On en était là au moment où Madame de Chevreuse rentrait à Dampierre pour y retrouver les siens. Et Madame de Conti venait de retracer pour son amie les grandes lignes du problème. Celle-ci l’avait écoutée avec d’autant plus d’attention qu’il s’agissait d’une situation comme elle les aimait parce qu’elle pensait toujours, et avant tout, qu’il serait peut-être possible pour elle d’en tirer un avantage personnel… De plus, si la France de Louis XIII et de Richelieu entrait en guerre contre l’Espagne, patrie de sa reine, elle était entièrement disposée à se dévouer sans compter pour servir une cause si chère à Anne d’Autriche. Enfin, quand un conflit éclatait, on ne pouvait jamais savoir qui en sortirait vivant. Que Louis disparût, et l’on pourrait reprendre joyeusement le dessein d’unir Anne d’Autriche à Gaston d’Orléans puisque la chance voulait qu’il fût veuf. Et le fait que tous ces beaux projets relevassent de la haute trahison n’allait pas empêcher Madame de Chevreuse de dormir…



Avec sa vivacité habituelle, celle-ci fit aussitôt part à son amie Louise des idées que venait de faire naître son récit et des merveilleuses perspectives qu’elle entrevoyait, mais, à sa surprise Madame de Conti – étant mariée secrètement elle portait toujours ce nom – non seulement ne la suivit pas mais s’efforça de modérer son enthousiasme.

— Marie, Marie, ne mettez pas la charrue avant les bœufs, n’allez pas plus vite que les violons et ne vendez pas la peau de l’ours avant de l’avoir tué !

— Vous vous exprimez en proverbes maintenant ? C’est nouveau, cela. Tourneriez-vous au bel esprit ?

— Dieu m’en préserve ! Je veux dire seulement : primo que nous n’avons pas encore déclaré la guerre à l’Espagne. Secundo qu’un roi qui part en guerre a de grandes chances d’en revenir vivant, même le nôtre dont on ne peut nier qu’il soit d’une bravoure hors du commun et, tertio, qu’on ne vous a rappelée que du bout des lèvres et que votre retour en grâce étant loin d’être acquis, vous devriez garder raison et vous tenir tranquille pendant… quelque temps ?

— Oh ! ce n’est qu’une question de semaines… ou de jours ! fit la Duchesse avec insouciance. Avant de quitter la Lorraine j’ai acquis la certitude que le roi d’Angleterre comme le duc Charles s’employaient activement à ce que l’on me rappelle sans barguigner auprès de la Reine. Elle m’a même écrit qu’elle y mettrait tous ses efforts…

— Beaux avocats que avez là ! Charles Ier, qui vient d’être vaincu, en est aux pourparlers d’un traité de paix et n’est guère en position de réclamer quoi que ce soit. Notre cousin lorrain est sans doute un peu mieux placé puisqu’il a obtenu que l’on relâche Lord Montaigu, mais il n’inspire guère confiance. Quant à la Reine, elle est carrément tenue en suspicion depuis l’affaire Chalais ! Le Roi demeure persuadé qu’elle a comploté sa mort – avec vous, entre parenthèses ! – et lui pardonne d’autant moins qu’elle vient de nouveau de faire une fausse couche…

— Il arrive donc à son époux de la visiter ?

— Le plus rarement possible mais il s’y astreint dans l’espoir d’un Dauphin, espoir déçu jusqu’ici !

— Ce perpétuel malade ? Il n’y arrivera jamais ! Quel dommage que ce pauvre Buckingham soit mort !

— Qu’il n’ait pas pris La Rochelle, destitué ou fait assassiner Richelieu et le Roi ? Ne rêvez pas, Marie ! Votre beau piège n’est plus et vous n’êtes pas près d’en retrouver un aussi séduisant pour attaquer la Reine. Je sais qu’elle continue à le pleurer…

— Et moi aussi ! C’était un merveilleux ami ! Mais, dites-moi Louise, j’ai l’impression que nous ne sommes plus, vous et moi, du même côté de la barrière ?

— Comment l’entendez-vous ?

— En ce que vous ne me semblez plus aussi acharnée contre notre Sire et son abominable ministre. Vous rendez hommage à la vaillance de l’un et n’avez pas égratigné une seule fois le second. Est-ce l’influence de Bassompierre ?

La Princesse s’accorda un temps de silence. Appuyant son visage sur sa main où s’allumaient par instant les flammes pourpres d’un énorme rubis, elle laissa son regard doré se perdre dans les lointains brumeux des jardins que l’on apercevait à travers les fenêtres :

— Je ne sais !… Vous connaissez sa fidélité au Roi même s’il n’aime guère le Cardinal – qui l’aimerait ? Et pour rien au monde je ne pourrais agir à son contraire. Nous ne sommés plus jeunes et cet amour tissé depuis des années que nous venons de consacrer nous est infiniment précieux. Cela ne veut pas dire que je renonce à l’amitié de la pauvre Reine. Au contraire, je suis toujours prête à me dévouer pour elle, mais pas au point de soutenir le parti de l’Espagne si la guerre éclatait et vous devriez m’imiter parce que, songez-y, Bassompierre ira se battre… et votre époux aussi !

Un instant, Marie ne sut que répondre. Habituée à ne considérer les événements que d’un point de vue strictement personnel, l’idée de pratiquer ce genre de fidélité ne lui était jamais venue à l’esprit. Il est vrai que Louise, épouse du premier et sœur du second, ne pouvait user d’un langage différent. Elle choisit de s’en tirer par une pirouette comme elle s’entendait si bien à le faire.

— N’en parlons plus ! s’écria-t-elle. De toute façon, nous n’en sommes pas là puisque cette guerre n’aura peut-être pas lieu ! Vous savez à quel point Marie de Médicis est entichée des Espagnols qu’elle considère comme les seuls vrais soldats de Dieu et, au Conseil, sa voix pèse son poids !

— Moins que vous ne le pensez. Depuis quelque temps des divergences se sont élevées entre elle et Richelieu. Le Roi écoute de moins en moins sa mère…

— Ce qui ne doit pas arranger son humeur mais encore une fois nous verrons bien… et n’oubliez pas que l’on ne fait pas la guerre en hiver.



On la vit beaucoup plus tôt que Marie ne se l’imaginait : deux jours plus tard, Claude revenait à Dampierre avec une lettre de Bassompierre pour Louise lui demandant de rentrer au plus vite et une moisson de nouvelles dont la plus grave était celle-ci : le Roi partait la semaine suivante pour le Montferrat dans le but de faire lever le siège de Casal.

— Quoi ? s’exclama Marie. En janvier et en pays de montagnes ?

— Eh oui ! Quand une ville est assiégée, il n’y a ni été ni hiver. M. de Nevers a besoin de secours et nous y allons !

— Et vous ?

— Naturellement ! En outre, c’est le meilleur moyen d’obtenir votre entière rentrée en grâce. Bassompierre part aussi, forcément ! C’est même à lui que le Roi a annoncé la nouvelle…

— Mais enfin, n’y a-t-il pas assez de maréchaux pour aller au secours de cette taupinière ? La santé du Roi…

Chevreuse eut pour sa femme un regard stupéfait :

— Vous vous souciez de sa santé ? C’est nouveau ça ! Quant à Casal, c’est loin d’être une taupinière.

— Et qui l’assiège ?

— Don Gonzales de Cordova, Gouverneur du Milanais.

— Ce qui veut dire que c’est la guerre avec l’Espagne, conclut Louise qui venait faire ses adieux à ses hôtes avant de regagner Paris. Les échos du Louvre doivent retentir des fureurs de la Reine Mère. Quand elle est en colère elle n’a pas pour habitude de tenir sa lumière sous le boisseau !

— Je n’ai rien entendu. Il est vrai que je n’ai pas eu l’honneur de la rencontrer mais elle reçoit malgré tout quelques consolations. D’abord, c’est à elle que le Roi remet la régence…

— Oh ! c’est indigne ! protesta Marie : la régence appartient de droit à la reine Anne !

— Pendant une guerre contre l’Espagne, ce ne serait sans doute pas une brillante idée. Marie de Médicis n’a jamais été une infante, même si ses sympathies vont de ce côté des Pyrénées. En outre, elle a la satisfaction de garder Gaston d’Orléans auprès d’elle…

— Que vient-il faire dans cette histoire ? demanda Louise.

Chevreuse se frappa le front du plat de la main :

— C’est vrai, j’oubliais que vous n’avez pas connaissance des derniers développements des amours de Monsieur. Tandis que nous fêtions Noël ici, Monsieur annonçait qu’il consentait à renoncer à Marie-Louise de Gonzague si on lui donnait le commandement suprême de l’armée… plus cinquante mille écus pour ses équipages…

Les deux femmes partirent d’un même éclat de rire :

— Celui-là ne perdra jamais une occasion de s’enrichir ! fit la Princesse. Mais de là à se faire payer pour commander en chef, ce dont il est incapable…

— C’est une des raisons pour lesquelles le Roi va assumer lui-même le commandement avec le maréchal de Créqui et Bassompierre. Il était délicat de refuser son propre frère, mais dès l’instant où c’est lui qui part, Monsieur n’a plus rien à dire…

— Sinon qu’il ne renonce plus à Marie de Gonzague, affirma la Duchesse sans crainte de se tromper. Il a l’amour tellement accommodant ! Au fait, vous ne nous parlez pas de ce cher Cardinal ? Il ne part pas, j’imagine ?

— Mais si. Sa Majesté est allée s’en assurer chez Son Eminence dans son domaine de Chaillot qu’il préfère pour raison de santé au Petit-Luxembourg…

— … où il doit se sentir moins à son aise depuis que le torchon commence à brûler entre lui et la Reine Mère ! ironisa Louise. Peut-être respirera-t-il mieux sur les grands chemins, même à la mauvaise saison…

— Quel dommage ! Ils formaient un si beau couple ! grinça Marie. Et il accepte qu’elle soit régente ?

— Seulement des provinces en deçà des pays de la Loire ! rectifia Chevreuse. Elle n’a aucun droit sur le Midi où les protestants échaudés à La Rochelle se regroupent. Elle serait capable d’ordonner leur massacre…



Louise de Conti repartie, Claude annonça qu’il la suivrait le lendemain pour faire préparer ses équipages. Ce qui lui laissait une dernière nuit avec sa femme.

— N’allez-vous pas être trop seule ici, mon cœur ? Voulez-vous que je vous laisse l’un de mes écuyers ?

Il en avait deux : La Ferrière et Loyancourt que Marie n’appréciait que modérément. Le premier était assez beau mais elle avait surpris le sourire, fat et déplaisant, qu’il avait souvent en la regardant et qui lui dormait régulièrement envie de lui taper dessus. L’autre était plus sympathique mais c’est tout ce qu’on pouvait en dire : un bon garçon placide sans aucun signe distinctif, sans aucun relief pour le signaler à l’attention d’une femme. Il n’avait même pas la chance d’être vilain ! Certaines laideurs sont parfois plus attractives qu’une beauté régulière et Gabriel de Malleville en était un exemple, mais aucune épice ne relevait le physique passe-partout de ce brave Loyancourt. Aussi Marie déclina-t-elle avec grâce la proposition de son époux :

— Puisque vous partez en guerre, je préfère vous savoir entouré au mieux. L’un comme l’autre vous sont dévoués. En outre, ici ils s’ennuieraient et je ne saurais qu’en faire…

— Cependant, vous laisser seule… Je ne peux oublier l’épreuve que vous avez subie sur la route du verger.

— Je vous rappelle que j’ai passé près de deux années en Lorraine sans qu’il m’advienne quoi que ce soit ! Et à Dampierre je ne crains rien. Il y a Boispillé, nos serviteurs sont en nombre et j’ai Peran, une force de la nature, un vrai chien de garde !

En parlant, s’efforçait-elle de se rassurer ? Elle était loin en effet d’oublier l’attentat dont elle avait failli périr et même si rien ne s’était passé durant son séjour chez le duc Charles, il n’était pas exclu que ce danger-là puisse renaître. Quelques poignées de mois ne pouvaient être suffisantes pour éteindre la haine chez les parents du malheureux Chalais… Comme elle gardait le silence, Claude qui l’observait dut saisir sa pensée contrairement à son habitude car il remarqua :

— Quelque chose me dit que vous n’auriez pas refusé Malleville. Il y a des moments où je regrette de l’avoir aidé à rejoindre la troupe de Monsieur de Tréville.

— Vous avez tort ! Gabriel est entré aux Mousquetaires comme on entre en religion… Au fait : je suppose qu’ils partent, eux aussi ?

— Evidemment. Le Roi ne saurait s’en passer. Permettez-moi de vous laisser quelqu’un ?

— Merci, Claude mais c’est non !

Il n’insista pas afin de ne pas entamer par une querelle cette nuit dont il voulait goûter chaque minute pour en rêver lorsqu’il serait loin d’elle. De son côté, Marie, pour atténuer l’effet de son refus, fit en sorte de le combler puisque c’était peut-être leur dernière nuit. Nul ne savait jamais qui reviendrait de guerre ou n’en reviendrait pas…



Au matin, ils se quittèrent avec l’élégance et la dignité qui conviennent à des adieux devant les gens du château et du village.