Ces quelques mots douchèrent l’entrain des deux autres qui, à l’évidence, s’étaient laissé emporter par le mirifique projet qu’elles échafaudaient.

— C’est vrai, admit Madame de Chevreuse. Il y a là un point qu’il faut étudier mais si nous avions un moyen d’agir sur l’infante à Bruxelles, une fois les tourtereaux réunis sous son aile, il ne serait pas difficile de retarder, d’éluder le mariage jusqu’à ce que nous ayons obtenu le résultat que nous venons d’évoquer, c’est-à-dire la fin du conflit contre l’Espagne, ce maudit Cardinal et peut-être le Roi ! L’infante verrait certainement d’un bon œil un mariage entre Monsieur, devenu Gaston Ier et Votre Majesté ! Reste à trouver ce moyen…

— Mais nous l’avons, ce moyen, s’écria Madame du Fargis. Le marquis de Mirabel, l’ambassadeur d’Espagne à Paris, est aussi dévoué à notre reine qu’à une entente harmonieuse entre son pays et le nôtre… Vous devriez le voir, Duchesse !

— Je ne demande pas mieux, mais je ne peux pas venir au Val-de-Grâce toutes les deux minutes. Et à moins qu’il ne vienne à Dampierre… sous un déguisement quelconque, il s’entend !

— Cela devrait être possible…

L’horloge du couvent sonnait deux heures. Marie se leva pour partir, non sans regrets : retrouver la Reine et sa dame d’atour c’était respirer un peu, même dans la dépendance d’un couvent, l’odeur de cette Cour qui lui manquait tant parce que c’était son élément naturel. Elle ne put retenir un soupir :

— Il faut que je retourne dans ma campagne…

Anne d’Autriche comprit la tristesse ainsi exprimée. Elle prit la jeune femme dans ses bras et la tint un moment contre elle :

— Soyez certaine que je ferai mon possible pour que votre exil prenne fin et que vous reveniez auprès de moi. Le cœur me fend de vous voir partir. Je vais dire à La Porte de vous escorter…

— Non, c’est inutile…

Elle chercha un miroir pour recoiffer crânement son feutre en lui donnant une allure cavalière et sourit :

— Qui donc oserait s’en prendre à un Mousquetaire du Roi ?

Un moment plus tard, on lui ramenait Lancelot dont on avait pris le plus grand soin et l’on ressortit de la même manière que l’on était entré. Hors les murs, Marie se remit en selle. Moins lestement qu’au départ et, du coup, elle sentit de l’inquiétude : aurait-elle préjugé de ses forces ?

— Tout va bien ? demanda La Porte à qui rien n’échappait jamais. Peut-être vaudrait-il mieux que Madame la Duchesse prenne du repos et ne reparte qu’au jour ?

— Pour que mes gens s’imaginent que je me suis enfuie et crient au secours ? Il n’en est pas question ! Je dois rentrer à Dampierre où j’aurai largement le loisir de me reposer. Dites à Sa Majesté que je reviendrai aussi souvent qu’il sera nécessaire ou simplement quand elle aura envie de me voir…

Un instant encore, et elle avait disparu dans les obscurités du faubourg. Elle n’avait pas eu besoin de solliciter son cheval pour qu’il prît le galop. L’intelligent animal savait que l’on rentrait à l’écurie. Il fallait seulement, pour Marie, éviter de penser à la longueur du chemin qu’il restait à parcourir. Mais la Reine lui avait donné du grain à moudre et la jeune femme s’occupa à réfléchir aux meilleurs moyens de réussir la belle intrigue fraîchement découverte que l’on allait entreprendre. Rien de plus stimulant pour l’esprit et quand l’esprit est en ébullition, le corps suit sans même s’en rendre compte.

Cependant la fatigue était présente et, en remettant pied à terre à la grille du château, Marie dut s’accrocher à Peran pour ne pas tomber.

— Vous êtes épuisée, gronda celui-ci. Cette chevauchée nocturne était de la folie pure !

— Penses-tu ? Eh bien, je vais pourtant te dire que je suis prête à recommencer sinon demain, du moins un jour prochain…

— En ce cas, j’irai avec vous.

— Tu m’es davantage utile ici à préparer mon départ et à attendre mon retour.

— Et à me ronger les sangs en imaginant ce qui pourrait vous arriver en route ?

Cher Peran ! Il y avait beau temps que Marie savait à quel point il lui était attaché puisque cela datait de son enfance, mais comme c’était le personnage le plus silencieux, le plus taciturne qui soit, c’était bonne chose de se l’entendre dire. En récompense, elle posa un baiser léger sur sa joue râpeuse :

— Nous verrons plus tard ! En attendant je meurs de sommeil et n’ai d’autre envie que de retrouver un lit… et vite ! Lancelot aussi a besoin de repos.

— Je connais mon métier ! Vous n’aurez pas froid au pavillon…

— Tu es allé ranimer le feu ?

— Oui, mais c’était déjà fait. Quelqu’un vous y attend.

— Qui donc ?

— Vous verrez bien !

C’était l’heure sombre qui précède l’aube et il faisait trop noir pour pouvoir distinguer l’expression d’un visage. Pourtant, à la note narquoise qu’elle décela dans la voix du Breton, Marie aurait juré qu’il esquissait un sourire. Du coup, galvanisée par la curiosité et oubliant sa lassitude, elle prit sa course vers l’étang. Les planches du petit pont résonnèrent sous ses pieds bottés et la porte parut s’ouvrir d’elle-même. Deux secondes plus tard, elle était dans les bras de Henry Holland…

CHAPITRE III

LE TENTATEUR

La surprise fut telle que Marie, épuisée, perdit connaissance.

Quand elle revint à la conscience avec, dans la bouche, la brûlure parfumée de l’eau-de-vie, elle se serait crue dans un rêve si, justement, il n’y avait eu cette brûlure. Et quel rêve ! Celui-là même qu’elle faisait depuis des mois et des mois sans jamais en obtenir l’accomplissement et qui la laissait au matin haletante, frustrée, sans que ses amants – le duc Charles ou Montaigu – réussissent jamais à l’effacer. Et cette fois, elle découvrait avec un immense bonheur que tout était réel : elle était nue dans les bras d’Henry nu lui aussi et, avant qu’elle eût ouvert les yeux, il reprenait possession de son corps avec une violence égale à celle du premier soir. Il la dévorait littéralement mais elle ne fit rien pour se défendre, au contraire, parce que en dépit de sa fatigue cet ouragan de passion faisait naître en elle des sensations à la limite de la douleur mais ô combien délectables… dont le point d’orgue qu’ils atteignirent ensemble leur arracha à elle un cri, à lui un râle avant de les abandonner, haletants, dans le lit dévasté.

Ils n’avaient pas échangé une seule parole.

Le silence les enveloppa, troublé seulement par l’éclatement d’une bûche dans la cheminée. C’était le moment divin où les sens apaisés mènent doucement au sommeil dans lequel Marie, au moins, aurait dû s’enfoncer, mais par extraordinaire elle n’en avait plus envie. Etendue contre le flanc de son amant, la tête au creux de son épaule, elle laissait sa main errer lentement sur les muscles puissants d’un torse digne du ciseau d’un sculpteur, s’émerveillant de le trouver plus beau encore que dans son souvenir. Il avait dix ans de plus qu’elle mais aux approches de la quarantaine Lord Holland demeurait un splendide spécimen d’humanité, même si les traits de son visage se creusaient davantage, ce qui en accentuait l’énergie.

— Comment ai-je pu vivre si longtemps sans toi ? murmura-t-elle en se haussant jusqu’à sa bouche où elle posa un baiser plein de douceur.

Il se redressa, emprisonna le menton de la jeune femme entre ses doigts durs pour plaquer sa tête sur l’oreiller :

— C’est à moi que tu poses cette question ? Après bientôt trois ans ? Si je te manquais à ce point pourquoi n’es-tu pas venue à moi ?

— Parce que c’était impossible. Je devais sauver ma vie et fuir vers l’est, c’était la dernière possibilité qu’il me restât…

Il eut un rire bref et sec tandis que sa main resserrait sa pression autour du visage et que ses yeux bleus devenaient froids comme glace :

— Menteuse ! Quand tu as quitté Nantes, il t’était cent fois plus facile de chercher sur la côte un bateau pour gagner l’Angleterre que de traverser toute la largeur de la France !

Elle eut un sursaut, tenta de lui échapper, mais il la tenait solidement :

— Tu ne me crois pas ?

— Non parce que je te connais trop bien ! Tu savais que Charles de Lorraine était amoureux de toi. Tu as simplement voulu savoir s’il te baiserait selon ton goût. Alors dis-moi, ma belle putain ? C’était bon avec lui ? Meilleur qu’avec moi…

Il eut un cri de douleur. Comme il lâchait le menton de Marie pour immobiliser ses bras et la chevaucher de nouveau, elle leva brusquement la tête et lui mordit assez cruellement les lèvres pour qu’il relâchât sa prise. Glissant sur le lit comme une couleuvre elle lui échappa, sauta sur son ceinturon, dont elle tira la dague :

— Comment as-tu osé m’appeler ? gronda-t-elle d’une voix furieuse. Putain ? J’ai bien entendu ? Si j’en suis une, qu’es-tu donc toi-même ? Moi au moins, je n’ai jamais couché avec une femme alors que tu as été jadis, m’a-t-on dit, le mignon du vieux roi Jacques pour en obtenir titres, charges et argent. Je ne me suis jamais cachée d’aimer les hommes et qu’il m’était nécessaire de faire l’amour mais je ne me suis jamais fait payer…

— Non ? Et quand tu as obtenu de Chevreuse qu’il t’épouse au risque de partager ta disgrâce, c’était quoi ?

— Il était mon amant. C’était normal qu’il m’épouse…

— Vraiment ? Tu oublies que par Elen du Latz, ton ancienne suivante, j’ai pu en apprendre des choses ! Tu as allumé ce benêt comme une fille.

— Tu ne répéteras pas ça deux fois…

Emportée par la colère et oubliant toute prudence elle bondit sur lui, l’arme haute. Il para l’attaque et un instant ils luttèrent, corps à corps. La rage décuplait les forces de la jeune femme mais elle n’était pas de taille. D’un croche-pied, Henry la déstabilisa, la fit tomber sur le tapis, accompagna sa chute de tout son poids et couché sur elle, n’eut aucune peine à la fixer et à la désarmer en dépit de ses efforts pour se libérer. Comme une chatte en colère, elle lui cracha des injures au visage mais il ne fit qu’en rire. Il riait, il riait… et peu à peu les vociférations de Marie s’espaçaient, se changeaient en soupirs rythmés par la danse d’amour qu’il lui imposait et à laquelle elle s’accorda… mais en pleurant de rage. Alors, faisant trêve un instant à son désir, il embrassa doucement son visage inondé de larmes, sur les yeux, sur la bouche.

— Marie, chuchota-t-il, pardonne-moi ! Nous sommes fous tous les deux… moi surtout mais, vois-tu, c’est parce que je t’aime et que je n’en pouvais plus de t’espérer, de te désirer, de vivre sans toi… Mon amour… J’avais tellement faim de toi !

Alors elle lui sourit et se redressa pour glisser ses bras autour du cou d’Henry.

— Dans ce cas, il faut apaiser cette horrible faim… et achever ce que tu commençais…

Quand enfin ils se déprirent l’un de l’autre, un soleil pâle filtrait à travers les rideaux de velours vert. Cette vue dégrisa Marie.

— Mon Dieu ! Il fait grand jour ! Il faut que tu partes avant que l’on ne s’aperçoive de ta présence. J’ai ordonné, hier, que l’on me laisse dormir mais il serait étonnant qu’Anna ne vienne pas voir si j’ai besoin d’elle. Au fait ! Comment es-tu ici ?

— Lorsque j’ai su ton retour en France je me suis souvenu d’un ami qui habite un manoir non loin de celui-ci. Ton époux ayant suivi le Roi, l’occasion était trop belle de te rejoindre enfin. Je n’y ai pas résisté et je suis venu rôder autour de ta maison. Ma chance a été de rencontrer le brave Peran. Il m’a dit que tu étais absente et j’ai eu un mal fou à lui tirer quelques paroles mais à force de persuasion il a capitulé en me disant de t’attendre. Et je t’ai attendue… la nuit entière ! Où étais-tu, ainsi harnachée ? ajouta-t-il en montrant la tunique abandonnée sur un siège.

— Dans certain couvent du faubourg Saint-Jacques pour y rencontrer la Reine. C’est elle qui m’a fait porter ces vêtements. Qui est cet ami providentiel ?

— Louis de Montmort. Nous nous sommes connus lorsque je vins en ambassade pour le mariage de mon roi et de ta princesse.

Le visage soucieux de Marie s’éclaira :

— Le châtelain de Maincourt ? Mais tu es à deux pas ! Où as-tu mis ton cheval ?

— Pour une demi-lieue ? Je suis venu à pied… et je vais repartir de même !

— Non. Pas si vite ! Nous avons eu si peu de temps ! Pourquoi ne pas rester ? Moi je vais rentrer au château afin que personne ne se pose de questions, mais je t’enverrai Peran avec de quoi te nourrir et dès la tombée du jour je te rejoindrai. Toi tu t’enfermeras. À aucun prix on ne doit te surprendre. Quand ce sera Peran… ou moi, nous frapperons à une vitre comme ceci…