*
Mathias grimpa les marches et colla son oreille à la porte de la chambre de Louis.
– Tu dors ? chuchota-t-il.
– Oui ! répondit le petit garçon.
Mathias tourna la poignée, un rai de lumière s’élargit jusqu’au lit. Il entra sur la pointe des pieds et s’allongea à côté de lui.
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– Tu veux bien qu’on en parle ? demanda-t-il.
Louis ne répondit pas. Mathias tenta de soulever un pan de la couette, mais l’enfant enfoui au-dessous la retenait fermement.
– T’es pas toujours drôle, tu sais, parfois t’es même un peu lourd !
– Il faut que tu m’en dises un peu plus, mon vieux, reprit Mathias d’une voix douce.
– J’ai pris une punition à cause de toi.
– Qu’est-ce que j’ai fait ?
– À ton avis ?
– C’est à cause du petit mot pour Mme Morel ?
– T’as écrit à beaucoup d’autres maîtresses ? Je peux savoir pourquoi tu dis à la mienne que sa bouche te rend fou ?
– Elle te l’a répété ? C’est moche !
– C’est elle qui est moche !
– Ah non, tu ne peux pas dire ça ! s’insurgea Mathias.
– Ah bon ! Elle est pas moche Séverine la pingouine ?
– Mais c’est qui cette Séverine ? demanda Mathias, inquiet.
– T’es amnésique de la mémoire ou quoi ? reprit Louis furieux en sortant la tête des draps. C’est ma maîtresse ! hurla-t-il.
– Mais non… elle s’appelle Audrey, répliqua Mathias convaincu.
– Tu permets quand même que je sache un peu mieux que toi comment elle s’appelle, ma maîtresse.
Mathias était mortifié, quant à Louis, il s’interrogeait sur l’identité de cette fameuse Audrey.
Son parrain décrivit alors avec moult détails la jeune femme au timbre de voix si joliment éraillé. Louis le regarda, effondré.
– C’est plutôt toi qui dérailles, parce que elle c’est la journaliste qui fait un reportage sur l’école.
Et comme Louis ne disait plus rien, Mathias ajouta :
– Ah merde !
– Ouais, et c’est toi qui nous as mis dedans, je te ferai remarquer ! ajouta Louis.
Mathias se proposa de recopier lui-même les cent lignes de « Je ne remettrai plus jamais de mots grossiers à ma maîtresse », il falsifierait la signature d’Antoine au bas de la punition, en échange de quoi Louis garderait cet incident sous silence. Après réflexion, le petit garçon trouva que le marché n’était pas assez avantageux. Mais si son parrain ajoutait les deux derniers albums de « Calvin et Hobbes », il serait éven-tuellement disposé à reconsidérer son offre. L’accord fut conclu à onze heures trente-cinq et Mathias quitta la chambre.
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Il eut juste le temps de se glisser sous ses draps. Antoine venait de rentrer et montait l’escalier. Apercevant la lumière qui filtrait sous la porte, il frappa et entra aussitôt.
– Merci pour le plateau, dit Antoine, visiblement touché.
– Je t’en prie, répondit Mathias en bâillant.
– Il ne fallait pas te donner tout ce mal, je t’avais dit que je dînais avec McKenzie.
– J’avais oublié.
– Ça va ? demanda Antoine en scrutant son ami.
– Formidable !
– Tu as l’air bizarre ?
– Épuisé, c’est tout. Je luttais contre le sommeil en t’attendant.
Antoine lui demanda si tout s’était bien passé avec les enfants.
Mathias lui dit que Sophie était venue lui rendre visite, ils avaient passé la soirée ensemble.
– Ah oui ? demanda Antoine.
– Ça ne t’embête pas ?
– Non, pourquoi ça m’embêterait ?
– Je ne sais pas, tu as l’air bizarre.
– Donc tout s’est bien passé ? insista Antoine. Mathias lui suggéra de parler moins fort, les enfants dormaient. Antoine lui souhaita bonne nuit et repartit. Trente secondes plus tard, il rouvrit la porte et conseilla à son ami d’enlever son imperméable avant de dormir, il ne pleuvrait plus ce soir. À l’air étonné de Mathias, il ajouta que son col dépassait du drap et referma la porte sans autre commentaire.
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VIII
Antoine entra dans le restaurant, un grand carton à dessins sous le bras.
McKenzie le suivait, traînant un chevalet en bois qu’il installa au milieu de la salle.
Yvonne fut conviée à s’asseoir à une table pour découvrir le projet de rénovation de la salle et du bar. Le chef d’agence installa les esquisses sur le chevalet et Antoine commença de les détailler.
Heureux d’avoir enfin trouvé le moyen de capter l’attention d’Yvonne, McKenzie faisait défiler les planches, courant s’asseoir à côté d’elle dès que l’occasion s’offrait, pour lui présenter tantôt les catalogues de luminaires, tantôt les éventails de gammes de couleurs.
Yvonne était émerveillée et bien qu’Antoine se soit gardé de lui présenter tout devis, elle devinait déjà l’entreprise bien au-delà de ses moyens. Quand la présenta-tion fut achevée, elle les remercia du travail accompli et demanda à l’ineffable McKenzie de la laisser seule en compagnie d’Antoine. Elle avait besoin de lui parler en tête à tête. McKenzie, dont le sens des réalités échappait souvent à ses proches, en conclut qu’Yvonne, bouleversée par sa créativité, voulait certainement s’entretenir avec son patron du trouble qui la gagnait à son sujet.
Sachant qu’elle partageait avec Antoine une complicité indéfectible et dépour-vue de toute ambiguïté, il reprit le chevalet, le carton à dessins et repartit, non sans se cogner à l’angle du comptoir une première fois et au chambranle de la porte une seconde. Le calme revenu dans la salle, Yvonne posa ses mains sur celles d’Antoine.
McKenzie épiait la scène derrière la vitrine, hissé sur la pointe des pieds, il s’agenouilla brusquement en remarquant l’émotion dans le regard d’Yvonne…
L’affaire était en bonne voie !
– C’est merveilleux ce que vous avez accompli, je ne sais même pas quoi te dire.
– Il suffit que tu m’indiques le week-end qui te conviendrait, répondit Antoine.
Je me suis arrangé pour que tu n’aies pas à fermer le restaurant en semaine. Les ouvriers prendront possession des lieux un samedi matin et tout sera fini le dimanche soir.
– Mon Antoine, je n’ai pas le premier sou pour payer ne serait-ce que la peinture d’un mur, dit-elle, la voix fragile.
Antoine changea de chaise pour venir s’asseoir plus près d’elle. Il lui expliqua que les sous-sols de ses bureaux étaient encombrés de pots de peinture et d’accessoires récupérés sur les chantiers. McKenzie avait conçu le projet de rénovation du restaurant à partir de ce stock qui les encombrait, c’était d’ailleurs ce qui donnerait un petit côté baroque mais terriblement à la mode à son établissement. Et quand il ajouta qu’elle ne se rendait pas compte du service qu’elle lui rendrait en le
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débarrassant de tout ce fatras, les yeux d’Yvonne s’embuèrent. Antoine la prit dans ses bras.
– Arrête Yvonne, tu vas me faire pleurer moi aussi ; et puis l’argent n’a rien à voir là-dedans, c’est juste du bonheur, pour toi et puis surtout pour nous tous. Les premiers à profiter de ta nouvelle décoration, c’est nous qui déjeunons ici tous les jours.
Elle sécha ses joues et le réprimanda de la faire pleurer comme une jeune fille.
– Tu vas me dire aussi que les appliques rutilantes que m’a montrées McKenzie sur son catalogue tout neuf sont des matériaux de récupération.
– Ce sont des échantillons que les fournisseurs nous offrent ! répondit Antoine.
– Qu’est-ce que tu mens mal !
Yvonne promit d’y réfléchir, Antoine insista, il avait déjà réfléchi pour elle. Il commencerait les travaux dans quelques semaines.
– Antoine, pourquoi fais-tu tout ça ?
– Parce que ça me fait plaisir.
Yvonne le regardait au fond des yeux, elle soupira.
– Tu n’en as pas marre de t’occuper de tout le monde ? Quand vas-tu enfin te décider à décrocher le tonnelet que tu as sous le cou ?
– Quand j’aurai fini de le boire.
Yvonne se pencha et prit ses mains dans les siennes.
– Qu’est-ce que tu crois, mon Antoine, que les gens t’apprécient parce que tu leur rends service ? Je ne vais pas moins t’aimer parce que tu me feras payer mes travaux.
– J’en connais qui vont à l’autre bout du monde pour faire le bien ; moi, j’essaie de faire comme je peux auprès des gens que j’aime.
– Tu es un type bien, Antoine, arrête de te punir parce que Karine est partie.
Yvonne se leva.
– Alors, si je dis oui à ton projet, je veux un devis ! C’est clair ?
En sortant sur le trottoir pour vider un seau d’eau dans le caniveau, Sophie s’étonna de voir McKenzie agenouillé devant la vitrine du restaurant d’Yvonne, et lui demanda s’il avait besoin d’aide. Le chef d’agence sursauta et la rassura aussitôt, son lacet avait un peu de mou, mais il venait de rectifier la chose. Sophie avisa la paire de vieux mocassins qu’il portait aux pieds, haussa les épaules et fit demi-tour.
McKenzie entra dans la salle. Il avait un petit doute sur les appliques qu’il avait présentées à Yvonne et cela le préoccupait beaucoup. Elle leva les yeux au ciel et retourna dans sa cuisine.
*
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L’homme avait les ongles noirs, et son haleine empestait l’huile rance des fish and chips dont il se gavait à longueur de journée. Derrière le comptoir de cet hôtel sordide, le regard libidineux, il reluquait la deuxième page du Sun. Une pin-up anonyme s’y exposait comme chaque jour, presque nue, dans une position sans équivoque.
Enya poussa la porte et avança jusqu’à lui. Il ne leva pas les yeux de sa lecture et se contenta de demander, d’une voix vulgaire, pour combien d’heures elle souhaitait disposer d’une chambre. La jeune fille demanda le prix des locations à la semaine, elle n’avait pas beaucoup d’argent mais elle promettait de payer son dû chaque jour.
L’homme reposa son journal et la regarda. Elle avait belle allure. Lèvres pincées, il expliqua que son établissement n’offrait pas ce genre de prestation, mais il pouvait la dépanner… d’une façon ou d’une autre, il y avait toujours moyen de s’arranger.
Quand il posa sa main sur son cou, elle le gifla.
Enya marchait, les épaules lourdes, haïssant cette ville où tout lui manquait.
Ce matin, son logeur l’avait chassée, elle n’avait pas acquitté son loyer depuis un mois.
Les soirs de solitude, et ils étaient nombreux, Enya se remémorait la texture d’un sable chaud et fin qui glissait entre ses doigts quand elle était enfant.
Drôle de destin que celui d’Enya ; toute son adolescence, elle, qui avait manqué de tout, avait rêvé de connaître ne serait-ce qu’un seul jour, une seule fois, le sens du mot « trop » et aujourd’hui, c’en était trop.
Elle avança au bord du trottoir et regarda le bus à impériale qui remontait l’avenue à grande vitesse ; la chaussée était humide, il suffisait de faire un pas, un tout petit pas. Elle inspira profondément et se lança en avant.
Une main solide l’agrippa par l’épaule et la fit vaciller en arrière. L’homme qui la tenait dans ses bras avait l’allure d’un gentleman. Enya tremblait de tout son corps, comme au temps des grandes fièvres. Il ôta son manteau et lui en recouvrit les épaules. Le bus marqua l’arrêt, le chauffeur n’avait rien vu. L’homme grimpa à bord avec elle. Ils traversèrent la ville, sans rien se dire. Il l’invita à partager un thé et un repas. Assis près d’une cheminée dans un vieux pub anglais, il prit tout le temps d’écouter son histoire.
Quand ils se séparèrent, il ne la laissa pas le remercier ; il était d’usage dans cette ville de veiller aux piétons qui traversaient la rue. Le sens de la circulation diffé-
rait du reste de l’Europe et bien des accidents étaient évités avec un peu de citoyenne-té. Enya avait retrouvé le sourire. Elle lui demanda son nom, il répondit qu’elle trouverait sa carte dans la poche du manteau qu’il lui laissait bien volontiers. Elle refusa, mais il jura que c’était lui rendre un immense service. À son tour de lui faire une confidence. Il détestait ce pardessus, sa compagne l’adorait, alors l’avoir bêtement oublié sur un portemanteau… elle lui pardonnerait bien vite. Il lui fit promettre de garder le secret. L’homme s’éclipsa aussi discrètement qu’il était apparu. Un peu plus tard, lorsqu’elle mit ses mains dans les poches du manteau, elle ne trouva pas de carte de visite, mais quelques billets qui lui permettraient de dormir au chaud, le temps de trouver une solution pour s’en sortir.
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Mathias raccompagnait un client, il courut vers son comptoir pour décrocher le téléphone.
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