— Ne vous ai-je pas dit qu’elle allait venir ? J’espère seulement que Bassompierre ne sera pas retenu au Louvre. À présent, Marie, ajouta-t-il en se levant après avoir vidé son verre d’un seul coup, l’heure est venue, je crois, de nous retirer…

— Croyez-vous ? fit-elle coquette.

— J’en suis plus que sûr.

Il vint prendre sa main et sa taille comme pour un pas de danse et, se penchant, posa ses lèvres au défaut de l’épaule de sa femme pour remonter le long de son cou. En même temps, sa main remontait de la taille à un sein qu’elle emprisonna. Marie comprit qu’il ne pourrait contenir davantage le désir qu’il avait d’elle et de son côté, elle sentait son corps s’émouvoir. Un frisson parcourut son dos, prélude à l’appel toujours exigeant de ses sens. Claude était un bon amant et le plaisir avec lui était une affaire certaine. Elle glissa de ses bras mais retint une main pour l’entraîner avec elle :

— Il est grand temps en effet si nous ne voulons pas nous donner en spectacle à nos gens !

Ils partirent en courant comme deux jeunes amoureux qui vont chercher refuge dans une meule de paille.

CHAPITRE II

UNE CAVALIÈRE DANS LA NUIT

La fête de Noël à Dampierre fut, cette année-là, pour Marie une sorte de bain de jouvence. Pendant quelques jours elle oublia ses menées politiques, ses projets, ses rancunes et sa soif de revanche pour n’être plus qu’une jeune femme heureuse de se retrouver en famille et une maîtresse de maison soucieuse du bien-être de ses hôtes ainsi que de l’éclat de sa demeure.

Au matin de leur nuit de retrouvailles, elle découvrit qu’en réalité elle aimait encore son mari. Ce n’était pas de la passion – elle ne l’avait éprouvée et ne l’éprouverait que pour le seul Holland dont il lui suffisait d’évoquer l’image pour se sentir bouleversée –, loin de là, mais en mesurant l’étendue de l’amour de Claude, capable d’accepter n’importe quoi pour la garder, d’oublier ce qu’il avait enduré de son fait, et simplement heureux de l’avoir tenue dans ses bras durant quelques heures, elle se renouvela à elle-même la promesse qu’elle s’était faite au lendemain de leur mariage quand en l’épousant il en avait fait une princesse lorraine en la sauvant de la disgrâce : essayer de lui donner autant de bonheur que possible et peut-être le protéger des conséquences de ses actions à venir. Car, naturellement, elle se savait incapable de lui rester fidèle et certainement plus encore de renoncer aux intrigues dont elle portait en elle les germes irrésistibles. C’était pour elle le sel de la terre.

Elle était heureuse aussi de retrouver ses enfants : surtout son fils dont elle était assez fière alors qu’elle tenait ses filles pour quantité négligeable ne pouvant attendre d’illustrations que par un mariage : Louis, prématurément duc, portait de grandes espérances…

Quant à ceux qui vinrent à Dampierre célébrer auprès d’elle la naissance du Christ, elle les reçut avec une véritable joie : ils apportaient avec eux les parfums de cette Cour qui lui était interdite. Les Lorrains d’abord : sa plus fidèle amie Louise de Conti, sœur du duc de Guise, et son époux secret, François de Bassompierre un couple déjà âgé mais la beauté de Louise était de celles qui résistent au temps et François, qui avait été un séducteur redoutable, conservait un charme, une silhouette et un appétit de vivre que beaucoup pouvaient lui envier. Enfin, ils s’aimaient et cela se voyait.

Un peu moins d’amour chez le deuxième couple : Louis de Rohan-Montbazon, prince de Guéménée, frère de Marie, et son épouse Anne de Rohan, fille du chef protestant éternellement rebelle. Un couple harmonieusement assorti cependant : elle avait l’âge de Marie lui deux ans de plus ; elle était belle, il n’était pas laid mais la passion des premiers temps s’était estompée : Anne était pétulante, vive, bavarde, intrigante même, lui le calme – on pourrait presque dire la placidité – incarné. Ils ne s’entendaient pas toujours mais le vernis mondain y suppléait.

Enfin, les « jeunes mariés » venus en voisins de leur château de Rochefort présentaient un aspect aussi disparate que possible. Lui un barbon grisonnant, ronchonnant et d’une intelligence si moyenne qu’on pouvait le croire à certains moments idiot. Elle ravissante dans l’éclat de ses dix-huit ans, coquette, visiblement sensuelle mais charmante menant son vieil époux en laisse comme un toutou. Elle séduisit Marie, fut séduite de son côté et les quatre dames luttèrent d’éclat au cours de cette fête familiale.

Fidèle à la vieille tradition allemande souvent respectée en Lorraine, Bassompierre[4] s’était fait précéder d’un immense sapin que l’on planta dans la cour du château et que l’on décora de bougies, de rubans, d’étoiles d’argent, de noix dorées. On plaça solennellement dans la cheminée de la salle principale la bûche de Noël – fragment d’un vieil orme que le maître de maison arrosa de sel et d’eau bénite puis alluma avant que l’on ne se rende tous ensemble à la messe de minuit dans l’église du village où maîtres, serviteurs et paysans chantèrent à l’unisson les anciens chants venus du fond des âges. Après quoi on revint avec le vieux curé dévorer le repas pantagruélique préparé dans les cuisines du château, suffisamment abondant pour nourrir un régiment et dont, à l’habitude, les pauvres eurent leur part. Après quoi on échangea des cadeaux… Ce fut, en vérité une bien belle fête, sous un ciel froid mais pur et plein d’étoiles, dont chacun profita sans arrière-pensée et dans une atmosphère à la fois conviviale et bon enfant.

Pour la jeune Herminie, ce fut une révélation. Certes, on fêtait Noël chez les siens, mais elle n’avait jamais rien vécu de comparable. Vêtue avec élégance pour la première fois de sa vie, elle portait du velours, du satin, de la dentelle et jusqu’à une cape de beau drap vert doublé de fourrure rousse de la même teinte que ses cheveux. En outre, elle reçut en cadeau de la Duchesse une agrafe de chapeau ornée de perles et de petites émeraudes et du Duc une chaîne d’or et de perles. Un véritable trésor dont elle se montra ravie et très fière.

La vie qu’elle menait à Dampierre lui convenait en tous points. Intelligente et pas maladroite, elle apprit vite de Marie et Anna les attributions et devoirs de la suivante d’une grande dame. Elle prit plaisir à manier les étoffes précieuses, les bijoux, et à accompagner Marie partout où elle se rendait. Enfin, presque ! En outre, celle-ci ayant découvert qu’elle lisait bien et possédait même une belle écriture, Herminie se trouva promue au rôle de secrétaire dont elle n’allait pas tarder à s’apercevoir que ce n’était pas une sinécure. Enfin elle s’attacha rapidement aux enfants : au petit duc dont la gravité précoce l’amusait et aux plus petites, Marie-Anne et Charlotte. Les deux filles de feu Luynes étant déjà reparties pour l’abbaye de Jouarre, dont l’abbesse était Jeanne de Lorraine, la sœur de Chevreuse, où leur éducation devait se poursuivre. En résumé, la jeune Lénoncourt s’estimant satisfaite de son sort renonça aux activités qui lui avaient valu l’expulsion de ses divers couvents. Elle pressentait que la vie à Dampierre pouvait être fort intéressante pour une jeune personne curieuse de toutes choses et douée d’un esprit vif.

Les invités de Noël quittèrent le château pour se rendre à la Cour et présenter au Roi leurs vœux à l’occasion de la nouvelle année. Claude de Chevreuse se joignit à eux dans l’intention de remercier Louis XIII de lui avoir rendu son épouse et de tenter peut-être un plaidoyer pour obtenir son entier retour en grâce. Seule Louise de Conti resta auprès de sa belle-sœur. Marie l’en avait suppliée afin de faire, avec elle, le point de sa situation et d’apprendre ce qui se préparait ou ce que l’on disait dans l’entourage de la Reine, questions qu’elle s’était interdites durant la trêve sacrée.

— Bar-le-Duc n’est pas au bout du monde, dit-elle, pourtant j’ai l’impression de revenir de chez le Grand Khan. Parle-t-on de moi ou m’a-t-on oubliée ?

— Vous oublier ? Vous voulez rire ! Lorsque j’ai quitté Paris ces jours derniers, vous étiez au centre de toutes les conversations. C’est juste si l’on n’engageait pas des paris sur le temps que vous alliez mettre à revenir auprès de la Reine ! Celle-ci ne désire que cela, vous le pensez bien, et elle m’a chaînée de vous embrasser avec la chaleur de son amitié.

— Mais ni le Roi ni son cher Richelieu ne veillent seulement me revoir ?

— Ils n’y paraissent guère disposés.

— Et que dit Monsieur ?

— Toujours égal à lui-même, il se range du côté de vos adversaires. Il aurait même dit à M. de Marcheville qui s’est hâté de le répéter qu’on vous faisait revenir dans le but de donner plus de moyens à la Reine de faire un enfant…

— Le petit misérable ! Après le mal que je me suis donné pour le porter au trône et lui faire épouser sa belle-sœur ! Ce pauvre Chalais est vraiment mort pour rien !

— Cela ne vous surprend pas, j’espère ? Ou le charme de Gaston vous aveuglait-il au point de le prendre pour ce qu’il ne sera jamais : un homme de cœur, franc et loyal ? Placer en lui le moindre espoir est jouer à fonds perdus. Il sera toujours prêt à entrer dans n’importe quelle conspiration où il verrait un quelconque intérêt mais en cas d’échec il abandonnera ses complices pour tirer son épingle du jeu et négocier au mieux son absolution !

Marie regarda son amie avec curiosité :

— Voilà un jugement sévère ! Vous l’aimiez bien, pourtant, quand nous endoctrinions d’Ornano pour qu’il accepte d’être le fer de lance de notre parti de l’Aversion ?

— Cela vient peut-être de ce que je ne le connaissais pas suffisamment. Cependant, ne vous souciez pas trop de son avis. Il est pour l’instant assez mal en cour parce qu’il voudrait se remarier.

— … et que le Roi trouve mauvais qu’il mette tant d’empressement à vouloir se donner un héritier alors que notre Reine n’en donne toujours pas ? L’énorme dot de la pauvre petite Montpensier, sa défunte épouse, devrait l’inciter à la patience.

— Oh ! ce n’est pas la raison ! Figurez-vous qu’il est amoureux !

Marie éclata de rire :

— Amoureux, cet égoïste forcené ? À qui le ferez-vous croire ?

— Mais… à n’importe qui car il semble décidé à rompre les lances contre tout venant pour les yeux de sa belle !

— Qui est ?

— La ravissante Marie-Louise de Gonzague, fille du duc de Nevers et héritière de Mantoue. Cette fois, il réunit l’unanimité : le Roi, la Reine, la Reine Mère, Richelieu, le reste de la Cour sont contre !

— La Reine Mère aussi ? Mais pourquoi ?

— D’abord parce qu’elle voulait lui faire épouser une princesse florentine, une de ses cousines Médicis, ensuite parce que le duc de Nevers a été l’un de ses adversaires acharnés au temps de sa régence après la mort du roi Henri. Son adversaire et celui de Concini forcément, et vous savez qu’elle ne pardonne jamais rien… Enfin – mais vous avez dû certainement l’apprendre dans votre thébaïde lorraine ! – nous sommes à la veille d’une guerre contre ses chers Espagnols pour établir les droits du duc de Nevers sur la succession de Mantoue.



Difficile, en effet, de ne pas être au courant d’une affaire qui depuis la mort du duc de Mantoue, Vincent II de Gonzague, survenue un an plus tôt, le 26 décembre 1627, agitait une partie de l’Europe.

Par testament le mourant avait désigné pour successeur son plus proche parent, le Français Charles de Gonzague de Clèves, chef de la branche cadette des Gonzague, et celui-ci était venu prendre possession de son héritage, composé du duché de Mantoue et du marquisat de Montferrat dont la capitale était Casal, une puissante forteresse du Pô.

Or, seize ans plus tôt, la France avait empêché le duc de Savoie de s’emparer de Casal et donc du Montferrat au nom de sa petite-fille, Marguerite, elle-même fille du prédécesseur de feu Vincent II Le Savoyard réitéra ses prétentions, réclamant le Montferrat pour Marguerite. S’en mêla alors l’Espagne toujours prête à profiter des situations difficiles et d’autant plus que la région en question avoisinait ses terres du Milanais. En outre le Mantouan dépendait de l’Empereur, le bon cousin Habsbourg, et celui-ci, à la mort du duc Vincent, se hâta de refuser l’investiture à Nevers. En outre, profitant de ce que l’armée française était retenue à La Rochelle, l’Espagne et la Savoie envahirent Montferrat. Seulement l’éclatante victoire de Richelieu contre les Anglais et les Rochelais venait de libérer les armes de la France et c’était, pour le Roi comme pour le Cardinal, une question d’honneur de ne pas abandonner le duc de Nevers.