Lorsque les cavaliers eurent disparu dans la lumière froide de ce jour hivernal, le jeune Louis, venu saluer lui aussi son beau-père, alla prendre sa mère par la main pour la ramener à l’intérieur.
— Je suis heureux que vous me l’ayez donné comme second père, ma mère ! soupira-t-il. C’est un homme aussi vaillant que bon.
— Certes, Louis, et j’aime à vous l’entendre dire.
— Alors voulez-vous que nous allions ensemble prier pour lui à l’église du village ? Ses paysans en seront heureux…
— Allons ! Vous avez entièrement raison…
À vrai dire, l’oraison de Marie fut un peu distraite. Sa piété, un rien superstitieuse, était toujours aussi tiède. Elle songeait déjà aux lettres qu’elle allait écrire, dès son retour au château, au roi d’Angleterre et au duc de Lorraine pour qu’ils ne cessent pas leurs efforts en vue de son retour à la Cour. Être si près de Paris et n’y pouvoir aller alors que ses deux bêtes noires – le Roi et le Cardinal – s’en éloignaient était vraiment insupportable !
Ces lettres écrites, elle tenta de s’armer de patience pour attendre les réponses et en était à concocter une belle épître destinée à la Reine qu’elle essaierait de faire porter par Peran, mais remettre par qui ? Ce qui était facile depuis la Lorraine où elle pouvait user des courriers ducaux ne l’était plus depuis Dampierre. Si encore Louise de Conti était restée à Paris, la chose serait simple puisqu’elle conservait à la Cour son crédit et ses entrées, mais un mot d’elle venait d’ôter cet espoir à Marie : craignant par-dessus tout de ne plus revoir son cher Bassompierre, la Princesse avait tranquillement décidé de suivre les mouvements de la Maison du Roi : « À nos âges, écrivait-elle, les jours de bonheur peuvent nous être comptés chichement : je ne veux plus en perdre aucun… » Marie bien sûr avait compris, même si elle en voulait un peu à son amie de la délaisser sitôt après leurs retrouvailles mais Louise parlait le langage de l’amour et c’était le seul qui pût toucher Madame de Chevreuse.
Elle commençait à tourner en rond dans son beau Dampierre, échafaudant l’un après l’autre une quantité de projets plus insensés les uns que les autres quand, un soir, un cavalier franchit l’entrée du château et demanda à être reçu.
— Au nom de la Reine ! annonça-t-il sans révéler le sien et Marie eut besoin de son empire sur elle-même pour ne pas crier de joie en reconnaissant Pierre de La Porte, ce jeune « portemanteau » d’Anne d’Autriche qui avait été chassé de la Cour à la suite de l’aventure du jardin d’Amiens[5]. Elle le reçut dans le cabinet d’angle faisant suite à la chambre où elle se tenait la plupart du temps pour écrire ou rêver. Les tentures de velours jaune soleil et le grand feu brûlant en permanence dans la cheminée de marbre blanc y entretenaient une douce chaleur transformant en cocon cette petite pièce intime.
Elle était si heureuse de le voir qu’oubliant les distances elle alla au-devant de lui, les mains tendues, dès qu’il eut franchi la porte.
— Vous ? Et de la part de la Reine ? Mais par quel miracle ? Vous voilà donc rentré en grâce ?
— Euh ! Pas vraiment ! Si Madame la Duchesse pense que j’ai repris mes fonctions auprès de Sa Majesté, elle se trompe. Il n’en demeure pas moins que je suis toujours à son service… mais de façon plus discrète !
— Vous êtes entré dans la clandestinité vous aussi ? fit Marie en riant. Bienvenue en ce cas au pays des conciliabules secrets, des manteaux couleur de muraille, des chapeaux enfoncés jusqu’aux yeux et des masques… Mais comment en êtes-vous arrivé là ?
— Oh ! c’est simple, Madame la Duchesse : lorsque j’ai dû quitter mon service de « portemanteau », Sa Majesté ne m’a pas abandonné. Elle m’a d’abord donné quelque aident puis m’a fait entrer dans sa compagnie de gendarmes. Nous avons même fait partie de l’escorte chargée de conduire Lord Montaigu à la Bastille. La Reine l’a su et m’a dépêché l’un de ses domestiques les plus dévoués, Monsieur de Lavau, pour arranger une entrevue avec elle. C’est ainsi qu’un soir, à minuit, Lavau m’a introduit chez la Reine, fort inquiète de ce que les gens du Cardinal pourraient trouver de compromettant pour elle dans les papiers saisis chez l’Anglais…
— Je connais trop Lord Montaigu pour l’imaginer capable de laisser traîner dans ses écrits la moindre allusion à sa personne.
— Sans doute, mais elle n’en savait rien. En outre, vous devez vous douter que le courrier de Lorraine a été fort surveillé après l’arrestation. Toujours est-il que l’on a fait appel à moi…
— Vous n’aviez aucun moyen d’avoir accès à ces documents et encore moins d’entrer à la Bastille ?
— C’est pourtant ce que j’ai fait toujours grâce à Lavau : il a des intelligences dans la forteresse, un parent qui partage entièrement ses opinions mais dont, par prudence, je tairai le nom. Déguisé en valet de prison, j’ai pu pénétrer jusqu’au captif et recevoir de sa bouche l’assurance que la Reine n’avait rien à redouter, ce qui l’a grandement soulagée. Reste à présent son autre souci…
— Qui est ?
— Vous-même, Madame la Duchesse ! Les choses sont ainsi faites qu’en revenant ici, tout près de Paris, vous êtes beaucoup plus inaccessible que lorsque vous résidiez à Bar-le-Duc ou à Nancy. Le Cardinal est sans doute parti avec le Roi, mais soyez certaine qu’il n’en a resserré que plus étroitement son réseau d’espions. Et c’est pourquoi je suis là !
— Vous m’apportez un message ?
— Verbal. Un écrit présente un danger car le messager risque d’être pris : en un mot, elle voudrait pouvoir s’entretenir un moment avec vous. À part que vous lui manquez beaucoup, elle pense avec justesse qu’on fait meilleur ouvrage avec un court dialogue qu’avec une longue épître.
— C’est une évidence, mais me croit-elle capable de me changer en oiseau ou en papillon ? Mille tonnerres, La Porte ! Vous venez de me dire que la surveillance est resserrée et que je n’ai aucun moyen de franchir les portes de Paris !
— Aussi ne les franchirez-vous pas ! Avez-vous oublié le Val-de-Grâce, Madame ? La Reine s’y rend deux fois la semaine, le mardi et le vendredi, pour s’y mêler à la vie des religieuses et y passer la nuit…
Marie avait été trop proche d’Anne d’Autriche pour ignorer que cinq ans plus tôt elle avait fait construire un couvent au Faubourg Saint-Jacques, sur des terrains achetés en 1621 et qu’elle avait confié aux Bénédictines de l’abbaye du Val-de-Grâce-Notre-Dame-de-la-Crèche, sise près de Bièvre-le-Châtel, qui avaient apporté avec elles le vocable de leur maison. Mais si elle avait compris que la Reine souhaitait pour elle-même une retraite à l’écart de la Cour, elle n’y avait pas attaché autrement d’importance et surtout ne l’y avait accompagnée qu’une fois ou deux pour suivre les progrès des travaux. De religion plutôt tiède, Madame de Chevreuse trouvait profondément ennuyeux les exercices de piété et, le sachant tout en le déplorant, Anne n’avait jamais insisté pour l’y emmener. Cependant, en écoutant La Porte Marie découvrait un intérêt nouveau à cette fondation royale qui à la réflexion dessinait peu à peu les contours d’un symbole… Le Val était en effet situé hors les murs de la ville, au bord de cette route du sud que suivaient les pèlerins en route vers Saint-Jacques-de-Compostelle, cette route qui était par conséquent celle de l’Espagne. La Reine s’y était fait bâtir un logis cependant qu’elle confiait la direction du couvent à une femme exceptionnelle dont la réputation proche de la sainteté était connue : la Mère Marguerite de Veni d’Arbouze. Autrement dit, elle en avait fait un asile que même un homme aussi méfiant que Richelieu ne pouvait soupçonner d’être utilisé dans un autre but que servir Dieu, chanter ses louanges et pratiquer la charité…
La Porte, qui suivait sur le visage mobile de la duchesse le cheminement de sa pensée, continua doucement :
— Le pavillon de la Reine donne sur un jardin du couvent fermé par un mur élevé mais dans lequel on a aménagé une porte basse que des retombées de lierre dissimulent en partie. J’ajouterai que la sainte Mère Marguerite est retournée à Dieu il y a six mois. Mère de Saint-Etienne qui la remplace est, elle aussi, de grand mérite mais, née Louise de Milly en Comté Franche, elle a des attaches espagnoles et voue à Sa Majesté une véritable amitié.
— Autrement dit, elle y est plus que jamais chez elle ! Vous venez d’ouvrir devant moi, mon cher La Porte, de bien séduisants horizons… La Reine y sera-t-elle vendredi prochain ?
— Sans aucun doute. Madame la Duchesse, et ne rentrera au Louvre que samedi…
Marie se mit alors à réfléchir à haute voix :
— Nous sommes à dix lieues de Paris environ… cela en fait vingt aller et retour avec un bon cheval, et j’en ai d’excellents. S’il est possible de l’abriter pendant que je serai chez…
— Soyez tranquille, je m’en chargerai.
— En ce cas j’y serais vers minuit ? Sauf évidemment s’il gelait…
— Nous remettrions alors au vendredi suivant. Pour ma part, j’attendrai Madame la Duchesse sous les arbres qui marquent l’entrée du couvent et je la guiderai jusqu’au jardin. Peut-être serait-il plus prudent… et plus pratique d’user d’un déguisement masculin ?
— J’y songeais justement en me demandant à qui je pourrais emprunter des vêtements. Ceux de mon époux sont beaucoup trop larges pour me convenir…
— La Reine y a pensé et elle vous envoie ceci, fit La Porte en allant chercher un assez gros paquet enveloppé de toile qu’il avait posé sur un fauteuil en arrivant. Elle connaît parfaitement les mensurations de Madame la Duchesse puisque à peu de chose près ce sont les mêmes que les siennes…
Tout en parlant, il tirait de la toile des chausses, un pourpoint, une chemise à grand col de guipure, de hautes bottes souples, un feutre gris à plume rouge… et une casaque de Mousquetaire que Marie considéra avec stupeur :
— N’est-ce pas une imprudence ? On sait que la compagnie de Monsieur de Tréville est partie en campagne à la suite du Roi !
— Pas entièrement. Il en reste toujours, les malades, les blessés et les quelques hommes chargés de garder le quartier général et de prêter main-forte si d’aventure les Reines pouvaient en avoir besoin. En outre, c’est une garantie contre les mauvaises rencontres. On sait ces messieurs chatouilleux et redoutables en conséquence. Sans compter que la prédilection dont le Roi fait preuve envers eux donne à réfléchir aux pires malandrins. Les seuls qui n’en ont pas peur sont les gardes du Cardinal… mais eux sont tous sans exception avec Son Eminence !
— Ce que c’est que d’arriver de province ! fit Marie en riant. On ignore une foule de choses… Eh bien, merci, Monsieur de La Porte, et à nous revoir vendredi.
Restée seule, elle remballa les présents de la Reine, chercha où les mettre, ne trouva pas et finalement fit appeler Peran. Il était à peu près le seul de la maisonnée – avec Anna – en qui elle avait une confiance absolue. Les autres étaient trop nombreux pour que Richelieu ait résisté à l’envie de glisser au moins l’un de ses espions parmi eux…
Quand il fut devant elle, massif et silencieux à son habitude, elle lui commanda d’emporter le ballot dans le petit pavillon de l’île, où elle avait décidé de « passer la nuit de vendredi prochain », et de l’y déposer dans un coffre de bois sculpté qui se trouvait près de l’entrée, après quoi il fermerait à clé et lui rapporterait celle-ci discrètement dans la journée du lendemain.
— Et, ajouta-t-elle, tu auras soin vendredi soir de harnacher un cheval – Lancelot ou Priam – et de le mener à la grille nord du parc où tu m’attendras…
La première partie du programme n’avait suscité aucune réaction de la part du Breton. La deuxième alluma une lueur dans son œil de granit :
— Je vais avec vous ?
— Non. Peu avant l’aube, tu iras rechercher le cheval au même endroit. Ah ! j’allais oublier : pas de selle d’amazone et des pistolets armés dans les fontes.
Cette fois, Peran fronça un sourcil :
— Quelque chose me dit que vous feriez mieux de m’emmener !
— Eh bien, ce quelque chose te trompe. Tu me seras beaucoup plus utile ici où personne – tu entends ? Personne – ne doit savoir que je serai absente cette nuit-là ! Seule Anne saura… Tu as compris ?
Il hocha la tête affirmativement mais il n’était pas difficile de deviner à sa mine qu’il n’était pas content : chaque pouce de son épaisse personne proclamait sa réprobation. Elle finit par sortir :
— Vous êtes sûre que vous n’allez pas faire une bêtise ?
Le ton était raide mais Marie ne se fâcha pas. Au contraire, elle sourit en posant une main rassurante sur l’épaule solide :
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