Pour assurer la paix du ménage, McKenzie prit le commandement de la suite des opérations, seule Yvonne avait un droit de veto sur ses injonctions. Non qu’elle en ait décidé ainsi, mais dès qu’elle émettait un avis, les joues du chef d’agence avaient une tendance certaine à virer au pourpre, et son vocabulaire à se réduire à « Vous avez tout à fait raison, Yvonne ».
À la fin de la soirée, le rez-de-chaussée avait été entièrement réorganisé. Ne restait plus qu’à régler la question de l’étage. Mathias trouvait sa chambre moins belle que celle de son meilleur ami. Antoine ne voyait pas en quoi, mais il promit de s’en occuper au plus vite.
– 49 –
VI
À l’euphorie du dimanche succédait la première semaine de vie commune. Elle débuta naturellement par un petit déjeuner à l’anglaise préparé par Antoine. Avant que toute la famille descende, il glissa discrètement un mot sous la tasse de Mathias, essuya ses mains sur son tablier, et cria à qui voudrait bien l’entendre que les œufs allaient refroidir.
– Pourquoi tu parles si fort ?
Antoine sursauta, il n’avait pas entendu Mathias arriver.
– Je n’ai jamais vu quelqu’un d’aussi concentré sur la cuisson de deux toasts.
– La prochaine fois tu les feras griller toi-même ! répondit Antoine en lui tendant son assiette.
Mathias se leva pour se servir une tasse de café et aperçut le mot laissé par Antoine.
– Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il.
– Tu liras tout à l’heure, assieds-toi et mange pendant que c’est chaud.
Les enfants arrivèrent en trombe et mirent un terme à leur conversation. Emily désigna la pendule d’un doigt autoritaire, ils allaient être en retard à l’école.
La bouche pleine, Mathias se leva d’un bond, enfila son pardessus, prit sa fille par la main et l’entraîna vers la porte. Emily eut à peine le temps d’attraper la barre de céréales qu’Antoine lui lançait depuis la cuisine, qu’elle se retrouva, cartable au dos, courant sur le trottoir de Clareville Grove.
Alors qu’ils traversaient Old Brompton Road, Mathias lut le mot qu’il avait emporté et s’arrêta net de marcher. Il prit aussitôt son portable et composa le numéro de la maison.
– C’est quoi exactement cette histoire de rentrer au plus tard à minuit ?
– Donc je recommence, règle n° 1, pas de baby-sitter ; règle n° 2, pas de femme à la maison et règle n° 3, on peut dire minuit et demi si tu préfères mais dernier ca-rat !
– J’ai une tête de Cendrillon ?
– Les escaliers craquent, et je n’ai pas envie que tu nous réveilles tous les soirs.
– J’enlèverai mes chaussures.
– De toute façon, j’aimerais mieux que tu les enlèves en entrant.
Et Antoine raccrocha.
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– Qu’est-ce qu’il voulait ? demanda Emily en le tirant vigoureusement par le bras.
– Rien, maugréa Mathias. Et pour toi, ça s’annonce comment la vie de couple ?
demanda-t-il à sa fille en traversant la rue.
*
Le lundi, Mathias alla chercher les enfants à l’école. Le mardi, ce fut au tour d’Antoine. Le mercredi, à l’heure du déjeuner, Mathias ferma la librairie pour se joindre, en tant que parent accompagnateur, à la classe d’Emily qui visitait le musée d’Histoire naturelle. La petite fille dut se faire aider de deux amies pour le faire sortir de la salle où étaient exposées les reproductions en taille réelle des animaux de l’ère jurassique. Son père refusait de bouger tant que le Tyrannosaurus mécanisé n’aurait pas lâché le Trachodon qu’il secouait dans sa gueule. Bien que la maîtresse d’école s’y opposât fermement, Mathias insista jusqu’à obtenir gain de cause pour que chaque enfant puisse essayer au moins une fois avec lui le simulateur de tremblement de terre. Un peu plus tard, sachant que Mrs Wallace refuserait aussi qu’ils assistent à la naissance de l’univers, projetée sur la voûte du planétarium à douze heures quinze, il se débrouilla pour la semer vers douze heures onze au moment où elle s’était absentée pour aller aux toilettes. Quand le chef de la sécurité lui demanda comment elle avait pu égarer vingt-quatre enfants d’un coup, Mrs Wallace comprit soudain où se trouvaient ses élèves. En sortant du musée, Mathias offrit une tournée générale de gaufres, pour se faire pardonner. La maîtresse de sa fille accepta d’en goûter une, et Mathias insista pour qu’elle en prenne une seconde, nappée de crème de marrons, cette fois-ci.
Le jeudi, Antoine était en charge des courses, Mathias s’en occupa le vendredi.
Au supermarché, les vendeurs ne comprirent pas un mot de ce qu’il s’évertuait à leur demander, il alla chercher de l’aide auprès d’une caissière qui se révéla être espa-gnole, une cliente voulut lui porter assistance, elle devait être suédoise ou danoise, Mathias ne le sut jamais, et cela ne changeait rien à son problème. Au bout du rou-leau et de l’allée des surgelés, il prit son portable, appela Sophie devant les rayons pairs et Yvonne devant les impairs. Finalement, il décida que le mot « côtelettes »
griffonné sur la liste pouvait très bien se lire « poulet », après tout Antoine n’avait qu’à mieux écrire.
Le samedi fut pluvieux, tout le monde resta à la maison, studieux. Dimanche soir, un immense fou rire éclata dans le salon où Mathias et les enfants jouaient.
Antoine leva la tête de ses esquisses et vit le visage épanoui de son meilleur ami et, à ce moment-là, il pensa que le bonheur s’était installé dans leur vie.
*
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Lundi matin, Audrey se présenta devant les grilles du Lycée français. Pendant qu’elle s’entretenait avec le proviseur, son cameraman filmait la cour de récréation.
– C’est derrière cette fenêtre que le général de Gaulle a lancé l’appel du 18
Juin, dit M. Bécherand, en pointant la façade blanche du bâtiment principal.
Le lycée français Charles-de-Gaulle dispensait un enseignement renommé à plus de deux mille élèves, depuis l’école primaire jusqu’au baccalauréat. Le proviseur lui fit visiter quelques salles de classe et l’invita, si elle le souhaitait, à participer à la réunion des maîtres d’école qui se tiendrait l’après-midi même. Audrey accepta avec enthousiasme. Dans le cadre de son reportage, le témoignage des enseignants serait des plus précieux. Elle demanda à interviewer quelques professeurs, M. Bécherand lui répondit qu’elle n’aurait qu’à s’entendre directement avec chacun d’entre eux.
*
Comme tous les matins, Bute Street était en pleine agitation. Les camionnettes de livraison se succédaient, approvisionnant les nombreux commerces de la rue. À la terrasse du Coffee Shop, qui jouxtait la librairie, Mathias sirotait un cappuccino en lisant son journal, détonnant un peu au milieu de toutes les mamans qui se retrouvaient là, après avoir déposé leurs enfants à l’école. De l’autre côté de la rue, Antoine, lui, était à son bureau. Il ne lui restait plus que quelques heures pour compléter une étude qu’il présenterait en fin d’après-midi à l’un des plus gros clients de l’agence, de plus il avait promis à Sophie de lui rédiger une nouvelle lettre.
Après une matinée sans relâche, et l’après-midi était déjà entamée, il invita son chef d’agence à faire une pause-déjeuner bien méritée. Ils traversèrent la rue pour aller chez Yvonne.
Le répit fut de courte durée. Les clients étaient attendus dans l’heure et les plans n’étaient toujours pas imprimés. À la dernière bouchée avalée, McKenzie s’éclipsa.
Sur le pas de la porte il susurra un « Au revoir Yvonne » auquel elle répondit, les yeux plongés dans son livre de comptes, par un « Oui, oui c’est ça, au revoir McKenzie ».
– Tu ne veux pas lui demander de me lâcher un peu, à ton chef d’agence ?
– Il est amoureux de toi. Qu’est-ce que j’y peux ?
– Tu as vu mon âge ?
– Oui, mais il est britannique.
– Ça n’excuse pas tout.
Elle referma son registre et soupira.
– J’ouvre un bon bordeaux, tu veux un verre ?
– Non, mais je veux bien que tu viennes le boire avec moi.
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– Je préfère rester ici, c’est plus convenable pour les clients.
Le regard d’Antoine parcourut la salle déserte ; vaincue, Yvonne déboucha la bouteille et le rejoignit son verre à la main.
– Qu’est-ce qui ne va pas ? lui demanda-t-il.
– Je ne vais pas pouvoir continuer longtemps comme ça, je suis trop fatiguée.
– Prends quelqu’un pour t’aider.
– Je ne fais pas assez de couverts, si j’embauche, je mets la clé sous la porte, et je peux te dire qu’elle n’est déjà pas loin du paillasson.
– On devrait rajeunir ta salle.
– C’est la patronne qu’il faudrait rajeunir, soupira Yvonne, et puis avec quel argent ?
Antoine sortit un stylomine de la poche de sa veste et commença à crayonner une esquisse sur la nappe en papier.
– Regarde, j’y pense depuis longtemps, je crois qu’on peut trouver une solution.
Yvonne fit glisser ses lunettes sur le bout de son nez et ses yeux s’éclairèrent d’un sourire plein de tendresse.
– Tu penses depuis longtemps à ma salle de restaurant ?
Antoine décrocha le téléphone sur le comptoir et appela McKenzie pour lui demander de commencer la réunion sans lui. Il aurait un peu de retard. Il raccrocha et retourna vers Yvonne.
– Bon, je peux t’expliquer maintenant ?
*
Profitant d’un moment de calme dans l’après-midi, Sophie était venue rendre visite à Mathias pour lui apporter un bouquet de roses de jardin.
– Une petite touche de féminité ne fera pas de mal, lui dit-elle en posant le vase près de la caisse.
– Pourquoi, tu trouves que c’est trop masculin ici ?
Le téléphone sonnait. Mathias s’excusa auprès de Sophie et décrocha.
– Bien sûr que je peux aller à la réunion de parents d’élèves. Oui, j’attends que tu rentres pour me coucher. C’est toi qui vas chercher les enfants alors ? Oui, moi aussi je t’embrasse !
Mathias reposa le combiné sur son socle, Sophie le regarda attentivement et repartit travailler.
– Oublie tout ce que je viens de dire ! ajouta-t-elle, en riant.
– 53 –
Elle referma la porte de la librairie.
*
Mathias arriva en retard. À sa décharge, la librairie n’avait pas désempli.
Quand il entra dans l’école, la cour de récréation était déserte. Trois maîtresses qui s’entretenaient sous le préau venaient de regagner leurs salles respectives. Mathias longea le mur et se hissa sur la pointe des pieds pour regarder par une fenêtre. Le spectacle était assez étrange. Derrière les pupitres, des adultes avaient remplacé les écoliers. Au premier rang, une maman levait la main pour poser une question, un père agitait la sienne pour que la maîtresse le voie. Décidément, les premiers de la classe le resteraient toute leur vie.
Mathias n’avait aucune idée de l’endroit où se rendre ; s’il manquait à sa promesse de remplacer Antoine à la réunion de parents d’élèves de Louis, il en entendrait parler pendant des mois. À son grand soulagement, une jeune femme traversait la cour. Mathias courut vers elle.
– Mademoiselle, les CM2 A, s’il vous plaît ? demanda-t-il, pressé.
– Vous arrivez trop tard, la réunion vient de se terminer, j’en sors à l’instant.
Reconnaissant soudain son interlocutrice, Mathias se félicita de la chance qui s’offrait à lui. Prise de court, Audrey serra la main qu’il lui tendait.
– Vous avez aimé le livre ?
– Le Lagarde et Michard ?
– J’ai besoin que vous me rendiez un immense service. Je suis CM2 B, niais le père de Louis a été retenu à son bureau, alors il m’avait demandé de…
Audrey avait un charme indiscutable et Mathias quelques difficultés à maîtriser son propos.
– La classe, bon niveau ? murmura-t-il.
– Oui, je crois…
Mais la conversation fut interrompue par la cloche de l’école qui venait de re-tentir. Les enfants avaient déjà envahi la cour. Audrey dit à Mathias qu’elle avait eu plaisir à le revoir. Elle s’éloignait quand un attroupement se forma au pied d’un platane. Ils levèrent tous les deux la tête, un enfant avait grimpé dans un arbre et se trouvait maintenant coincé sur l’une des plus hautes branches. Le petit garçon était en équilibre précaire, Mathias se précipita et, sans hésiter, il s’accrocha au tronc et disparut dans les feuillages.
Audrey entendit la voix du libraire qui se voulait rassurante.
– C’est bon, je le tiens !
Le visage blême, cramponné en haut de l’arbre, Mathias fixait le gamin assis sur une branche en face de lui.
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