Épuisée de souffrance, elle s’assit à même le sol et attendit que la chimie opère.

Si Dieu ne voulait pas d’elle aujourd’hui, se dit-elle, son cœur s’apaiserait dans quelques minutes et tout irait bien ; elle avait encore tellement de choses à faire. Elle se promit d’accepter la prochaine invitation de John dans le Kent, enfin, s’il la renou-velait, elle avait dit non tant de fois. En dépit de sa pudeur, en dépit de ses refus, cet homme lui manquait. C’était fou d’ailleurs à quel point il lui manquait. Fallait-il donc que les gens s’éloignent pour que l’on se rende compte de la place qu’ils prenaient dans nos vies ? Chaque midi, John s’installait dans la salle, avait-il remarqué que son assiette était différente de celle des autres clients ?

Il devait bien l’avoir deviné, John était un homme discret, aussi pudique qu’elle, mais il était intuitif. Yvonne se réjouissait que Mathias ait repris sa librairie.

Quand John lui avait annoncé qu’il allait partir à la retraite, c’était elle qui avait parlé d’un successeur, pour que le travail de toute une vie ne disparaisse pas. Et puis, elle avait vu là une occasion parfaite pour Mathias de retrouver les siens ; alors, elle avait suggéré l’idée à Antoine, pour qu’elle fasse son chemin, pour qu’il se l’approprie, jusqu’à croire qu’elle venait de lui. Quand Valentine lui avait annoncé son envie de rentrer à Paris, elle en avait imaginé tout de suite les conséquences pour Emily.

Elle détestait l’ingérence, mais, cette fois, elle avait bien fait de se mêler un tout petit peu de la destinée de ceux qu’elle aimait. Il n’empêche que sans John rien n’était plus pareil. Un jour, c’était certain, elle lui parlerait.

Elle leva la tête. L’ampoule accrochée au plafond se mit à tourner, entraînant chaque objet de la pièce, comme dans un ballet. Les murs ondulaient, une force terrible pesait sur elle, la poussant en arrière. L’échelle lui échappait, elle inspira profondément et ferma les yeux avant que son corps ne bascule sur le côté. Sa tête se

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posa lentement sur la terre meuble. Elle entendit les battements de son cœur résonner dans ses tympans, et puis plus rien.

Elle portait une petite jupe à fleurs et un chemisier en coton. C’était le jour de ses sept ans, son père la tenait par la main. Pour lui faire plaisir, il avait acheté deux tickets au guichet de la grande roue en bois et quand le garde-corps s’était abaissé sur leur nacelle, elle s’était sentie plus heureuse que jamais. Tout en haut, son père avait tendu son doigt au loin. Ses mains étaient magnifiques. Caressant les toits de la ville d’un seul geste, il lui avait dit des mots magiques : « Désormais la vie t’appartient, rien ne te sera impossible, si tu le désires vraiment. » Elle était sa fierté, sa raison de vivre, la plus belle chose qu’il avait faite de sa vie d’homme. Et il lui fit promettre de ne pas le répéter à sa mère qui en serait peut-être un peu jalouse. Elle avait ri, car elle savait que son père aimait sa maman tout autan qu’elle. Au printemps suivant, par un matin d’hiver, elle avait couru derrière lui dans la rue. Deux hommes en costume sombre étaient venus le chercher à la maison. Ce n’est que le jour de ses dix ans que sa mère lui avait avoué la vérité. Son père n’était pas parti en voyage d’affaires. Il avait été arrêté par la milice française et il n’était jamais revenu.

Pendant les années d’Occupation, dans la soupente qui lui servait de chambre, la petite fille imaginait que son papa s’était évadé. Pendant que les sales types avaient le dos tourné, il avait défait ses liens, brisé la chaise sur laquelle on le torturait. Réu-nissant ses forces, il avait fui par les souterrains du commissariat et s’était éclipsé par une porte laissée ouverte. Après avoir rejoint la Résistance, il avait gagné l’Angleterre.

Et pendant qu’elle et sa mère se débrouillaient comme elles le pouvaient dans cette France triste, il travaillait auprès d’un général qui n’avait pas renoncé. Et tous les matins en se levant, elle imaginait son père rêvant de l’appeler. Mais dans le réduit où elle se cachait avec sa mère, il n’y avait pas de téléphone.

L’année de ses vingt ans, un officier de police vint sonner à sa porte. À cette époque, Yvonne vivait dans un studio au-dessus de la laverie qui l’employait. Les restes de son père avaient été retrouvés dans une fosse au milieu de la forêt de Ram-bouillet. Le jeune homme était sincèrement confus d’être porteur d’une si triste nouvelle, et plus encore de ce que le rapport d’autopsie confirme que les balles qui avaient servi à lui faire exploser le crâne sortaient du canon d’un pistolet français.

Yvonne, souriante, l’avait rassuré. Il s’était trompé, son père était probablement mort puisqu’elle n’avait pas de nouvelles de lui depuis la fin de la guerre, mais il était en-terré quelque part en Angleterre. Arrêté par la milice, il avait réussi à s’échapper, il avait rejoint Londres. Le policier prit son courage à deux mains. On avait retrouvé des papiers dans la poche du mort, et ceux-ci attestaient sans aucun doute de son identité.

Yvonne prit le portefeuille que l’inspecteur lui tendait. Elle ouvrit la carte jaunie, tachée de sang, caressa la photo, sans jamais se départir de son sourire. Et, refermant la porte, elle se contenta de dire d’une voix douce que son père avait dû les abandonner au cours de son évasion. Quelqu’un les avait dérobés, c’était aussi simple que cela.

Elle attendit le soir pour déplier la lettre cachée sous le rabat de cuir. Elle la lut, fit rouler dans ses doigts la petite clé d’une consigne que son père y avait jointe.

À la mort de son premier mari, Yvonne revendit la laverie qu’elle avait rachetée au prix d’heures de travail hebdomadaires qu’aucun membre de la section syndicale à laquelle elle appartenait n’aurait crues possibles. Elle embarqua à Calais sur un ferry

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qui traversait la Manche et arriva à Londres par une après-midi d’été, avec une valise pour tout bagage.

Elle se rendit devant la façade blanche d’un grand bâtiment dans le quartier de South Kensington. Agenouillée au pied d’un arbre qui ombrageait un rond-point, elle creusa un trou dans la terre avec ses mains. Elle y déposa une carte d’identité jaunie, tachée de sang séché, et murmura « On y est arrivés ».

Quand un policier lui demanda ce qu’elle faisait, elle se redressa et répondit en pleurant :

– Je suis venue rapporter ses papiers à mon père. Nous ne nous étions pas vus depuis la guerre.


Yvonne reprenait connaissance, elle se releva lentement. Son cœur avait retrouvé un rythme normal. Elle monta l’échelle de meunier et, en arrivant dans la salle, décida de changer de tablier. Alors qu’elle le nouait dans son dos, une jeune femme entra et vint s’installer au comptoir. Elle commanda un alcool, le plus fort qui soit. Yvonne inspecta son allure, lui servit un verre d’eau minérale et vint s’asseoir à côté d’elle.

Enya avait émigré l’an dernier. Elle avait trouvé un travail dans un bar de So-ho. La vie ici était si chère qu’elle avait dû partager un studio avec trois étudiants qui, comme elle, faisaient de petits boulots par-ci, par-là. Enya n’étudiait plus depuis longtemps.

Le restaurateur sud-africain qui l’employait ayant eu le mal du pays, il avait fermé boutique. Depuis, un travail dans une boulangerie le matin, un poste à la caisse d’un fast-food à l’heure du déjeuner et des distributions de prospectus en fin de journée lui avaient permis de vivre. Sans papiers, son lot était la précarité. En deux semaines, elle venait de perdre tous ses emplois. Elle demanda à Yvonne si elle n’avait rien pour elle, elle servait bien en salle et n’avait pas peur du travail.

– Et c’est en commandant à boire au comptoir que tu fais tes démarches pour trouver un job de serveuse ? demanda la patronne.

Yvonne n’avait pas les moyens d’embaucher qui que ce soit, mais elle promit à la jeune fille d’interroger les commerçants du quartier. Si quelque chose se présentait, elle le lui ferait savoir. Enya n’aurait qu’à repasser de temps en temps. Voulant compléter la liste de ses qualités, Enya ajouta qu’elle avait aussi travaillé dans une laverie.

Yvonne se retourna pour la regarder. Elle resta silencieuse quelques secondes et annonça à Enya que, jusqu’à des temps meilleurs, elle pouvait venir prendre ici un repas de temps en temps ; il n’y aurait pas d’addition, à condition qu’elle ne le dise à personne. La jeune femme ne savait comment la remercier, Yvonne lui dit de ne surtout pas le faire et elle retourna à ses fourneaux.


*


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En début de soirée, Antoine était attablé dans la salle en compagnie de McKenzie qui ne cessait de dévorer Yvonne des yeux. Il prit son portable pour envoyer un texto à Mathias : Merci de t’occuper des enfants. Est-ce que tout va bien ?

Il reçut aussitôt une réponse : Tout est OK. Enfants ont dîné, brossage de dents en cours, au lit dans 10 minutes.

Quelques instants plus tard, Antoine reçut un second message : Travaille aussi tard que tu veux, m’occupe de tout.

La lumière venait de s’éteindre dans la salle de cinéma de Fulham et le film commençait. Mathias coupa son portable, et plongea la main dans le sachet de pop-corn qu’Audrey lui tendait.


*


Sophie ouvrit la porte du réfrigérateur pour en examiner le contenu. Sur la clayette du haut, elle trouva des tomates bien rouges, alignées en ordre si parfait qu’elles ressemblaient à un bataillon de soldats d’une armée de l’Empire. Des tranches de viandes froides empilées parfaitement dans un papier cellophane cô-

toyaient un plateau de fromages, un bocal de cornichons et un ramequin de mayon-naise.

Les enfants dormaient à l’étage. Chacun avait eu droit à son histoire et à son câlin.

À onze heures, la clé tourna dans la serrure, Sophie se retourna pour voir Mathias sur le pas de la porte, un sourire béat au milieu du visage.

– Tu t’en tires bien, Antoine n’est pas encore la, dit Sophie en l’accueillant.

Mathias déposa son portefeuille dans le vide-poches à l’entrée de la maison. Il alla s’asseoir auprès d’elle, l’embrassa sur la joue et lui demanda comment s’était passée la soirée.

– Extinction des feux avec une demi-heure de retard sur l’horaire habituel mais c’est le droit des baby-sitters incognito. Louis a un truc qui cloche, il était très contrarié, mais je n’ai rien pu savoir.

– Je vais m’en occuper, dit Mathias.

Sophie récupéra son écharpe accrochée au portemanteau. Elle l’enroula autour de son cou et désigna la cuisine.

– J’ai préparé une assiette pour Antoine, je le connais, il va rentrer le ventre vide.

Mathias s’en approcha et croqua un cornichon. Sophie lui tapa sur la main.

– Pour Antoine j’ai dit ! Tu n’as pas dîné ?

– Pas eu le temps, répondit Mathias, je suis rentré en courant juste après le ci-néma, je ne savais pas que le film durait aussi longtemps.

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– Ça valait le coup, j’espère ? dit Sophie d’un ton narquois.

Mathias regarda l’assiette de viandes froides.

– Il y en a qui ont de la chance !

– Tu as faim ?

– Non, file, je préfère que tu sois partie avant qu’il arrive, sinon il va se douter de quelque chose.

Mathias souleva la cloche à fromages, prit un morceau de gruyère et le mangea sans grand appétit.

– Tu as visité l’étage ? Antoine a tout refait de mon côté. Comment trouves-tu la nouvelle décoration ? demanda-t-il la bouche pleine.

– Symétrique ! répondit Sophie.

– Qu’est-ce que ça veut dire, symétrique ?

– Ça veut dire que vos chambres sont pareilles, même les lampes de chevet sont identiques, c’est ridicule.

– Je ne vois pas ce qu’il y a de ridicule ! rétorqua Mathias, vexé.

– Ce serait bien que quelque part, dans cette maison, « chez toi » veuille dire

« chez toi » et pas « j’habite chez un copain » !

Sophie mit son manteau et sortit dans la rue. La fraîcheur de la nuit la saisit aussitôt, elle frissonna et se mit en marche. Le vent soufflait dans Old Brompton Road. Un renard – la ville en compte beaucoup – l’accompagna sur quelques mètres, à l’abri des grilles du parc d’Onslow Gardens. Dans Bute Street, Sophie vit l’Austin Healey d’Antoine, garée devant ses bureaux. Sa main effleura la carrosserie, elle releva la tête et regarda quelques instants les fenêtres éclairées. Elle resserra son écharpe et continua son chemin.

En entrant dans le studio qu’elle occupait à quelques rues de là, elle n’alluma pas la lumière. Son jean glissa le long de ses jambes, elle le laissa roulé en boule à même le sol, jeta son pull au loin et se faufila aussitôt sous ses draps ; les feuilles du platane qu’elle voyait par la petite lucarne au-dessus de son lit avaient pris une couleur argentée sous la clarté de la lune. Elle se tourna sur le côté, serrant son oreiller contre elle, et attendit que vienne le sommeil.