Il avait bien changé, le petit Monsignore pétillant d’autrefois. Lui aussi avait pris de la majesté dans les bruissantes moires pourpres agréablement parfumées qui accompagnaient ses pas. Son visage était plus plein, mais il n’en avait que plus de charme. Ses beaux cheveux bruns encadraient harmonieusement sa physionomie fine, ornée d’une moustache soyeuse, et ses yeux noirs avaient quelque chose de caressant. On sentait que le sourire lui venait naturellement.

Ainsi pris à partie, il s’en tira en disant qu’il se sentait tout à fait indigne de trancher entre la Reine et sa plus ancienne amie. La Régente ne répondant rien, Marie, retenant des larmes de rage, déclara qu’il était en effet dans ses intentions d’aller revoir ses terres et ses gens mais qu’ensuite, elle reviendrait avec joie servir une souveraine qu’elle n’avait pas cessé d’aimer. Puis elle se retira.

En réalité, les deux femmes ne se reconnaissaient plus. Marie n’arrivait pas à comprendre que l’Espagne eût cessé d’être la préoccupation majeure d’Anne et qu’elle n’était plus la même. Mère du Roi, en charge de la Régence et conseillée désormais par Mazarin, elle avait enfin compris qu’elle appartenait à la France. Surtout, elle voyait Marie avec d’autres yeux, ne trouvant plus en elle les agréments qui la charmaient jadis et qui, donc, avaient perdu leur pouvoir.

Le lendemain, accompagnée de Claude, la Duchesse se rendit à Dampierre qu’elle trouva plus séduisant que jamais, ce qui mit du baume à son cœur ulcéré. En outre, quelques surprises l’y attendaient. D’abord, son unique fils Charles de Luynes et son épouse. À vingt-trois ans, le jeune Duc ressemblait à son père, du moins physiquement : il était grand, beau mais, à la surprise de sa mère, manquait de la séduction dont Luynes avait fait sa meilleure arme. Sa physionomie était grave et il souriait rarement. Marie découvrit avec stupeur qu’il était pieux, et même dévot et que s’il avait élu domicile à Dampierre avec l’agrément de son beau-père alors que les châteaux de Luynes ou de Lésigny eussent été plus naturels, cela tenait à la proximité de l’abbaye de Port-Royal-des-Champs où les Solitaires étaient revenus[22]. Attiré par leur doctrine, le fils de Marie s’y rendait aussi souvent que possible.

Du même coup, la Duchesse fit connaissance de sa femme, Louise, fille du chancelier Séguier. Elle était relativement jolie encore que dans le genre insignifiant, mais aussi bigote que son mari : elle ne prit guère la peine de dissimuler l’espèce de répulsion que lui inspirait une belle-mère sulfureuse. Celle-ci s’en plaignit à son époux :

— Vais-je vraiment devoir vivre avec ces diseurs de patenôtres ? Mille tonnerres, mon ami, ils ne manquent pas de demeures où exercer leurs talents ! Que font-ils chez nous ?

Un peu embarrassé, Chevreuse, qui d’ailleurs avait de l’affection pour son beau-fils, expliqua que pour remettre un peu à flots ses finances toujours embrouillées, il lui avait vendu sa charge de Grand Fauconnier dont, avec un roi d’à peine cinq ans, il n’avait plus l’usage.

— Fort bien ! En ce cas, que ne vont-ils s’installer dans leurs marécages ? S’ils ne le font pas, c’est moi qui irai emménager à Lésigny…

— Prenez patience ! Et préparez-vous à une surprise dont j’espère que celle-là vous sera agréable. Nous aurons ce soir des hôtes que j’ai fait prévenir de votre arrivée…

— Qui cela ? Pas monsieur mon père, j’espère, qui doit à présent menacer ruine ?

— Je n’aurais pas parlé d’une surprise agréable…

Peu avant le coucher du soleil, un carrosse de voyage couvert de poussière vint décrire une courbe dans la cour d’honneur et s’arrêta devant le perron. Un homme dont un grand chapeau gris couvrait le visage en descendit lestement puis se retourna pour offrir sa main unique – la manche gauche était vide ! – à une jeune femme qui l’en remercia d’un tendre sourire, puis tous deux gravirent lentement les degrés du perron où le couple Chevreuse les attendait. Avec un cri de joie, Marie reconnut Herminie et la reçut dans ses bras.

— Ma petite ! Mais où étiez-vous passée ? Depuis que je suis arrivée tout à l’heure je vous cherche en vain.

— Me voici, ma cousine. Légèrement en retard mais notre route était longue.

Elle tendait la main vers son compagnon mais il ne la prit qu’après avoir salué, de sa main unique, en balayant le sol des plumes de son couvre-chef. Cette fois, Marie pensa qu’elle rêvait.

— Malleville, vous ?… Dieu me pardonne, mais je vous croyais mort.

— Moi aussi je l’ai cru, Madame la Duchesse, sur ce champ de gloire de Rocroi où Loyancourt, l’un des aides de camp de Monseigneur le Duc, m’a trouvé, reconnu, ramené céans… J’y ai reçu les soins les plus tendres, dit Gabriel en tournant vers Herminie son regard souriant. Cette jeune dame m’a rendu le goût de la vie et Monseigneur a fait le reste afin que je puisse reprendre au grand jour mon nom et mes quelques biens. Ce dont je lui serai toujours profondément reconnaissant. Ensuite, il a fait encore mieux : il nous a mariés.

— Mariés ? Et je n’en ai rien su ? On ne m’a rien dit ?

— Là où vous étiez fourrée, ma chère, il était difficile de vous tenir au courant de notre vie quotidienne, bougonna Claude. Moi j’avais toute latitude, étant de la famille, pour recommander à Madeleine de Lénoncourt une union qui lui a convenu en tout point ! Elle s’est même déplacée pour le mariage.

Aucun reproche dans cette mise au point, pourtant, elle fit mesurer à Marie la distance qui s’était établie entre elle et les siens. Ce dont elle éprouva quelque chose ressemblant à un remords, encore qu’elle fût reconnaissante à Claude de l’avoir si bien suppléée :

— Il ne me reste plus, soupira-t-elle, qu’à faire un présent à la mariée.

Et, ôtant le collier de saphirs, de diamants et de perles que le soleil faisait étinceler sur sa gorge, elle le passa au cou d’une Herminie rougissante et qui faisait de son mieux pour l’en empêcher :

— C’est trop, ma belle cousine ! À Malleville nous vivons avec simplicité et les grandes fêtes sont rares…

— Eh bien, vous le porterez ou vous le transmettrez à vos enfants… car j’espère que vous en aurez ?

Herminie devint rouge comme une pivoine. Gabriel vint à son secours en époux attentif :

— Le premier pourrait être là dans sept mois, fit-il calmement. Et nous en sommes infiniment heureux…

— Pourtant vous vous êtes risqués sur les mauvais chemins pour parvenir jusqu’à nous ?

— Rien n’aurait pu empêcher Herminie de venir vous saluer. Et puis, si les chemins ne sont pas bons, notre voiture l’est grâce à des ressorts qui atténuent les cahots…

— Comme d’habitude vous avez réponse à tout, Gabriel ! Il n’empêche que je ne me consolerai jamais de n’avoir pas accompagné la mariée à l’autel…

— Moi j’y étais, Madame ma mère, et j’espère vous avoir représentée de façon fort convenable, s’écria une voix juvénile qui se rapprochait.

Et Marie eut soudain devant elle sa fille Charlotte qui, en riant de ses dents blanches, lui faisait sa révérence. Elle avait seize ans : elle était ravissante, blonde comme un champ de blé avec les immenses yeux outremer de Marie. Elle semblait avoir hérité de la vitalité de sa mère, dansant plus qu’elle ne marchait et riant à tout bout de champ. Que cette jolie créature fût sa fille stupéfiait Marie tout en lui inspirant de l’orgueil : celle-là, elle en était sûre, était vraiment de son sang… Encore ne savait-elle pas jusqu’à quel point !

Les quelques jours que l’on passa tous ensemble à Dampierre furent délicieux, même si les mines confites du jeune duc de Luynes et de son épouse tentèrent vainement d’y mettre un bémol. Marie raconta ses aventures. Une version expurgée, naturellement, mais que sa belle-fille assaisonnait à la dérobée de signes de croix aussi rapides que furtifs qui mettaient Marie en joie et lui donnaient envie d’en dire davantage. Cependant, elle s’abstint par respect pour le reste de son auditoire. Elle parla longuement avec Charlotte, découvrit que sa fille ne rêvait que de la suivre, plus longuement encore avec Herminie que les années avaient transformée en une charmante jeune femme. Un peu ronde peut-être mais cela ne devait pas déplaire à son époux. Tel qu’il était, le couple filait le parfait amour et Marie, avec un soupçon d’envie considérait cette plante rarissime éclose en son absence sous son propre toit : un couple heureux, soudé par un amour mutuel évident et solide. Aussi se garda-t-elle d’y apporter la moindre touche d’ombre en reprochant à Herminie de ne pas l’avoir rejointe. C’était son sort, apparemment, de voir ses suivantes la quitter pour plus haut qu’elle : après la mort de Chalais, Elen du Latz avait rejoint Dieu par le truchement des Ursulines de Nantes. Quant à l’ancienne terreur des couvents de Lorraine, c’était l’amour qui la lui avait prise. Elle se consola de bon cœur : en Charlotte, elle trouvait une compagne idéale et plus proche d’elle que quiconque. Aussi laissa-t-elle les Malleville reprendre le chemin de leur château du Cotentin où, à les entendre, il faisait si bon vivre. Puis n’y pensa plus : la page était tournée, et elle avait largement de quoi s’occuper.



Revenue rue Saint-Thomas-du-Louvre, elle commença par se rendre auprès de Monsieur, devenu Lieutenant général du royaume ainsi que l’exigeait le protocole de cour. Il vivait à présent au palais du Luxembourg, hérité de sa défunte mère, avec Marguerite, sa nouvelle duchesse d’Orléans qu’à la veille de sa mort Louis XIII lui avait enfin permis d’épouser officiellement : cela ne faisait jamais que la troisième bénédiction nuptiale pour ces deux-là, les précédentes, celles de Nancy et de Malines, ayant été déclarées non valables !

Ce que Marie voulait savoir, c’était ce que pensait le Prince de la Régente et de son Ministre mais, pour une fois, Gaston resta dans une réserve prudente : il en était encore à attendre dans quel sens le vent allait tourner. En revanche, Marie retrouva la jeune épousée avec plaisir : elle l’avait connue fillette au palais de Nancy et reçut d’elle l’assurance qu’elle serait toujours la bienvenue au Luxembourg.

Elle en sortait quand, regagnant son carrosse, elle se trouva soudain nez à nez avec César de Vendôme qu’elle n’avait pas revu depuis que, ensemble, ils animaient le « parti de l’Aversion », destiné à empêcher Monsieur d’épouser Mademoiselle de Montpensier. Il y avait à cela une raison simple : durant tout ce temps, le séduisant bâtard d’Henri IV et de Gabrielle d’Estrées n’avait quitté le donjon de Vincennes où son frère, le Grand Prieur, avait trouvé la mort, que pour divers refuges, comme l’Angleterre ou autres lieux d’exil d’où l’avait ramené le double trépas de Richelieu et de Louis XIII. Il était devenu une sorte de curiosité, depuis le temps que l’on parlait de lui sans jamais le rencontrer. Et c’est à grand fracas qu’il avait enfin réintégré son magnifique hôtel du faubourg Saint-Honoré[23]. Il parut enchanté de revoir Marie :

— Ma chère Duchesse, lui dit-il, vous êtes plus belle que jamais ! Et j’espère que vous nous rapportez intact cet esprit vif qui savait nous galvaniser jadis car en vérité nous en avons un énorme besoin !

Se gardant de lui retourner son compliment parce qu’il ne possédait plus que des traces de son ancienne splendeur physique, Marie lui offrit son plus charmant sourire :

— Besoin de moi ? Mais… pourquoi ?

— Voilà une question qui m’étonne venant de vous. N’êtes-vous pas allée au Louvre ? N’avez-vous pas rencontré la Régente ?

— Si fait ! Cependant, je n’ai pas reçu l’accueil que j’étais en droit d’espérer après tant d’années d’aveugle dévouement Elle m’a « conseillé » de me retirer à la campagne afin de ne point contrister les alliés du royaume par une présence aussi notoirement attachée à l’Espagne ! C’est à n’y rien comprendre… Elle tourne le dos à son pays bien-aimé ?

— Eh oui ! Pour plaire à ce faquin de Mazarin que lui a légué Richelieu, son pire ennemi cependant. Et il est le premier des Ministres, choyé par elle, écouté par elle, prôné par elle alors qu’après la mort du Roi mon frère, nous avons tous cru qu’allait commencer le règne de François de Beaufort, mon fils dont j’aurais juré qu’elle était éprise !

— Ah oui ? Contez-moi cela ! fit-elle, vivement intéressée tout à coup. N’oubliez pas que j’arrive pour ainsi dire de la lune…

— Dans ce cas accordez-moi l’hospitalité de votre carrosse ! Je vous accompagne jusque chez vous après quoi il me ramènera ici. Je préviens mes gens.

Un instant plus tard, ils descendaient ensemble la rue de Tournon et César expliquait à Marie que, depuis longtemps, Beaufort son cadet était épris de la Reine. N’étant pas frappé d’exil et combattant même dans les armées du Roi où sa vaillance faisait merveille, il était vu d’un œil assez doux par Anne d’Autriche à chacun de ses retours…