— Un duel ? Oh !

— Pourquoi pas ? Cela s’est déjà fait, vous savez ? J’ai ouï dire que Madame de…

— N’allez pas plus loin, je vous en conjure ! Je ne veux rien savoir et je vais faire en sorte d’arranger cette affreuse histoire d’une façon qui n’offensera pas la morale chrétienne ! Cette petite Présidente si charmante ! Mon Dieu ! Mais est-ce possible…

Laissant son vieil ami dans tous ses états, Marie promit, pour sa part, de se soumettre entièrement à sa volonté et rentra chez elle.

Au bout de quelques jours. Monseigneur d’Eschaux vint lui rendre sa visite en demandant à l’entretenir sans témoins. Ce qu’il avait à dire était plus que surprenant : personne à La Roselière n’avait vu Madame la présidente de Mareuil depuis quatre ou cinq ans. Elle n’y venait jamais, trouvant cette résidence trop campagnarde et plutôt lugubre. Elle y avait effectivement fait exécuter des travaux mais uniquement de soutènement afin d’éviter que la bâtisse ne s’écroule. Celle-ci n’était d’ailleurs gardée que par un intendant âgé, sa femme et le fermier qui s’occupait des terres.

— J’ai pourtant cru la reconnaître, conclut l’Archevêque.

— Il faut croire que vous vous êtes trompé, mon ami, comme tout le monde ici s’est trompé. Avez-vous fait prévenir la vraie Madame de Mareuil ? Car je suppose qu’elle existe ?

— Naturellement elle existe… mais j’ai préféré ne pas lui faire savoir ce qui vient de se passer. Il sera temps de le lui apprendre si elle daigne nous honorer un jour quelconque de sa présence ! Je n’ai aucune envie qu’à Paris on fasse des gorges chaudes sur la stupidité des bons provinciaux que nous sommes !

C’était la sagesse au fond et Marie n’en demanda pas davantage. Elle réussirait peut-être un jour à savoir qui était celle qu’elle avait abattue d’un coup de pistolet et qui attendait le Jugement dernier dans la meule abandonnée d’un charbonnier. Une chose était certaine : on ne la reverrait jamais et Marie espérait qu’enfin, la menace de vengeance qui planait sur sa tête depuis si longtemps avait disparu avec elle…

CHAPITRE X

UNE ÉTRANGE MÉPRISE

Cette agréable impression ne dura pas. Au bout de quelques jours, le souvenir de son effrayante aventure ramena Marie à Couzières. Pour une fois, la paix de la campagne, la grâce du paysage lui manquaient. En outre, une sorte de peur rétrospective s’était emparée d’elle et même sachant son ennemie abattue – et de sa propre main ! – les rues étroites d’une ville où les maisons s’accolaient les unes aux autres, où la nuit devenait ténèbres menaçantes peuplées d’assassins invisibles, lui procuraient un malaise qui lui était inconnu jusque-là, une crainte d’enfant enfermée au cabinet noir, qui l’emportaient malgré elle vers le clair château où ne manquaient ni les serviteurs ni les murs solides et faciles à défendre. Elle se précipita dans ce refuge avec une nervosité qui ne lui ressemblait pas. C’était une réaction à retardement sans doute et, si Herminie ne s’en étonna pas dans les débuts, à la longue et à force de peupler les nuits sans sommeil de la Duchesse avec tous les livres qu’elle avait pu trouver, elle finit par s’en inquiéter.

Un soir où, comme d’habitude, Marie couchée dans sa chambre où les bougies allumées éclairaient a giorno lui demandait de lui lire quelque chose, elle choisit un sonnet de Malherbe, celui qu’il avait intitulé « Chanson » :

Lieux qui donnez au cœur tant d’aimables désirs,

Bois, fontaines, canaux, si parmi vos plaisirs

Mon humeur est chagrine et mon visage triste :

Ce n’est point qu’en effet vous n’ayez des appas,

Mais quoi que vous ayez vous n’avez point Caliste :

Et moi je ne vois rien quand je ne la vois pas…

— Arrête ! s’écria Marie dont la musique des mots avait retenu l’attention. Qu’est-ce qui te prend de me lire un poème d’amour ?

— Parce que c’est d’amour que vous manquez, ma cousine, osa la jeune fille sans se démonter. Si au lieu de Peran et de moi, vous aviez pu au sortir de ce drame, poser votre tête sur l’épaule d’un beau seigneur amoureux, vous ne seriez pas tombée dans l’état où je vous vois. Or qu’avez-vous trouvé ? Notre bon Archevêque, épris de vous, assurément, mais beaucoup trop vieux pour vous rendre votre ancienne joie de vivre.

— Tu as peut-être raison. Depuis cette sordide histoire je n’ai reçu de nouvelles de personne… Pas de courrier, pas de visites ! C’est le début de l’abandon et c’est ce que je ne supporte pas…

— Vous dramatisez ! Je ne vois qu’un mauvais moment à passer… et qui s’effacera vite si vous voulez vous en donner la peine…

Laissant sa phrase en suspens, Herminie alla prendre un miroir à main sur la table de toilette dont Marie ne s’approchait plus et le lui mit sous le nez :

— Regardez-vous et imaginez que, ce soir, dans une heure ou dans cinq minutes, quelqu’un vous arrive ? Le prince de Marcillac… ou bien Lord Craft… et pourquoi pas Lord Montaigu ? Que penseraient-ils ?

— Miséricorde, gémit Marie accablée. Suis-je vraiment si laide ?

— Ce n’est pas le mot que j’emploierais mais ce triste résultat ne saurait tarder si nous ne réagissons pas !

— Tu as raison, geignit Marie en se pelotonnant de nouveau sous ses draps, mais c’est plus fort que moi : je meurs de peur.

— Et de quoi ? Du fantôme de la Présidente qui ne l’était pas et de ses sbires ? Mille tonnerres, Madame la duchesse de Chevreuse, je vous ai connue plus vaillante ! Qu’avez-vous fait de vous-même ?

Son juron favori prononcé par la « gamine » arracha enfin un sourire à Marie. Elle se redressa dans son lit, reprit le miroir qu’elle avait jeté au milieu des draps et s’observa d’un œil critique :

— Oui, tu as raison mais il faut d’abord que je dorme. Va me préparer une tisane de tilleul. Tu y ajouteras de l’eau d’oranger et un peu de valériane… et puis tu iras te coucher. Si tu n’étais si jeune tu aurais aussi mauvaise mine que moi… et je t’en demande pardon !

Restée seule, Marie commença par souffler presque toutes les bougies qui la rassuraient tellement, puis ouvrit largement sa fenêtre. La nuit était douce, bleue, semée d’étoiles qui se reflétaient dans l’Indre au bas des jardins. Une belle nuit pour l’amour… Herminie était dans le vrai quand elle l’invoquait comme remède à sa noire mélancolie. Elle se trompait cependant sur un point qu’il était difficile de lui expliquer : ce n’était pas d’un amoureux plus ou moins bêlant dont elle avait besoin, c’était d’un homme quel qu’il soit pourvu qu’il soit jeune et vigoureux. Le viol de l’affreuse nuit lui avait laissé un goût à la fois amer et répugnant, sans apaiser la faim qu’elle ressentait depuis des semaines…

Elle eut soudain envie de se baigner. L’eau à cette heure de la nuit devait être délicieusement fraîche : elle apaiserait sa fièvre… Sans plus attendre, elle enfila un peignoir léger sur sa chemise, des pantoufles, et, sans faire le moindre bruit, sortit du château par la porte des cuisines. Puis descendit jusqu’à la rivière en suivant la ligne d’arbres qui délimitaient les jardins de façon à être hors de vue, la lune éclairant à plein. À l’abri d’un bosquet, elle se déchaussa puis laissa tomber ses vêtements. À cet instant, le son d’une flûte lui parvint. C’était sur l’autre rive. Il y avait là un berger et son troupeau de chèvres. En s’écartant, un nuage qui avait un instant occulté les rayons argentés le lui montra, assis sur une pierre au bord de l’eau. Elle y entra doucement en frissonnant puis se mit à nager, ce qui la réchauffa vite.

Entendant clapoter l’eau, le garçon avait cessé de jouer et se leva pour scruter la rivière où il distingua une tête. Marie s’était souvent baignée à cet endroit et savait qu’il y avait là un étroit croissant de sable formant une petite plage. En l’approchant, elle se releva d’un coup de reins et se tint debout, à trois pas du berger. Elle avait vu que c’était un jeune paysan blond que la stupeur de cette femme nue surgissant de l’eau rendait muet :

— N’aie pas peur ! chuchota-t-elle.

— Oh… j’n’ai point peur ! Vous êtes belle comme une fée !

— Peut-être en suis-je une ! Je viens à toi parce que tu me plais… Aime-moi !

Il ne se le fît pas dire deux fois. Il la saisit dans ses bras et Marie anticipa le plaisir. Il était fort et elle gémit sous son étreinte tout en baisant ses lèvres imberbes puis ils se laissèrent tomber dans l’herbe et Marie se sentit revivre, d’autant que ce garçon, s’il était un peu brutal, n’était pas maladroit. Ils firent l’amour par trois fois avant que Marie ne se libère enfin. Il se plaignit :

— Déjà ! Vous… vous reviendrez ?

— Demain peut-être… à condition que tu ne parles de moi à personne !

— Sur ma croix de baptême je jure…

Elle repartit comme elle était venue, prenant soin d’utiliser les ombres afin qu’il ne pût voir où elle touchait terre. Il y avait longtemps qu’elle ne s’était sentie aussi délicieusement détendue et, rentrée dans sa chambre, elle sécha ses cheveux et s’endormit à peine sa tête eut-elle touché l’oreiller.

Le lendemain, il fit un temps affreux. Les orages succédaient aux orages et, profitant d’une brève éclaircie pour faire quelques pas, Marie vit que son gentil berger et ses chèvres étaient rentrés à l’abri. Elle pensa qu’il ferait meilleur le jour suivant mais le soir même, sous une pluie battante et au milieu des éclairs et du tonnerre, Pierre de La Porte trempé comme une soupe ainsi que son cheval atterrissait au château. Marie, du coup, oublia ses amours champêtres : enfin des nouvelles !

Elles étaient de nature à secouer la plus épaisse des torpeurs et Marie les reçut avec une joie qu’elle se garda de montrer : la France venait de déclarer la guerre à l’Espagne à la suite d’un incident déclenché par Madrid en pleine connaissance de cause : les troupes du Roi Très Catholique avaient capturé l’Archevêque Electeur de Trêves qui était sous la protection du Roi Très Chrétien. Autrement dit Louis XIII. Celui-ci régla quelques affaires pendantes dans le Milanais puis envoya une déclaration d’hostilités en bonne et due forme.

— Madame la Duchesse imagine sans peine ce que peut être l’état d’esprit, à ce jour, de Sa Majesté la Reine, conclut La Porte en étouffant un bâillement. Elle écrit d’ailleurs dans cette lettre que j’avais ordre de remettre en mains propres..

— Voilà qui est fait ! Allez vous restaurer et vous reposer, mon ami. Mademoiselle de Lénoncourt va prendre soin de vous et nous aurons largement le temps de parler demain, ajouta-t-elle en faisant sauter le cachet de cire.

Ce qu’elle y lut la transporta de joie. Anne, après avoir exprimé sa « douleur » de voir son époux s’en prendre à son frère, n’employait aucun détour pour annoncer dans quel camp elle se rangeait :

« Je n’ai plus rien à espérer d’un époux détesté qui ne m’approche même plus alors que j’ai tout à espérer des armes de mon pays tant pour le service de Dieu que pour mon propre avenir. Aussi, vais-je avoir plus que jamais besoin de vous, ma chère Marie, et de votre réseau dévoué grâce auquel nos amis qui sont aussi ceux de la Sainte Eglise pourront être tenus au courant des projets impies du Cardinal. Car, c’est lui, comme bien vous le pensez, qui est la cause de tout mal… »

Il y avait trois pages ainsi, ce qui fit mieux comprendre à Marie pourquoi la Reine avait jugé bon d’envoyer La Porte en personne. Cette lettre était un vrai brûlot. Que le messager fût pris, et c’était l’échafaud, précédé d’une solide menace de torture. Quant à la Reine, elle risquait non seulement pour elle la répudiation mais peut-être l’emprisonnement dans une forteresse lointaine présentant plus de garanties pour une si bonne chrétienne que le plus sévère des couvents. En bref, tout cela signifiait l’extrême importance du rôle charnière que la Duchesse était appelée à jouer et surtout l’éclat de sa position auprès d’Anne après une victoire espagnole qu’il fallait obtenir à tout prix !

Sa lecture achevée, Marie replia la longue épître, balançant un instant sur ce qu’elle allait en faire : la jeter au feu ou la garder ? À la réflexion elle choisit de la conserver. C’était dangereux sans doute mais, d’autre part, cette preuve incontestable des intentions hostiles d’une reine de France envers le pays dont elle portait la couronne pouvait valoir son pesant d’or au cas où les choses ne tourneraient pas comme prévu et où l’on jugerait utile de laisser la duchesse de Chevreuse s’enliser dans les brumes de l’oubli ou même d’en faire un bouc émissaire… En conclusion, la lettre fut soigneusement rangée dans le petit coffre de fer où Marie gardait ses papiers les plus précieux.