À cela près, l’histoire recommençait…
CHAPITRE XIII
LE COMPAGNON
Que faire à Couzières, sinon conspirer ?
En se retrouvant au point de départ de son périple hispano-britannique, Marie éprouva d’abord un sentiment de découragement. Tant d’aventures vécues, tant de peines dépensées pour en arriver là ! Seule différence positive, cette fois elle ne manquait pas d’argent encore qu’elle n’eût accepté celui de la Régence qu’avec un rien de répugnance : on la payait pour qu’elle se tienne tranquille, qu’elle laisse Anne d’Autriche et son Mazarin ourdir leurs petites affaires loin de ses oreilles et de ses yeux ? Eh bien, on allait voir !… Et ce fut la colère qui lui rendit sa combativité.
L’encrier était plein, le papier abondant et la main de la Duchesse toujours aussi alerte au service d’un esprit en ébullition. Elle organisa sa correspondance : d’abord avec les Vendôme, ce qui n’était guère difficile Chenonceaux n’étant pas loin, mais aussi avec Lord Goring, Ambassadeur d’Angleterre, sans grand pouvoir d’ailleurs, le pays plongeant dans une guerre civile qui serait destructrice, mais surtout avec l’Espagne, son cheval de bataille, la seule puissance capable d’en finir avec les ministres en simarre rouge et, en organisant la paix, de rendre à elle et à ses pareils le rang et le pouvoir qu’on leur avait pris. Elle se persuadait même que la Régente, en quelque sorte captive de l’Italien et de son charme – ne lui trouvait-elle pas jadis une ressemblance avec Buckingham ? – redeviendrait elle-même dès qu’elle serait délivrée du maléfice.
Or, la Reine avait changé beaucoup plus que Marie ne l’avait constaté : Régente de France, mère du Roi et d’un second fils, elle avait enfin compris qu’il lui fallait penser français et admettre que désormais sa chère Espagne n’était plus l’ennemie d’un époux détesté mais d’un fils qu’elle aimait et dont elle était fière. Et cela, c’était l’œuvre de Mazarin, le petit Italien sans naissance… Il lui avait ouvert les yeux.
Il n’était pas interdit à Madame de Chevreuse de se rendre à Tours. Elle ne s’en fit pas faute mais s’aperçut vite qu’elle n’y était pas la bienvenue. Le cher Archevêque avait rendu son âme candide à Dieu et son successeur ne manifesta pas les mêmes dispositions. En outre, la réputation de Marie l’ayant précédée comme d’habitude, les dames de la ville, qui déjà ne l’aimaient pas, lui fermèrent carrément leurs portes. Elle ne trouva pour l’aider dans ses projets que des gens modestes, éblouis par son titre et sa beauté encore réelle.
— Tu ne vas pas t’amuser beaucoup, dit-elle à sa fille, et moi non plus !
— Ces gens-là n’en donnent guère envie. Mais, si nous nous ennuyons trop, pourquoi ne pas voyager ? Nous rendre… hors de France ? Et puis nous n’en sommes pas à ce point : il nous reste des amis, j’espère ?
Ce fut François de La Rochefoucauld qui apporta la réponse. Après le départ de Marie, il s’était rendu chez la Reine pour plaider la cause de l’exilée. Or, Anne lui avait à peine laissé le temps d’ouvrir la bouche :
— Je vous prie instamment de ne plus avoir commerce avec la Duchesse et de cesser d’être l’instrument de ses amis ! intima-t-elle sévèrement.
Sans s’émouvoir, le prince de Marcillac répondit :
— Je ferai de mon mieux pour vous obéir, Madame, mais je ne peux, avec justice, cesser d’être l’ami de Madame de Chevreuse tant qu’elle n’aura commis d’autre crime que de déplaire au Cardinal…
Marie fut enchantée :
— Vous lui avez dit cela ? Oh ! mon ami, comme je vous aime ! Et qu’a-t-elle répondu ?
— Que je pouvais retourner chez mon père, à Verteuil !
— Elle vous a exilé ?
— Sans hésiter. Aussi ne suis-je ma chère amie que de passage, conclut-il avec bonne humeur. Cependant, ajouta-t-il en changeant de ton, méfiez-vous ! Je sais que la noblesse et les gens un peu importants de la région reçoivent des ordres qui leur interdisent d’entrer en relations avec vous sous peine d’ennuis sérieux…
Cette fois, Marie accusa le coup :
— Ce n’est pas possible ! Elle s’est mise à me haïr, alors ? Après ce que nous avons été l’une pour l’autre ?
— Je ne sais si elle est capable d’un sentiment aussi fort. C’est une pâte molle que le Mazarin modèle à son gré. En ce qui vous concerne, je crois que vous lui rappelez trop de souvenirs ! De ceux, justement, qu’elle voudrait oublier.
Quand il eut repris son chemin, Marie mesura sa solitude. François l’avait avertie aussi qu’on la faisait surveiller, à Tours comme à Couzières, et à mesure que passait le temps, elle se sentait de moins en moins en sécurité, ne quittant plus le château dont chaque nuit Peran vérifiait toutes les fermetures. Elle ne savait même pas si les lettres qu’elle s’obstinait à écrire et qui, à présent, étaient autant d’appels au secours, parvenaient à leurs destinataires…
Si elle eut des nouvelles d’Angleterre, ce fut par William Craft qui arriva un soir comme un fantôme noir sorti de la nuit. Et ces nouvelles étaient désastreuses. Le Parlement mené par Oliver Cromwell passait à l’action. Les guerres contre les puritains écossais avaient coulé sur l’Angleterre comme la lave d’un volcan, allumant les vieilles haines papistes. La reine Henriette-Marie et sa dernière fille s’étaient, à la demande expresse de Charles Ier, réfugiées à Paris.
— Ce ne fut pas sans déchirement ! soupira le jeune Lord. Vous savez comme moi combien le couple est uni et, au fond, la Reine n’a accepté de fuir que dans l’espoir d’obtenir l’aide de la France afin de sauver son époux et ses autres enfants.
— La France, c’est Mazarin, un ladre fort occupé à s’enrichir. Richelieu eût peut-être accepté car je dois bien admettre qu’il avait de la grandeur… mais celui-là !
Elle essaya cependant d’écrire à Henriette-Marie pour lui porter le témoignage de son affection mais sa lettre lui revint : il n’était pas question de remettre à la souveraine en exil une lettre d’une personne qui, pour sa mauvaise conduite, connaissait la disgrâce.
Aussi Marie fut-elle à peine étonnée de voir arriver, un matin d’avril, un exempt des Gardes du Corps nommé Riquetti qui venait la chercher de la part de la Reine pour la conduire à Angoulême. C’était l’arrestation, avec en point de mire la prison : le donjon même où Châteauneuf avait vécu dix armées affreuses… Mademoiselle de Chevreuse serait, elle, ramenée à son père qui la réclamait Marie eut peur, une peur qu’elle n’avait encore jamais éprouvée et qui lui nouait le ventre alors que son cerveau fonctionnait à toute vitesse. S’efforçant au calme, elle pria l’officier de lui consentir quelques heures afin de préparer le double départ. Il y consentit galamment.
Tout en rassemblant ses possessions, argent et pierreries, elle cherchait comment s’évader quand Peran vint la trouver :
— Cette nuit, à une heure du matin, je tiendrai le carrosse de voyage prêt sous les arbres au bord de la rivière…
Charlotte n’hésita pas :
— Je ne veux pas être ramenée chez mon père. Il me mettrait au couvent. Je veux vous suivre…
— Comprends-tu ce que cela veut dire ? Tu seras proscrite…
— Nous le serons ensemble ! dit-elle en embrassant sa mère.
L’amour de sa fille était pour Marie une vraie consolation. Elle croyait se voir renaître en elle et leur entente parfaite lui était infiniment douce. Mais ce n’était pas l’heure des épanchements et l’on hâta les préparatifs. Marie avait choisi minuit plutôt qu’une heure du matin et en avait informé Peran. À l’heure dite, les deux femmes le rejoignirent, emmenant avec elles la seule Ketty, la femme de chambre anglaise dont Marie n’avait qu’à se louer.
Quand le jour se leva, elles étaient déjà loin. Par La Flèche et Laval, elles gagnèrent Saint-Malo où Marie souhaitait s’embarquer pour l’Angleterre, non pour y rester – la révolution y faisait rage et elle ne l’ignorait pas – mais pour obtenir un passeport à destination de Dunkerque et de Bruxelles.
En débarquant dans la ville corsaire, Marie paya d’audace en allant voir le Gouverneur afin de lui demander de lui trouver un bateau à destination de Dartmouth, port important de la côte du Devon. Celui-ci, Monsieur de Coetgon, était un parfait gentilhomme et se montra assez sensible aux charmes de ces femmes. Sachant pertinemment à qui il avait affaire, il trouva en effet le navire désiré, y embarqua ses visiteuses puis, rentrant chez lui, écrivit sans désemparer à Mazarin pour lui rendre compte de ce passage. Sous Richelieu il eût mis tout simplement les dames de Chevreuse sous les verrous mais, avec l’Italien, on pouvait en prendre à son aise !
Par extraordinaire pour un mois d’avril, la Manche se montra clémente : il pleuvait et les flots restèrent calmes. Marie, toujours un peu superstitieuse, y vit un heureux présage. Dieu apparemment était avec elle…
Dieu peut-être mais pas les hommes. Ses illusions s’envolèrent quand elle vit venir droit sur eux deux navires de guerre battant pavillon, non plus du Roi, mais du Parlement. En déclinant ses noms et titre Madame de Chevreuse comprit vite que les choses avaient changé. En place des sourires et des révérences, elle trouva des visages fermés et, au lieu de les débarquer à Dartmouth, on conduisit Marie et son petit monde dans l’île de Wight où, sans plus de manières, on les enferma à Caris-brooke Castle, une forteresse du XI siècle auprès de laquelle le vieux château de Chevreuse faisait l’effet d’une aimable villégiature. Il fallait y attendre la décision du Parlement…
Or le Parlement, dont les troupes venaient de battre par deux fois à Newbury puis à Marston Moor celles de Charles Ier, n’avait que faire d’une femme presque aussi connue de ce côté-ci de la Manche que de l’autre. Il envoya un émissaire à Mazarin, proposa de lui livrer la Duchesse et sa fille. Ce que le Cardinal se hâta de refuser : Madame de Chevreuse était bien où elle était et il n’avait aucune envie de la revoir en France.
Vus d’une espèce de prison, le printemps anglais et même le panorama admirable de la côte rocheuse et de la mer immense n’avaient guère de charme. Marie eut un moment de découragement cependant que Charlotte, en digne fille de sa mère, séduisait l’un des officiers du château pour passer le temps.
Les abattements de la Duchesse étant en général suivis de période d’intense activité, elle se remit à l’ouvrage. Par l’amoureux de Charlotte, elle sut qu’il y avait encore un ambassadeur d’Espagne dans ce pays abandonné de Dieu qui était en train de s’en prendre à son Roi. Elle avait toujours sa fidèle écritoire et s’en servit pour envoyer un appel au secours audit ambassadeur, lui demandant de l’aider à gagner les Pays-Bas. Et cette fois, elle réussit : le diplomate obtint pour les deux femmes l’autorisation de quitter, après quatre mois, une Angleterre devenue si peu hospitalière.
On partit donc, par une belle matinée baignée d’un soleil générateur de toutes les espérances. L’été était installé et la mer paisible… Un solide bateau de pêche conduisit la mère et la fille à Dunkerque d’où elles gagnèrent Liège, alors principauté indépendante et où Marie espérait contre toute évidence pouvoir reprendre sa correspondance avec la Reine. Elle écrivit une fois, deux fois, trois fois. Aucune réponse. En revanche, il fut vite évident que la maison était surveillée par des agents de Mazarin :
— Nous ne pouvons pas demeurer ici, ma mère, dit Charlotte. Nous y sommes presque aussi captives qu’à Wight, à cette différence près que nous risquons d’être enlevées par les espions du Cardinal sans que quiconque bouge un doigt pour nous défendre… Le Prince-Evêque doit penser qu’il mettrait son salut en danger en refusant ce petit service à un Cardinal…
Même si le Cardinal en question n’était pas prêtre, c’était une éventualité qu’il fallait prendre en considération. De toute façon, l’Espagne par le truchement de son ambassadeur s’étant déjà portée au secours de Madame de Chevreuse, c’était vers elle qu’il fallait chercher le seul refuge possible !
Ce ne fut pas sans un soupir que Marie revit Bruxelles. Elle retrouva sa maison de la rue Héraldique et fut accueillie avec distinction par l’archiduc Léopold, alors Gouverneur des Pays-Bas. Elle reprit contact avec les quelques amis qu’elle s’y était faits mais sentit rapidement que la ville n’était plus ce qu’elle était lorsqu’elle l’avait quittée pour la dernière fois : le lourd climat de la guerre qui durait depuis si longtemps[24] et dont on ne voyait pas la fin pesait sur une ville que la longue occupation espagnole n’avait pas réussi à rendre triste. Le prince de Condé venait, en Bavière, de remporter la victoire de Nördlingen et ses troupes remontaient vers les Flandres. Nombre de familles comptaient des morts.
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