Pour cette brutale remise à l’heure, Marie de Hautefort l’eût volontiers embrassé. Restait à convaincre le Roi et ce fut moins facile. En face des aveux de sa femme, Louis n’avait guère le choix : la traiter en criminelle d’Etat était impensable, la répudier serait dangereux car l’Espagne crierait bien haut à la machination. Il n’y avait plus guère que le pardon mais le Cardinal ne l’obtint pas sans peine. Le Roi exigea des aveux écrits assortis de la promesse formelle de ne plus recommencer. Ce qui fut fait et la paix revint, du moins en apparence, dans le ménage royal.



Mais si Louis XIII acceptait de passer l’éponge pour obéir à la raison d’Etat, il n’avait aucune raison de ménager les comparses. La Porte resta à la Bastille encore neuf mois, après quoi la Reine réussit à le faire élargir, mais sur toute cette sombre affaire planait l’ombre charmante et maléfique de Madame de Chevreuse…

Marie n’était pas sans avoir appris une partie de ce qui s’était passé et s’en épouvantait d’autant plus qu’il ne lui était pas possible de recevoir confirmation ou réfutation : la Reine n’écrivait plus, La Porte était en prison et les intermédiaires choisissaient de garder un mutisme prudent. Ce soudain silence lui fut intolérable et elle caressa un instant l’idée de fuir en Angleterre ainsi que Craft l’en suppliait à sa façon romantique, afin de « vivre enfin leur amour dans un cadre apaisé »… Et puis arriva une lettre du Cardinal :

« Madame, écrivait Richelieu, j’ai prié Monsieur du Dorât de vous aller trouver pour une affaire que vous jugerez assez importante. Comme je désire vous y rendre de nouvelles preuves de mon affection et de mon service, je vous supplie de m’en donner de votre franchise et de vous assurer qu’en usant ainsi vous sortirez de l’affaire dont il s’agit sans déplaisir quelconque ainsi que vous avez été tirée par le passé d’autres qui n’étaient pas de moindre importance… »

En dépit de l’apparente bénignité de l’épître, Marie sentit le froid de la mort se glisser dans ses veines. Elle connaissait un peu ce du Dorât, ou plutôt l’abbé du Dorât, trésorier de la Sainte-Chapelle et qui avait longtemps servi la maison de Lorraine. Il était habile, patelin, et il n’y avait pas à se tromper sur sa mission : il venait l’interroger et l’appel à « la franchise » du Cardinal ne lui disait rien de bon. Force fut cependant de le recevoir.

Il vint, accompagné d’un autre ecclésiastique, l’abbé de Cinq-Mars que la Duchesse ne connaissait pas, et comme celui-là n’était pas annoncé, son entrée en scène acheva de la terrifier. Les exemples de Chalais, Boutteville et Montmorency ne démontraient que trop le poids de l’impitoyable justice royale. Elle nia en bloc.

Commença alors une sorte de dialogue de sourds où, sur des questions précises, Marie éludait ou répondait à côté. Les interrogatoires se firent plus pressants, plus sévères aussi. Certes, ils ne se déroulaient pas dans les locaux du Lieutenant criminel de Tours – pas encore du moins ! – mais à certaines allusions, la jeune femme croyait voir se profiler l’horrible appareil de la question.

Elle finit par reconnaître qu’elle avait songé à rejoindre la Reine sous un déguisement parce qu’elle souffrait trop d’en être écartée, mais qu’elle n’avait pu mettre son projet à exécution car on l’en avait dissuadée. Quant au duc de Lorraine, elle n’avait plus depuis longtemps la moindre intelligence avec lui, ne sachant même pas ce qu’il était devenu. On lui parla de dépêches saisies en Bourgogne, donc aux approches de la Comté Franche tenue par les Espagnols, mais elle répondit qu’elle ne savait de quoi on parlait. Pour ce qui était de ses relations avec l’Angleterre, elles étaient fort minces, les souverains anglais ayant trop à faire pour se soucier d’une ancienne amie. Avec un art consommé, elle tenta d’attendrir ses interrogateurs sur le sort d’une femme réduite à faire un procès à un époux oublieux de ses devoirs, mais elle eut le tort de laisser percer à plusieurs reprises le ressentiment que lui inspirait le Cardinal. Aussi l’abbé du Dorât écrivit-il au Ministre : « Votre Eminence me permettra, s’il lui plaît, de lui dire que cette dame est la plus grande ennemie qu’elle ait et qui l’a le plus désobligée… »

Finalement, le 24 août, les deux prêtres lui firent signer les quelques aveux si péniblement obtenus et repartirent pour Paris, emportant cette déclaration boiteuse en assurant la Duchesse qu’elle aurait bientôt de leurs nouvelles. Ce qui lui laissa une impression bizarre : certes, dans sa lettre le Cardinal l’avait assurée de son affection, mais il lui avait tout de même envoyé deux inquisiteurs qui en partant ne semblaient pas particulièrement bien disposés. Pourtant, peu après, elle reçut une lettre de du Dorât plutôt rassurante : il lui écrivait de ne pas se tourmenter, que tout ce qu’on lui avait demandé n’avait d’autre but que mesurer sa franchise et que, certainement, les choses s’arrangeraient. Sa Majesté, ajoutait-il, étant disposée à lui pardonner quoi qu’elle ait fait. Cela paraissait presque trop beau et Marie gardait un doute dont elle ne pouvait se défaire : si tout allait si bien, pourquoi la Reine la laissait-elle sans nouvelles ? Qu’elle fût surveillée était évident mais il n’y avait pas qu’elle : Marie de Hautefort à qui le Roi était revenu plus ou moins après le départ de Mademoiselle de La Fayette avait, elle une entière liberté de la renseigner. Et on ne lui disait rien…

Bientôt le silence se fit étouffant. Du Dorât n’écrivait plus et les lettres que Marie lui envoyait restaient sans réponses. Comme celles qu’elle écrivit à Anne d’Autriche, à Hautefort, à l’amie de celle-ci Madame de Villarceaux que l’on savait du complot. Même sa belle-mère, Marie de Montbazon, avec qui elle avait entretenu les meilleures relations, ne donnait plus signe de vie. Quant à Hercule, il n’y fallait pas songer : écrire la moindre ligne lui donnait de l’urticaire. Enfermée dans Couzières, Marie vivait des journées fébriles, des nuits d’angoisse que ne venaient adoucir les caresses d’aucun amant. Craft, Montaigu, François de La Rochefoucauld tout ce monde semblait avoir disparu de la surface du globe.



Un matin cependant, un billet arriva. En courtes phrases rapides, l’Aurore lui faisait savoir que l’on ne savait trop ce qu’il allait advenir et qu’elle devait se tenir prête à toutes les éventualités, mais que, dans les huit jours, on lui ferait parvenir un livre d’heures. Si la reliure était verte, ce serait le signe qu’il n’y avait pas à s’inquiéter et qu’il lui fauchait seulement un peu de patience, mais si elle était rouge, il ne lui resterait plus qu’à chercher son salut dans la fuite parce que son arrestation serait imminente.

Bien que guère rassurante, la lettre remonta le moral de Marie. Avant de la recevoir elle se croyait perdue : à présent, il lui restait cinquante pour cent de chances et elle s’efforçait de s’y raccrocher. Pourtant, à mesure que passaient les jours, elle sentit l’angoisse revenir.

Le 5 septembre vers onze heures du matin, un messager remontait la grande allée de Couzières, remettait un petit paquet en criant :

— Pour Madame la duchesse de Chevreuse !

Puis, sans désemparer, faisait volter son cheval et repartait comme il était venu, laissant pantois le valet auquel il s’était adressé. Mais celui-ci n’eut pas le temps de revenir de sa surprise : Herminie accourue lui avait déjà enlevé l’objet et, remontant l’escalier quatre à quatre, elle le déposa sur la table à coiffer devant laquelle Marie était assise tandis qu’Anna procédait à sa coiffure :

— C’est sûrement ce que nous attendions !

— Tu crois ? murmura Marie qui regardait le colis sans oser y toucher.

— Je ne vois pas ce que ce pourrait être d’autre, souffla la jeune fille aussi tremblante qu’elle. Vous ne… voulez pas l’ouvrir ?

Marie ne répondit pas, continuant à regarder l’enveloppe d’épais papier portant des sceaux sans armoiries remplacées par une simple lettre : un S dont la signification échappait aux deux femmes. C’était d’ailleurs cette absence de signe distinctif qui étranglait Marie : une bonne nouvelle n’avait aucun besoin de secret…

— Il faudrait se décider à voir ce qu’il y a là-dedans, grogna Anna en posant son peigne pour se saisir du livre dont elle arracha l’emballage entre ses fortes mains avant de le lâcher au milieu des pots à fards comme s’il l’avait brûlée : la reliure était rouge.

Marie devint blême, perdit connaissance et s’écroula sur le tapis.

Réclamant à grands cris un linge mouillé, des sels et un cordial, Anna se jeta à genoux près d’elle et appliqua deux ou trois claques à ses joues blanches. Cependant Herminie, après avoir pris une profonde respiration, s’emparait du livre fatal dont s’échappa une feuille sans signature : « Sa Majesté vous fait savoir qu’au reçu de ce billet, vous vous sauviez de quelque façon que ce soit. Votre arrestation a été ordonnée pour… le 6 de ce mois de septembre… »

— Le 6, c’est demain ! s’écria la jeune fille. Il n’y a pas de temps à perdre. Ma cousine, ce n’est pas le moment de vous coucher !

D’une main ferme, elle appliqua deux claques supplémentaires sur les joues de la Duchesse avant de lui mettre le flacon de sels sous le nez. Le traitement fut efficace : Marie éternua, ouvrit les yeux puis avala docilement le cordial qu’Herminie portait à ses lèvres. Quelques instants plus tard, bien réveillée elle prenait connaissance de l’avertissement :

— Mes chevaux, ma voiture ! Il faut que j’aille à Tours…

— Pensez-vous que ce soit le moment de faire des visites ?

— Au moins une ! J’ai besoin d’argent et je ne vois qu’une seule personne à qui le demander…

Quand elle arriva à l’Archevêché, on lui dit que Monseigneur était alité depuis cinq jours, souffrant d’un refroidissement, mais avec l’audace d’une familière, elle passa outre, s’engouffra dans la chambre du prélat et vint s’asseoir au bord du lit, compromettant l’équilibre d’un bol de lait de poule que le vieil homme buvait précautionneusement :

— Monseigneur, je suis perdue, souffla-t-elle. Il n’y a que vous dont je puisse attendre secours !

Bertrand d’Eschaux devait approcher de la guérison car, sans s’émouvoir, il acheva son bol et le remit à son domestique avec un geste de la main qui l’éloignait. Puis, se réinstallant dans ses oreillers, il sourit à sa visiteuse :

— Me voilà tout prêt à vous aider, ma chère enfant ! Confiez-moi ce qui vous trouble à ce point.

— Il faut que je quitte la France au plus vite. Demain on doit venir m’arrêter…

— Diable ! émit Monseigneur avec un remarquable manque d’à-propos.

Mais Marie était bien au-delà de la casuistique. En quelques mots elle eut raconté l’affaire du livre d’heures, montra le billet :

— Je dois fuir ! Fuir ! s’écria-t-elle presque en larmes. Je n’ai plus un sou vaillant !

— Cela peut s’arranger. Où comptez-vous aller ? On parlait ces temps-ci de votre départ pour l’Angleterre…

— C’est de ce côté-là que l’on me cherchera en premier. Je veux passer en Espagne. Si je me souviens, vous avez de la famille en Béam ?

— Pas en Béam, au Pays basque : mon neveu, le vicomte d’Eschaux, est sur notre terre familiale à quelque six lieues de Bayonne… mais c’est un très long chemin ?

— Il ne me fait pas moitié aussi peur que les prisons de Son Eminence.

— Partez-vous seule ?

— Non mais je vais voyager déguisée en homme et je prendrai Peran, mon cocher, le seul dont je puisse être sûre…

Un moment plus tard, nantie d’une somme rondelette en or, d’une lettre pour le vicomte d’Eschaux et d’un itinéraire approximatif pour gagner les environs de Bayonne, elle rentrait à Couzières, soupait légèrement puis réunissait ses femmes et ses serviteurs. Avec des larmes dans les yeux, dans la voix aussi, elle leur dit qu’elle était obligée de s’enfuir pour éviter la prison mais qu’elle avait confiance en eux pour faire traîner les choses quand on viendrait les interroger : elle avait seulement besoin de deux jours et demi d’avance. Tous jurèrent de faire pour le mieux. Restait Herminie :

— Je voudrais t’emmener mais tu m’es nécessaire ici, ou plutôt à Tours. Tu iras demain et tu t’enfermeras dans La Massetière en indiquant à Gonin (le majordome) de faire comme si j’étais au logis mais malade et ne pouvant recevoir personne. Tu seras là pour donner de mes nouvelles à ceux qui se présenteront. Je fais pleine confiance à ton imagination…

— Vous voulez me laisser là ? se plaignit la petite, prête à pleurer. Mais je ne veux pas vous quitter, moi !

— Crois-moi : tu me seras plus utile ici… et puis quand je serai parvenue à destination je vous enverrai chercher, toi et Anna.