– French Bookshop, j’écoute ?

Mathias demanda à son interlocuteur de bien vouloir parler plus lentement, il avait un mal fou à le comprendre. L’homme s’en agaça un peu et répéta en articulant du mieux qu’il le pouvait. Il voulait commander dix-sept collections complètes de l’encyclopédie Larousse. Son souhait était d’offrir le même cadeau à chacun de ses petits-enfants pour qu’ils apprennent le français.

Mathias le félicita. C’était une belle et généreuse idée. Son client demanda s’il pouvait passer commande, il posterait son règlement l’après-midi même. Mathias, fou de joie, prit un stylo et un bloc de papier et commença à inscrire les coordonnées de celui qui serait sans aucun doute son plus gros client de l’année. Et il fallait que cette vente fût importante pour qu’il s’acharne à décrypter un charabia aussi incompréhensible. Mathias comprenait au mieux une phrase sur deux prononcées par son interlocuteur, incapable d’identifier cet accent si étrange.

– Et où souhaitez-vous que l’on vous livre les collections ? demanda-t-il d’une voix empruntée qui honorait un client d’une telle importance.

– Dans ton cul ! répondit Antoine hilare.

Plié en deux à la fenêtre de son bureau Antoine avait bien du mal à cacher à ses collaborateurs les spasmes de rire qui le secouaient et les larmes qui coulaient sur ses joues. Toute son équipe le regardait. De l’autre côté de la rue, accroupi derrière son comptoir, Mathias, gagné par le même fou rire, essayait de retrouver un peu d’air.

– On emmène les enfants au restaurant ce soir ? demanda Antoine en hoque-tant.

Mathias se redressa et essuya ses yeux.

– J’ai un travail de dingue, je comptais rentrer tard.

– Arrête, je te vois depuis mon bureau, il n’y a pas un chat dans la librairie.

Bon, je vais chercher les enfants à l’école, ce soir je fais des quenelles et ensuite on regarde un film.

La porte de la librairie s’ouvrit, Mathias reconnut aussitôt Mr Glover. Il posa le combiné et alla l’accueillir. Son propriétaire regarda autour de lui. Les rayonnages étaient parfaitement agencés, le bois de la vieille échelle était ciré.

– Bravo Popinot, dit-il en le saluant. Je ne faisais que passer, je ne veux en aucun cas vous déranger, vous êtes ici chez vous maintenant. J’étais en ville pour régler quelques affaires courantes. Je me suis laissé surprendre par une bouffée de nostal-gie, alors je suis venu vous rendre visite.

– Monsieur Glover, insista Mathias, arrêtez de m’appeler Popinot !

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Le vieux libraire regarda le porte-parapluie près de l’entrée, désespérément vide. D’un geste parfaitement maîtrisé, il y lança le sien.

– Je vous l’offre. Belle journée, Popinot.

Mr Glover quitta la librairie. Il avait vu juste, le soleil venait de percer les nuages et les trottoirs moirés de Bute Street luisaient sous ses rayons, c’était une belle journée.

Mathias entendit la voix d’Antoine qui hurlait dans le combiné. Il reprit l’appareil.

– Va pour tes quenelles, je m’arrangerai. Tu iras chercher les enfants, je vous rejoindrai à la maison.

Mathias raccrocha, regarda sa montre et décrocha à nouveau pour composer le numéro d’une journaliste qui devait déjà l’attendre.


*


Audrey patientait devant la porte principale du Royal Albert Hall. Ce soir, on y donnait un concert de gospel. Elle avait pu obtenir deux billets, les places étaient situées dans l’arène, l’endroit le plus prisé du grand hémicycle. Sous son imperméable serré à la taille, elle portait une robe noire, décolletée, simple et élégante.


*


Antoine passait devant la vitrine accompagné des deux enfants. Mathias fit semblant de se replonger dans son livre de comptes, attendit qu’ils aient remonté la rue, avança jusqu’au pas de la porte pour vérifier que la voie était libre, et retourna le panonceau. Il ferma à clé et courut dans la direction opposée. Il sauta dans un taxi arrêté devant l’entrée du métro de South Kensington et tendit le papier sur lequel il avait griffonné l’adresse de son rendez-vous. Il appela Audrey en vain, son portable ne répondait pas.

La circulation était si dense sur Kensington High Street que les voitures y roulaient au pas depuis Queen’s Gate. Le chauffeur de taxi informa poliment son passager qu’un concert devait avoir lieu au Royal Albert Hall, c’était certainement ce qui causait un tel embouteillage. Mathias lui répondit qu’il s’en doutait un peu puisque, précisément, il s’y rendait. Ne tenant plus en place, Mathias acquitta le montant de la course et décida de faire le reste du chemin à pied. Il se mit à courir aussi vite qu’il le pouvait et arriva essoufflé devant l’entrée principale. Le hall du grand théâtre était désert. Seuls quelques agents de contrôle s’y attardaient encore. L’un d’eux l’informa que le spectacle avait commencé. À grand renfort de gestes, Mathias tenta de lui ex-

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pliquer que la personne qui l’accompagnait était dans la salle. En vain. On ne pouvait pas le laisser entrer sans ticket.

Une vendeuse de programmes qui parlait français vint à son secours. Enya as-surait un remplacement. Elle lui dit que le rideau retombait en principe aux alentours de minuit. Il lui acheta un programme et la remercia.

Impuissant, Mathias décida de rentrer. Dans la rue, il reconnut le taxi qui l’avait déposé, leva la main, mais la voiture poursuivit sa route. Il laissa un message sur le portable d’Audrey, balbutiant quelques mots d’excuse maladroits, et perdit le peu de sang-froid qui lui restait quand la pluie se remit à tomber. Trempé, en retard, il arriva chez lui.

Emily se leva du canapé pour venir embrasser son père.

– Tu peux enlever ton imperméable, tu ruisselles sur le parquet ! dit Antoine depuis la cuisine.

– Bonsoir, répondit Mathias maussade.

Il prit un torchon et essuya ses cheveux. Antoine haussa les yeux au ciel. Peu enclin à une scène de ménage, Mathias alla rejoindre les enfants.

– On passe à table ! dit Antoine.

Tout le monde s’installa autour du dîner. Mathias regarda la casserole de riz blanc.

– On n’avait pas dit des quenelles ?

– Si, à huit heures et quart on avait dit des quenelles, mais à neuf heures et quart, elles sont brûlées.

Louis se pencha à son oreille pour lui demander s’il ne pouvait pas arriver plus souvent en retard quand son père faisait des quenelles, il avait horreur de ça. Mathias se mordit la langue pour ne pas rire.

– Qu’est-ce qu’il y a d’autre dans le frigo ?

– Un saumon entier, mais il faut le faire cuire.

Mathias ouvrit le réfrigérateur en sifflotant.

– Tu as des sacs de congélation ?

Perplexe, Antoine désigna l’étagère au-dessus de lui. Mathias posa le saumon sur le plan de travail, l’assaisonna, le fit glisser dans le sachet en plastique et referma la fermeture à glissière. Il ouvrit le lave-vaisselle, plaça le poisson ainsi emballé au milieu du panier à verres et claqua la porte. Il lit tourner la molette et alla se laver les mains à l’évier.

– Cycle court, c’est prêt dans dix minutes !

Et dix minutes plus tard, sous les yeux ébahis d’Antoine, il rouvrit le lave-vaisselle et sortit, d’un nuage de vapeur, un saumon parfaitement cuit.

TV5 Europe rediffusait La Grande Vadrouille, Mathias tourna sa chaise pour améliorer son angle de vision. Antoine prit la télécommande et éteignit l’écran.

– On ne regarde pas la télé à table, sinon on ne se parle plus !

Mathias croisa les bras et fixa son ami du regard.

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– Je t’écoute !

Un silence s’installa pendant quelques minutes. Avec un air de contentement qu’il ne tenta pas de dissimuler, Mathias reprit le boîtier de la commande et ralluma l’écran. Le dîner terminé, tout le monde s’installa dans le canapé, tout le monde sauf Antoine… qui rangeait la cuisine.

– Tu couches les enfants ? demanda-t-il en essuyant un plat.

– On regarde la fin et on monte, répondit Mathias.

– J’ai vu ce film cent trente-deux fois, il y en a encore pour une heure, il est tard, tu n’avais qu’à rentrer plus tôt. Tu fais comme tu veux, mais Louis va au lit.

Emily, qui faisait souvent preuve d’une maturité plus perceptible que les deux grands qui se chicanaient depuis le début de la soirée, décida que l’atmosphère am-biante justifiait pleinement qu’elle monte se coucher en même temps que Louis. Soli-darité oblige, elle prit son copain par la main et grimpa l’escalier.

– Tu es vraiment chiant ! dit Mathias en les regardant disparaître dans leurs chambres.

Il monta à son tour, laissant Antoine en plan.

Mathias redescendit dix minutes plus tard.

– Les dents sont brossées, les mains sont lavées, je n’ai pas fait les oreilles, mais on attendra la révision des 15 000 !

Antoine vint vers lui.

– C’est important que nous parlions d’une même voix devant les enfants, dit-il d’un ton conciliant.

Mathias ne répondit pas, il prit un cigare dans la poche de sa veste et alluma un briquet.

– Qu’est-ce que tu fais ? demanda Antoine.

– Monte Cristo Spécial n°2, désolé j’en ai qu’un.

Antoine le lui ôta des lèvres.

– Règle n 4, tu ne fumes pas dans la maison ! dit Antoine en reniflant la cape.

Mathias reprit le cigare des mains d’Antoine et sortit, exaspéré, dans le jardin.

Antoine prit la direction opposée et alla s’asseoir derrière son bureau, il alluma son ordinateur, soupira, et rejoignit Mathias. Quand il s’assit sur le petit banc à côté de lui, Mathias faillit lui dire qu’il comprenait pourquoi la mère de Louis était partie vivre aussi loin qu’en Afrique, mais l’amitié qui liait les deux hommes les protégeait l’un l’autre des coups bas.

– Tu as raison, je crois que je suis chiant, dit Antoine. Mais c’est plus fort que moi.

– Tu m’as demandé de te réapprendre à vivre, tu te souviens ? Alors commence par te détendre. Tu donnes trop d’importance aux choses qui n’en ont pas.

Qu’est-ce que ça pouvait bien faire que Louis veille ce soir ?

– Demain à l’école, il aurait été crevé !

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– Et alors ? Tu ne crois pas que de temps en temps le souvenir d’une belle soirée d’enfance vaut tous les cours d’histoire du monde ?

Antoine regarda Mathias, l’air entendu. Il lui prit le cigare des mains, l’alluma et tira une longue bouffée.

– Tu as les clés de ta voiture ? demanda Mathias.

– Pourquoi ?

– Elle est mal garée, tu vas prendre un P V.

– Je pars très tôt demain.

– Donne-les-moi, dit Mathias en tendant la main, je vais trouver une bonne place.

– Puisque je te dis que ça ne craint rien la nuit…

– Et moi je te dis que tu as dépassé ton quota de « non » pour la soirée.

Antoine tendit le trousseau à son ami. Mathias lui tapota l’épaule et s’en alla.

Dès qu’il fut seul, Antoine tira une nouvelle bouffée, le bout rougeoyant s’éteignit, une averse aussi violente que subite venait de s’abattre.

Les rangées de fauteuils se vidaient déjà. Audrey remonta l’allée principale et se présenta à l’officier de sécurité qui gardait l’accès aux coulisses. Elle présenta sa carte de presse, l’homme vérifia son identité sur un registre, elle était attendue, il s’effaça pour la laisser passer.


*


Les essuie-glaces de l’Austin Healey chassaient la pluie fine. Se remémorant le parcours emprunté par le taxi, Mathias remonta Queen’s Gâte, suivant les autres automobiles pour ne pas se tromper de sens de circulation. Il se rangea le long du trottoir du Royal Albert Hall et gravit les marches en courant.


*



Antoine se pencha à la fenêtre. Dans la rue, il y avait deux places de stationnement inoccupées, l’une devant la maison, l’autre un peu plus loin. Incrédule, il éteignit la lumière et alla se coucher.



*

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Les alentours du théâtre étaient déserts, la foule s’était dispersée. Un couple confirma à Mathias que le spectacle était fini depuis une demi-heure. Il retourna vers l’Austin Healey et découvrit une contravention collée sur la vitre. Il entendit la voix d’Audrey et se retourna.

Elle était sublime dans sa robe de soirée, l’homme qui l’accompagnait avait la cinquantaine et belle allure. Elle présenta Alfred à Mathias et lui dit que tous deux seraient ravis qu’il se joigne à leur souper. Ils iraient à la brasserie Aubaine qui servait tard le soir. Et comme Audrey avait envie de marcher, elle suggéra à Mathias de les devancer en voiture, les tables du dernier service étaient très courtisées, il fallait faire la queue. Chacun son tour ! Elle l’avait fait au guichet pour récupérer les billets…