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– Bon, eh bien, maintenant on est comme deux cons, dit-il au petit garçon.
– Je vais me faire engueuler ? demanda l’enfant.
– Tu ne l’auras pas volé si tu veux mon avis.
Quelques secondes plus tard, les feuilles se mirent à froufrouter et un surveillant apparut en haut d’une échelle.
– Comment t’appelles-tu ? demanda l’homme.
– Mathias !
– Je demandais ça au petit…
L’enfant se prénommait Victor. Le surveillant le prit sous son bras.
– Alors écoute-moi bien Victor, il y a quarante-sept barreaux, on les compte ensemble et tu ne regardes pas en bas, d’accord ?
Mathias les vit tous deux disparaître dans la frondaison. Les voix s’estompèrent. Seul, tétanisé, il fixa l’horizon.
Quand le surveillant l’invita à descendre, Mathias le remercia sincèrement.
Quitte à être monté aussi haut, il allait profiter un peu de la vue. Il demanda néanmoins à ce dernier s’il ne voyait pas d’inconvénient à lui laisser l’échelle.
*
La réunion venait de s’achever. McKenzie raccompagna les clients jusqu’au palier. Antoine traversa l’agence et ouvrit la porte de son bureau. Il y retrouva Emily et Louis qui l’attendaient sur le canapé du hall, leur calvaire s’achevait enfin. Le moment était venu de rentrer à la maison. Ce soir, Cluedo et pommes frites compense-raient l’heure perdue. Emily accepta le marché et rangea ses affaires dans son cartable, Louis courait déjà vers les ascenseurs, slalomant entre les tables à dessin. Le petit garçon appuya sur tous les boutons de la cabine et après une visite inopinée des sous-sols, ils débouchèrent enfin dans le hall de l’immeuble.
Derrière sa vitrine, Sophie les regardait remonter Bute Street, les deux enfants tiraient sur les pans de la veste d’Antoine. Il lui envoya un baiser depuis le trottoir d’en face.
– Où est papa ? demanda Emily en voyant la librairie fermée.
– À ma réunion de parents d’élèves, répondit Louis en haussant les épaules.
*
Le visage d’Audrey apparut dans le feuillage.
– On recommence comme la dernière fois ? dit-elle à Mathias d’une voix apaisante.
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– On est beaucoup plus haut, non ?
– La méthode est la même, un pied après l’autre et vous ne regardez jamais en bas, promis ?
À cet instant de sa vie, Mathias aurait promis la lune à qui l’aurait voulue. Et Audrey ajouta :
– La prochaine fois que vous voudrez que l’on se voie, ce n’est pas la peine de vous donner tout ce mal.
Ils firent une pause au vingtième échelon, puis une autre au dixième. Quand ses pieds touchèrent enfin le sol, la cour était dépeuplée. Il était presque vingt heures.
Audrey proposa à Mathias de l’accompagner jusqu’au rond-point. Le gardien referma la grille derrière eux.
– Cette fois, je me suis vraiment ridiculisé, n’est-ce pas ?
– Mais non, vous avez été courageux…
– Quand j’avais cinq ans, j’ai glissé d’un toit.
– C’est vrai ? demanda Audrey.
– Non… ce n’est pas vrai.
Ses joues reprenaient des couleurs. Elle le fixa longuement, sans rien dire.
– Je ne sais même pas comment vous remercier.
– Vous venez de le faire, répondit-elle.
Le vent la faisait frissonner.
– Rentrez, vous allez attraper froid, murmura Mathias.
– Vous aussi vous allez attraper froid, répondit-elle.
Elle s’éloignait, Mathias aurait voulu que le temps s’arrête. Au milieu de ce trottoir désert, sans qu’il sache pourquoi, elle lui manquait déjà. Quand il l’appela, elle avait fait douze pas, elle ne le lui avouerait jamais, mais elle avait compté chacun d’entre eux.
– Je crois que j’ai une édition XIXe du Lagarde et Michard !
Audrey se retourna.
– Et moi, je crois que j’ai faim, répondit-elle.
Ils prétendaient être affamés, pourtant, quand Yvonne débarrassa leur table, elle s’inquiéta de voir leurs assiettes à peine entamées. Scrutant depuis son comptoir le regard que Mathias posait sur les lèvres d’Audrey, elle comprit que sa cuisine n’était pas en cause. Tout au long de la soirée, ils se confièrent leurs passions respectives, celle d’Audrey pour la photographie, celle de Mathias pour les vieux manuscrits.
L’an dernier, il avait fait l’acquisition d’une lettre rédigée de la main de Saint-Exupéry. Ce n’était qu’un petit billet griffonné par le pilote au départ d’un vol, mais pour le collectionneur qu’il était, le tenir entre ses mains procurait un plaisir indes-criptible. Il avoua que parfois le soir, dans sa solitude parisienne, il sortait la note de son enveloppe, dépliait le papier avec une infinie précaution, puis il fermait les yeux, et l’imagination le transportait sur la piste d’un terrain d’Afrique. Il entendait la voix du mécanicien crier « Contact », se hissant à la pale de l’hélice pour lancer le moteur.
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Les pistons se mettaient à vrombir, et il lui suffisait de pencher la tête en arrière pour sentir les vents de sable griffer ses joues. Audrey comprit ce que Mathias ressentait.
En plongeant dans de vieilles photographies, il lui arrivait de se retrouver dans les années 1920, marchant dans les ruelles de Chicago. Au fond d’un bar, elle prenait un alcool en compagnie d’un jeune trompettiste, musicien de génie, que ses copains appelaient Satchmo.
Et quand la nuit était calme, elle écoutait un disque et Satchmo l’emmenait se promener sur les lignes de quelques partitions. D’autres soirs, d’autres photographies l’entraînaient dans la fièvre des clubs de jazz ; elle dansait sur des ragtimes endiablés, se cachait quand la police y faisait des descentes.
Penchée des heures sur une photo prise par William Claxton, elle avait retrouvé l’histoire d’un musicien si beau, si passionné qu’elle s’en était amourachée. Sentant un peu de jalousie dans la voix de Mathias, elle ajouta que Chet Baker était mort en tombant du deuxième étage de sa chambre d’hôtel à Amsterdam, en 1988, à l’âge de cinquante-neuf ans.
Yvonne toussota depuis son comptoir, le restaurant fermait déjà. La salle était vide. Mathias régla la note et tous deux se retrouvèrent dans Bute Street. La vitrine derrière eux venait de s’éteindre. Il eut envie de marcher le long du fleuve. Il était tard, elle devait le quitter. Demain, une grosse journée de travail l’attendait. Ils s’aperçurent tous deux qu’au cours de la soirée, ils n’avaient parlé ni de leur vie, ni de leur passé, pas plus que de leur métier. Mais ils avaient partagé quelques rêves et des moments d’imaginaire ; après tout, c’était une belle conversation pour une première fois. Ils échangèrent leurs numéros de téléphone. En la raccompagnant jusqu’à South Kensington, Mathias fit les louanges du métier d’enseignante, dédier sa vie aux enfants témoignait d’une générosité incroyable ; pour la réunion de parents d’élèves, il se débrouillerait. Il n’aurait qu’à inventer quand Antoine l’interrogerait. Audrey ne comprenait pas du tout de quoi il parlait, mais le moment était doux, et elle acquies-
ça. Il lui tendit une main maladroite, elle posa un baiser sur sa bouche ; un taxi l’emmenait déjà vers le quartier de Brick Lane. Le cœur léger, Mathias remonta Old Brompton.
Quand il entra dans Clareville Grove, il aurait juré que les arbres qui s’inclinaient au vent le saluaient. Aussi idiot que cela paraisse, fragile et heureux à la fois, il leur retourna un signe de tête. Il monta les marches du perron à pas de loup, la clé tourna lentement dans la serrure, la porte grinça à peine, et il entra dans le salon.
L’écran de l’ordinateur illuminait le bureau où travaillait Antoine. Mathias enleva sa gabardine avec mille précautions. Chaussures à la main, il avançait vers l’escalier quand la voix de son colocataire le fit sursauter.
– Tu as vu l’heure ?
Antoine le tançait du regard. Mathias fit demi-tour et avança jusqu’au bureau.
Il prit la bouteille d’eau minérale qui s’y trouvait, la but d’un trait et la reposa en forçant un bâillement.
– Bon, j’y vais, dit-il en étirant ses bras. Je suis crevé comme tout.
– Tu vas où exactement ? demanda Antoine.
– Ben chez moi, répondit Mathias en lui montrant l’étage.
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Il renfila son imperméable et se dirigea vers l’escalier, et à nouveau, Antoine l’interpella.
– Comment ça s’est passé ?
– Bien, enfin je crois, répondit-il avec l’air de quelqu’un qui ne savait pas du tout de quoi on lui parlait.
– Tu as vu Mme Morel ?
Le visage tendu, Mathias referma le col de sa gabardine.
– Comment le sais-tu ?
– Tu as bien été à la réunion de parents d’élèves, oui ou non ?
– Évidemment ! répondit-il avec assurance.
– Donc tu as vu Mme Morel ?
– Mais bien sûr que je l’ai vue Mme… Morel !
– Parfait ! Et puisque tu te posais la question, je le sais puisque c’est moi qui t’ai demandé d’aller la voir, reprit Antoine d’une voix volontairement posée.
– Voilà ! C’est exactement ça, c’est toi qui me l’as demandé ! s’exclama Mathias, soulagé d’apercevoir un semblant de lumière au bout d’un long tunnel obscur.
Antoine se leva et fit les cent pas dans son bureau ; les mains croisées derrière le dos lui donnaient un air professoral qui n’était pas sans intimider son ami.
– Donc, tu as vu la maîtresse de mon fils, ce qui est bien ; maintenant concen-trons-nous, essaie de faire un dernier petit effort… pourrais-je avoir un compte-rendu de la réunion de parents d’élèves ?
– Ah… Tu m’attendais pour ça ? demanda Mathias, d’un air innocent.
Au regard que venait de lui lancer Antoine, Mathias comprit que sa marge d’improvisation se réduisait de seconde en seconde, Antoine ne garderait pas longtemps son calme, l’attaque était la seule défense possible.
– Mais dis donc j’y suis allé en mission commandée, ne monte pas sur tes grands chevaux comme ça ! Qu’est-ce que tu veux que je te dise ?
– Ce que la maîtresse t’a raconté serait un bon début, voire même une bonne fin… à l’heure qu’il est.
– Il est parfait ! Ton fils est absolument parfait, dans toutes les matières. Sa maîtresse a même eu un peu peur au début de l’année qu’il soit surdoué. C’est flatteur pour les parents quoique très dur à gérer. Mais je te rassure, Louis est juste un excellent élève. Voilà, je t’ai tout dit, tu en sais autant que moi. J’étais tellement fier que je lui ai même laissé croire que j’étais son oncle. Tu es content ?
– Aux anges ! dit Antoine en se rasseyant, furieux.
– Tu es incroyable ! Je te dis que ton fils est au top de sa carrière d’écolier et toi tu fais la gueule, dis donc tu n’es pas facile à satisfaire, mon vieux.
Antoine ouvrit un tiroir pour y prendre une feuille de papier. Il l’agita au bout de ses doigts.
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– Je suis fou de bonheur ! En tant que père d’un enfant qui n’a pas la moyenne en histoire-géo, à peine un 11 en français et tout juste un 10 en calcul, je suis vraiment surpris et flatté du commentaire de sa maîtresse d’école.
Antoine posa le bulletin scolaire de Louis sur le bureau et le fit glisser dans la direction de Mathias, qui, dubitatif, s’approcha, le lut et le reposa aussitôt.
– Ben, c’est une erreur administrative, il y en a plein avec les grands je ne vois pas pourquoi les petits y échapperaient ! commenta-t-il avec une mauvaise foi qui frisait l’indécence. Bon, je vais me coucher, je te sens tendu et je n’aime pas du tout quand tu es tendu. Dors bien !
Et cette fois, Mathias se dirigea d’un pas décidé vers l’escalier. Antoine le rappela pour la troisième fois. Il leva les yeux au ciel et se retourna de mauvaise grâce.
– Quoi encore ?
– Comment s’appelle-t-elle ?
– Qui ?
– C’est toi qui vas me le dire… Celle qui t’a fait rater la réunion de parents d’élèves, par exemple. Elle est jolie au moins ?
– Très ! finit par avouer Mathias, embarrassé.
– C’est déjà ça ! Quel est son nom ? insista Antoine.
– Audrey.
– Joli aussi… Audrey comment ?
– Morel…, souffla Mathias d’une voix à peine audible.
Antoine tendit l’oreille, avec l’infime espoir de ne pas avoir bien entendu le nom que Mathias venait de prononcer. L’inquiétude se lisait déjà sur ses traits.
– Morel ? Un peu comme dans Mme Morel ?
– Un tout petit peu…, dit Mathias cette fois terriblement embarrassé.
Antoine se leva et regarda son ami, saluant sarcastiquement l’exploit.
– Quand je te demande d’aller à une réunion de parents d’élèves, tu prends ce-la vraiment très au sérieux !
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