mieux à faire : donne-moi ton arme !

Tout en parlant elle se relevait, aidée par Peran qui, son coutelas récupéré, s’en servait pour la libérer de ses liens. Elle s’approcha de son ennemie. Etourdie par le choc de la porte tombée sur elle et la douleur qui en résultait, celle-ci était restée étendue à terre sous le panneau de bois que la Duchesse repoussa du pied. Un instant, elle considéra la Présidente du haut de sa taille et jeta, méprisante :

— Il me semble que nous n’avons plus rien à nous dire !

Puis elle tira, visant la tête. La femme eut un dernier sursaut et ne bougea plus…

Marie alors se tourna vers l’homme masqué :

— Otez cette cagoule et dites-moi qui vous êtes.

Il obéit, découvrant un visage déjà âgé que la barbe grise annonçait :

— Le bourreau de Nantes, celui qui avait été enlevé et dont l’absence a valu une mort horrible à Monsieur de Chalais. Je possède non loin d’ici un petit bien et c’est là que je me suis retiré, là aussi que cette dame est venue me chercher pour vous exécuter…

— Pour de l’argent, n’est-ce pas ? jeta la Duchesse avec dédain. Car en vérité je ne vois pas quel grief vous pouviez avoir contre moi.

— On m’a dit que vous étiez la cause de cette exécution abominable qui a pris place dans mes cauchemars…

— C’est pourquoi vous alliez la rééditer sur moi avec ça ? fit-elle en désignant la doloire.

— Non. J’avais fait semblant pour qu’un autre ne s’en charge pas mais j’avais emporté ceci.

Et il tira de son manteau la large épée qui était son instrument habituel.

— Personne n’aurait pu m’obliger à user d’une arme différente. À présent, faites de moi ce que vous voulez ! Ce pistolet me conviendrait parfaitement…

— Je n’en ai pas fini avec vous ! Savez-vous ce que cette femme comptait faire de mon cadavre ? J’ai toujours été assez encombrante !

— N’importe quel mort est encombrant et c’est ce que je lui ai fait remarquer, mais elle avait la réponse : on devait vous enfouir dans la meule de charbonnier qui est ici près…

— Eh bien, voilà une sépulture toute trouvée. Vous et mon fidèle Peran, ajouta-t-elle en désignant son cocher, allez vous en charger. Ensuite vous pourrez rentrer chez vous… après avoir juré sur la croix de votre glaive de tout oublier de ce qui vient de se passer !

— Dès à présent je le jure ! Merci à vous !

— Vous lui accordez votre confiance ? s’insurgea Herminie qui, depuis son exploit, n’avait pas sonné mot, se contentant de regarder sans la moindre émotion apparente.

Marie se tourna vers elle et l’embrassa :

— Oui, ma petite héroïne ! Un bourreau fait son métier sans avoir à en rendre compte à quiconque, sinon Dieu ! Celui-là voulait m’éviter un univers de souffrance. Maintenant, apprends-moi par quel miracle vous êtes arrivés si opportunément.

Pendant que Peran et le bourreau emportaient le corps de la défunte « Présidente de Mareuil », Herminie raconta. Elle n’avait jamais aimé la belle Françoise – et ne l’avait pas caché à sa cousine ! – qu’elle trouvait trop polie pour être honnête. Cela lui avait valu quelques rebuffades bien senties de la part de Marie, ce qui n’avait rien changé à sa façon de penser. Elle n’avait pas aimé davantage la voiture trop bien fermée de la Présidente alors que le temps était idéal pour une promenade à cheval. Aussi, dès qu’elle eut vu la Duchesse y monter, elle s’était ruée à l’écurie… où elle avait eu la surprise de trouver Peran en train de seller un cheval. Lui non plus n’aimait ni la belle dame ni son véhicule. Il s’apprêtait à les suivre.

— Je l’ai convaincu de me laisser y aller, continua Herminie. Chez nous je n’avais pas ma pareille pour relever la piste de n’importe quel animal et je sais tirer au pistolet aussi bien qu’un homme. À l’épée aussi d’ailleurs ! Enfin… presque pareil ! J’ai eu tôt fait de repérer le « carrosse » et ne l’ai jamais perdu de vue. Un seul cocher, pas de laquais et une très petite ouverture à l’arrière, c’était facile. Quand on a atteint les bois, j’ai mis pied à terre et je me suis cachée quand j’ai vu qu’on s’arrêtait, qu’on vous transportait dans un chariot, j’ai entendu la dame dire qu’elle reviendrait à la nuit, alors je suis rentrée à Tours à bride abattue et j’ai prévenu Peran. J’allais le rejoindre pour partir quand Monseigneur l’Archevêque est arrivé. Evidemment, je lui ai dit que vous étiez sortie sans rien préciser et je pensais qu’il allait se retirer, mais vous le connaissez : c’est un vieux prélat tout à fait charmant mais…

— … mais bavard. Et comme il te sait ma cousine, il n’a vu aucun inconvénient à tailler une bavette avec une gentille fille aussi intelligente que cultivée ? fit Marie en riant.

— J’aurais donné n’importe quoi pour être débarrassée de lui et je sentais qu’à l’écurie, Peran devait bouillir mais j’étais seule à connaître le chemin et il ne pouvait se passer de moi… Enfin Monseigneur a consenti à regagner son logis après m’avoir donné une bénédiction dont j’avais le plus grand besoin, mais la nuit commençait à tomber. Tout est bien qui finit bien et nous sommes arrivés à temps… pour éviter le pire ! Notre chance a voulu que les gardiens, très occupés à regarder par la petite fenêtre, étaient trop absorbés pour nous voir, ou seulement nous entendre approcher. Vous savez la suite…

— Oui et je ne te remercierai jamais assez, cousine ! À présent retournons chez nous… de façon aussi discrète que possible !

Quand Peran et son aide eurent achevé leur ouvrage, Marie renvoya l’ancien exécuteur de Nantes. Il avait refusé qu’elle vide sa bourse dans sa main en disant qu’il était déjà payé, se contentant de reprendre le gros cheval qui l’avait amené et qui lui servait en temps normal à labourer son lopin de terre.

Le cadavre de la défunte ayant disparu, on décida de laisser sur place ceux de ses acolytes. Qui les trouverait, si on les trouvait un jour, conclurait à un règlement de comptes entre truands : ils en avaient tellement l’air que cela ne surprendrait personne !

Restait à regagner Tours. On était en pleine nuit et les portes de la ville étaient closes, mais Marie ne doutait pas qu’elle se ferait ouvrir. On commença par rendre la liberté à la jument de la Présidente. Peran lui appliqua une claque sur les fesses et elle prit sa course dans la direction de son écurie. Ensuite, Marie enfourcha le cheval d’Herminie qu’elle prit en croupe, Peran le sien, et l’on quitta enfin le bois où Marie avait manqué de peu d’y laisser la vie. Une vie dont elle savourait à l’extrême la saveur retrouvée tandis qu’elle galopait à travers la campagne…

Quand on fut à Tours, en effet, elle n’eut guère de peine à se faire reconnaître. Au soldat effaré qui vint à la poterne, elle ordonna d’aller quérir son officier ou alors d’envoyer à l’Archevêché demander quelqu’un qui pût l’identifier. Mais l’officier suffît :

— Quand on a vu Madame la Duchesse une seule fois, on ne l’oublie plus, déclara-t-il galamment. J’espère seulement qu’il ne vous est rien arrivé de fâcheux ? Cet équipage ?

— Nous rentrions de chez des amis. Mon cheval a fait une méchante chute. Il a fallu l’abattre, ce qui explique l’heure tardive et l’état où vous me voyez. J’ai grande hâte d’aller prendre du repos !

Un beau sourire et la cause était gagnée. Un moment plus tard, Marie s’étendait avec un soupir bienheureux dans un lit qui lui parut merveilleusement moelleux. Herminie qui l’avait aidée à se déshabiller et à faire un brin de toilette ne semblait pas, elle, disposée à aller se coucher. Elle errait à travers la chambre, rangeant ceci, pliant cela…

Qu’attends-tu ? demanda Madame de Chevreuse. Va dormir !

— Je ne sais pas si je pourrai. Qu’allons-nous raconter pour expliquer la disparition de cette femme ? On va la chercher…

— Hé ! Qu’on la cherche ! On ne la trouvera pas, voilà tout ! Quant à moi, dès le matin, je ferai le nécessaire.



Le lendemain, alors que Monseigneur Bertrand d’Eschaux s’apprêtait à passer à table pour son dîner, on eut à peine le temps de lui annoncer Madame la duchesse de Chevreuse : elle était déjà là, un feutre empanaché de plumes bleues insolemment planté sur la tête et une cravache à la main dont elle frappait nerveusement ses bottes sous la jupe d’amazone retroussée d’un côté. L’Archevêque se leva avec empressement pour l’accueillir :

— Mais quelle bonne idée de venir me demander à dîner ! s’écria-t-il, les mains tendues vers elle.

— Pardonnez-moi, Monseigneur ! Je ne viens pas partager votre repas que je regrette infiniment d’interrompre, mais me plaindre.

— Mais de quoi, mon Dieu ?

— De cette Françoise de Mareuil que vous m’avez présentée ! Etes-vous certain, Monseigneur, de bien la connaître ?

— Mais… oui, je crois ! Il est sûr que je ne l’avais pas vue depuis des années… Pourquoi me le demandez-vous ? Vous-même n’êtes-vous pas liée d’amitié avec elle ?

— Ce en quoi j’ai eu grand tort, mais jugez plutôt ! Hier vers le milieu de l’après-midi elle m’est venue prendre pour m’emmener visiter les travaux qu’elle fait hâter en son château de La Roselière en vue d’une prochaine visite de Monsieur, frère du Roi !

— Il doit venir ? Comment se fait-il que je l’ignore ?

— Oh ! ne cherchez pas ! Ce n’était qu’un prétexte. Nous devions rentrer avant la nuit or, elle est venue me chercher avec son char de voyage et elle m’a emmenée ainsi à plus de trois lieues…

— La Roselière n’est pas si loin. À peine deux lieues…

— C’est possible ! Toujours est-il qu’à un certain endroit, elle s’est mise à m’insulter…

— Oh !

— À me traiter de criminelle, de vile putain…

— Oh !

— J’en oublie et de pires encore ! À l’entendre j’avais passé ma vie à lui voler ses amants l’un après l’autre…

— Oh ! Il y en avait tellement ?

— Plus que je ne saurais dire ! Quoi qu’il en soit nous nous sommes disputées, un peu battues même et, tout à coup, elle s’est armée d’un poignard dont elle semblait avoir une longue habitude.

— Oh ! Mais quelle horreur !

— Par je ne sais quel miracle, j’ai réussi à ouvrir la portière et à me laisser tomber sur la route. Sans me faire mal grâce au Ciel et je me suis jetée dans les fourrés voisins. Naturellement, elle a fiait arrêter sa voiture, voulant lancer son cocher à ma poursuite, mais une charrette de foin entourée de paysans bouchait son retour. Cela m’a donné le temps de fuir et, de loin, je l’ai vue repartir. Il ne me restait plus qu’à essayer de rentrer par mes propres moyens mais j’étais en robe d’été et sans argent…

— Vous êtes revenue à pied ? s’indigna le saint homme.

— Pas tout à fait. Ma jeune cousine Herminie, que vous connaissez, s’est inquiétée de ne pas me voir revenir. Je dois ajouter qu’elle n’a jamais aimé cette Mareuil. Elle a pris un cheval et s’est mise à ma recherche. Par chance, j’avais pu rejoindre la route qui va de Tours à Vendôme et elle m’a finalement recueillie assise sur un talus, presque épuisée. L’officier qui m’a ouvert la poterne nord pourrait en témoigner, au besoin.

— Mon Dieu ! Ma pauvre enfant ! Mais comment puis-je vous faire oublier cette abomination ? Un verre de vin peut-être ?…

Marie ne put s’empêcher de rire :

— Ma foi je ne dis pas non. Mais surtout, j’aimerais que vous envoyiez chez elle afin qu’elle vienne rendre compte devant vous de sa conduite. Si elle en veut à ma vie, qu’elle me laisse au moins la possibilité de me défendre. Je ne refuserais même pas un duel !