Un dernier baiser, et il était parti. Marie prévint Boispillé qu’elle partirait au jour fixé. Elle alla faire ses adieux à la Reine. Mais, la veille de son départ, elle fit venir son ancien intendant et, très troublée, lui tendit deux lettres qu’elle venait de recevoir. L’une, anonyme, lui disait que sa perte en France était assurée : on ne l’attirait à Dampierre que pour s’emparer d’elle plus facilement. L’autre émanait du duc de Lorraine en personne :

« Je suis certain, écrivait Charles IV, du dessein qu’a fait le Cardinal de vous offrir toutes choses imaginables pour vous obliger de retourner en France et aussitôt de vous faire périr… Si je croyais pouvoir assez sur votre esprit pour vous détourner de prendre cette résolution, j’irais me jeter à vos pieds pour vous faire connaître votre perte absolue et vous conjurer par tout ce qui peut vous être au monde de plus cher d’éviter ce mal trop cruel, au moins plus insupportable que tout le reste au monde… »

— Vous comprendrez sans peine que je renonce à partir ! Il ne me reste que ma vie mais elle m’est précieuse. Dites à Monsieur le Cardinal que son piège est éventé…

Il fut impossible de l’en faire démordre et Boispillé s’en alla rendre compte, ainsi qu’il venait d’en recevoir l’ordre.

Suivit un nouvel échange de lettres, qui était aussi un nouveau dialogue de sourds. Cependant, Marie, avide de vengeance, reprenait de plus belle ses relations non seulement avec ceux que la rigueur de Richelieu avait chassés de France mais de nouveau avec l’ambassadeur d’Espagne, le marquis de Velada, et celui de Savoie.

Exaspéré, Richelieu finit par céder aux instances du mari abandonné depuis si longtemps : Claude proposait d’aller en personne chercher Marie. Ne serait-ce pas pour elle la meilleure des garanties ? Richelieu ayant accepté, il écrivit à sa femme une longue lettre lui annonçant son arrivée… mais dans laquelle il ne résistait pas à l’envie de lui faire savoir qu’il était las de ses nombreux amants et qu’il souhaitait seulement vivre auprès d’elle et de sa fille Charlotte dans une paix à laquelle il aspirait, n’étant plus d’âge à rien espérer d’autre. « Il serait le 4 mai à Calais pour passer la mer. »

La réponse qui lui arriva la veille l’étourdit plus qu’à moitié : le 1er mai, Marie avait quitté Londres, accompagnée pour l’honorer de Craft, de Montaigu, de l’ambassadeur d’Espagne et de plusieurs autres émigrés. Le roi Charles Ier lui avait fait porter, en guise d’adieu, un diamant d’environ dix mille livres.

Ce que Claude ne sut pas, c’est que par crainte de le rencontrer elle avait embarqué nuitamment à Rochester. Une fois encore elle fuyait..


CHAPITRE XII

L’AUTRE CARDINAL

À Dunkerque, alors ville étrangère, où elle débarqua avec Peran et Ketty Dawn, la seule femme de chambre qui eût consenti à la suivre, Marie se trouva désemparée. Elle avait pris pied sur ce sol comme n’importe quelle voyageuse anonyme. Elle ne connaissait personne et, en dehors de ses bijoux et du diamant du Roi, elle manquait d’argent. En vérité elle ne savait que faire, réfugiée dans la première auberge qui lui avait paru convenable. Se rendre à Bruxelles, c’était en quelque sorte reprendre du service chez les Espagnols alors qu’elle désirait pardessus tout rentrer en France. À sa rude manière, Peran lui avait exposé son point de vue :

— Pourquoi n’avez-vous pas attendu Monseigneur le Duc ? Vous en avez toujours fait ce que vous vouliez et il voulait vous ramener.

— Pour m’emmener où ? Dans une prison quelconque ? As-tu oublié la route du Verger ? C’est lui qui m’a conduite dans ce piège…

— Mais il n’en savait rien. Cette fois, il fallait lui faire confiance et nous serions en route pour Dampierre…

— Tu le crois vraiment ?

— Sur le sang versé du Christ, oui je le crois…

— En ce cas, je vais écrire que l’on vienne nous chercher. Ici ou Londres, c’est tout un. Le chemin sera même moins long.

Et l’écritoire reprit du service. Quatre lettres seulement. La première au Roi : « Je suis venue ici avec autant de peine que j’en avais eue d’entrer en Espagne et avec la même résolution d’en sortir aussitôt que la nécessité qui m’y amène le permettra. » Après quoi elle l’assurait de son respect et de son affection…

La deuxième suppliait Anne d’Autriche de ne pas l’abandonner, d’avoir pitié de ses peines et, en souvenir d’un autrefois si cher, de plaider sa cause auprès du Roi.

La troisième, pour Richelieu, adjurait le Cardinal de lui rendre son amitié, de l’assurer contre les dangers que lui avait fait courir le prétendu voyage de son époux. Elle disait avoir peine à s’enfoncer plus avant en terre espagnole et désirer par-dessus tout rentrer en France pour retrouver la paix.

La quatrième fut pour Claude à qui elle expliquait les raisons de sa « fuite » dont elle était persuadée qu’il en était complètement ignorant… Et puis elle attendit or, rien ne vint.

Louis XIII après une rapide lecture avait détruit sa lettre.

Celle de la Reine, interceptée au passage, avait été portée au Roi qui l’avait fait passer à sa femme sans l’avoir ouverte. Marie sut plus tard que sa grande amie avait refusé de la lire en disant qu’« elle se garderait bien d’ouvrir la lettre d’une personne qui se gouvernait comme Madame de Chevreuse. Elle ne savait quelle fantaisie ou artifice avait poussé cette personne à lui écrire »…

Richelieu ne répondit pas. Quant à Chevreuse, il alla porter, sans l’ouvrir, le message de Marie au Secrétaire d’Etat Chavigny… et ne répondit pas.

Ce silence absolu, en exaspérant Marie, lui rendit du même coup son ardeur combative. Puisqu’on la rejetait, elle allait rejoindre sans plus hésiter le camp ennemi et tous ces gens qui la méprisaient si ouvertement n’auraient pas trop de leurs yeux pour pleurer :

— La faute de tout cela revient à ce maudit Cardinal qui ne m’a cajolée que pour mieux me tromper. Quant à mon époux…

— Il avait peut-être quelque raison de se plaindre ? hasarda Peran qui détestait en bloc l’Espagne et les Espagnols.

— De quoi ? Mille tonnerres ! Peran, ne vois-tu donc pas qu’il a juré ma perte afin de ne pas payer ce qu’il me doit ? N’importe, ma décision est prise : nous allons à Bruxelles ! N’oublions pas que la guerre fait rage non loin d’ici et qu’on ne nous laisserait pas franchir les lignes…

En effet, le siège d’Arras était commencé quand Peran engagea les chevaux sur la route du Nord. Marie apprendrait plus tard qu’en passant ainsi à l’ennemi, elle tournait le dos à son propre fils : le jeune duc de Luynes, Mestre de camp d’un régiment de cavalerie, combattait glorieusement pour Arras… Mais Marie se souvenait-elle seulement qu’elle avait des enfants ? Elle n’était plus que haine et fureur…

À Bruxelles, ainsi qu’elle l’espérait, elle fut reçue aussitôt par le Gouverneur, don Antonio Sarmiento, avec courtoisie mais une sorte de réticence au premier abord. Le noble hidalgo, sachant qu’elle arrivait, aurait préféré qu’elle allât s’installer à Liège plutôt que dans sa ville. Mais Marie était toujours Marie en dépit de la quarantaine qu’elle était sur le point d’atteindre : éclatante, pulpeuse, charmeuse, elle dégageait ce que nous appellerions un sex-appeal proprement irrésistible et l’Espagnol, conquis, subjugué, se retrouva le plus fidèle soutien de l’enchanteresse… et naturellement son amant : la même horreur du vide habitait toujours la Duchesse.

On se hâta de la loger dans une jolie maison proche de la Grand-Place et on lui donna tous les serviteurs qui convenaient. À peine installée, sa plume infatigable lui fit reprendre contact avec le roi Philippe IV et le duc d’Olivares, son inusable ministre, s’offrant à servir d’intermédiaire entre l’Espagne et certains émigrés de Londres comme son cousin Soubise et La Valette qui promettaient contre de l’or de soulever la Guyenne contre la France. La mort de Madame du Fargis laissait une place à prendre.

Pour ses amis d’Angleterre, l’horizon s’assombrissait : le roi Charles Ier avait été battu à Newbum par les Ecossais révoltés. Aux abois financièrement, le souverain n’allait pas tarder à voir se dresser contre lui un Parlement de moins en moins malléable et travaillé par les questions religieuses qu’agitaient les puritains au milieu desquels on verrait bientôt surgir un certain Oliver Cromwell…

Une autre nouvelle : le 21 septembre, Anne d’Autriche avait donné le jour à un second fils, Philippe, titré duc d’Anjou. La succession au trône était désormais bien assurée. Ce qui ne faisait pas l’affaire des candidats éventuels. Monsieur et son cousin Louis de Bourbon, comte de Soissons…

Celui-ci, réfugié à Sedan depuis trois ans, était en train de rassembler des troupes à la frontière pour envahir la Champagne. Il envoya à Madame de Chevreuse qu’il connaissait de longue date l’un de ses gentilshommes, Alexandre de Campion, beau garçon d’une trentaine d’années et de fière tournure, pour lui demander de s’entremettre avec l’Espagne. La Duchesse se hâta de prévenir Sarmiento et tous deux en appelèrent à Olivares. En même temps, Marie donnait à Campion des lettres pour le duc de Lorraine après une entrevue dont le héros, rien moins que discret, devait se vanter à plusieurs reprises. Ou plutôt vanter les « charmes incomparables » qu’il avait dû, à l’évidence, examiner d’assez près.

Et c’est ainsi qu’au printemps 1641, le comte de Soissons quittait Sedan à la tête d’une armée de trois mille hommes, vite doublée par les Impériaux. Il rencontra, à La Marfée, sur la Meuse, le maréchal de Châtillon… et un instant on put croire qu’allait s’écrouler le bel édifice monté par Richelieu à force de génie. Châtillon se fit battre. Vainqueur, Soissons se mit à parcourir le champ de bataille, comptant les morts et les blessés. On était en juillet : il faisait chaud et le Prince avait soif. Il réclama à boire puis, d’un geste qui lui était familier, il releva la visière de son casque du bout de son pistolet. Le coup partit. Soisson, glissa de son cheval, raide mort ! Accident, ou quelqu’un avait-il su profiter de l’instant ? On ne le sut jamais. Cependant, le danger avait été réel. « Si Monsieur le Comte n’avait été tué il eût été bien reçu de la moitié de Paris », devait soupirer l’un des secrétaires du Cardinal. Pour une fois. Monsieur n’avait pas trempé dans le complot mais pour Marie la mort de Soissons représentait la dernière catastrophe ; trop engagée à présent dans le camp ennemi, elle ne pouvait plus attendre le moindre soupçon d’indulgence du Cardinal. N’avait-elle pas écrit à Olivares pour lui conseiller de redoubler son effort de guerre en lui expliquant que très certainement la maladie qui rongeait le Roi ainsi que son Ministre ne tarderait plus à les abattre et lui livrerait la France au seuil de laquelle la Reine accueillerait ses frères avec joie ?

Cependant, la situation de la Duchesse perdait de son éclat. L’Espagne essoufflée par des années de guerre, contrairement à la France grâce à l’économie sévère du Cardinal, se montrait moins généreuse pour elle qui n’était plus qu’une réfugiée ne disposant guère d’informations. Elle songea un instant à retourner en Angleterre, mais la guerre civile s’annonçait et le Parlement avait exigé que Marie de Médicis quitte le royaume. Avec une poignée de fidèles, elle traversa les Pays-Bas pour se rendre à Cologne, n’ayant plus grand-chose pour vivre. Aucun doute que le même sort eût attendu Marie. Mieux valait rester, attendre…



Sans autres nouvelles que celles qui arrivaient à Sarmiento – elle apprit de la sorte la mort du Cardinal-Infant en novembre, celle du vieux Sully, le grand ministre d’Henri IV, en décembre –, Marie rongeait son frein, d’autant plus que son hidalgo semblait se lasser quelque peu… Un nouvel espoir quand, au début de 1642, elle sut que l’Espagne s’était trouvé un allié de choix dans le jeune, le beau Cinq-Mars, favori de Louis XIII couvert de bienfaits qu’il payait en ingratitude. Avec Monsieur… et l’approbation discrète de la Reine, un nouveau complot se forma pour jeter bas les deux colonnes du royaume de France. Mais Richelieu était parfaitement renseigné. Monsieur comme d’habitude s’en tira en livrant ses complices et le Roi, désolé mais ferme, signa la condamnation à mort de Cinq-Mars et de Thou… Autre nouvelle : Marie de Médicis avait fini par mourir à Cologne, presque dans la misère… Le Roi avait repris Sedan. Les armées françaises étaient au mieux et Marie, inquiète de ce qui se passerait si elles parvenaient à remonter jusqu’à Bruxelles, ne savait plus trop où diriger ses pas. Madrid, avec sa Cour sinistre peuplée de monstres, les bûchers de l’Inquisition et les interminables cérémonies religieuses ? Triste fin pour une coquette avide de liberté ! Elle songea même aux îles d’Amérique où s’implantait la France…