À la fin de la soirée, Mathias en savait probablement plus sur les gospels et sur la carrière d’Alfred que son imprésario. Le chanteur remercia Mathias de l’avoir invité. C’était un minimum, répondit Audrey à sa place, il avait pris un tel plaisir pendant le concert… Alfred les salua, il devait les quitter, demain il chantait à Dublin.
Mathias attendit que le taxi ait tourné au coin de la rue. Il regarda Audrey qui restait silencieuse.
– Je suis fatiguée, Mathias, je dois encore traverser tout Londres. Merci pour ce dîner.
– Je peux au moins te déposer ?
– À Brick Lane… en voiture ?
Et pendant tout le trajet, la conversation se limita aux indications que lui donnait Audrey. À bord du vieux coupé, leurs silences étaient émaillés de « droite »,
« gauche », « tout droit », et parfois de « tu roules du mauvais côté ». Il la déposa devant une petite maison toute en briques rouges.
– Je suis vraiment désolé pour tout à l’heure, je me suis laissé piéger dans un embouteillage, dit Mathias en coupant le contact.
– Je ne t’ai fait aucun reproche, dit Audrey.
– De toute façon ce soir, un de plus ou un de moins…, reprit Mathias en souriant. Tu m’as à peine adressé la parole pendant tout le repas, la vie de ce ténor nar-cissique aurait été celle de Moïse, tu n’aurais pas été plus passionnée par ce qu’il racontait, tu buvais ses paroles. Quant à moi, j’ai eu l’impression d’avoir quatorze ans et d’être au piquet toute la soirée.
– Mais tu es jaloux ? dit Audrey, amusée.
Ils se regardèrent fixement, leurs visages se rapprochaient peu à peu et, quand l’esquisse d’un baiser leur vint aux lèvres, elle inclina la tête et la posa sur l’épaule de Mathias. Il caressa sa joue et la serra dans ses bras.
– Tu vas retrouver ton chemin ? demanda-t-elle à voix feutrée.
– Promets-moi que tu viendras me chercher à la fourrière avant qu’ils me piquent.
– File, je t’appellerai demain.
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– Je ne peux pas filer, tu es encore dans la voiture, répondit Mathias en retenant la main d’Audrey dans la sienne.
Elle ouvrit la portière et s’éloigna toute en sourire. Sa silhouette disparut dans le jardin qui bordait la maison. Mathias reprit le chemin du centre-ville, la pluie tombait à nouveau. Après avoir traversé Londres d’est en ouest, du nord au sud, il se retrouva par deux fois devant Piccadilly Circus, fit demi-tour devant Marble Arch, et se demanda un peu plus tard pourquoi il était de nouveau en train de longer la Tamise. À
deux heures et demie passées, il finit par promettre vingt livres sterling à un chauffeur de taxi si ce dernier acceptait de lui ouvrir la route jusqu’à South Kensington.
Sous bonne escorte, il arriva enfin à destination, vers trois heures du matin.
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IX
La table du petit déjeuner était déjà garnie de céréales et de pots de confiture.
Imitant les attitudes de son père, Louis lisait le journal pendant qu’Emily révisait sa leçon d’histoire. Ce matin elle avait un contrôle. Elle leva les yeux de son livre et vit Louis qui avait mis sur son nez les lunettes qu’utilisait parfois Mathias. D’une pichenette, elle lui envoya une boulette de pain. Une porte s’ouvrait à l’étage. Emily sauta de sa chaise, ouvrit le réfrigérateur et prit la bouteille de jus d’orange. Elle servit un grand verre qu’elle posa devant le couvert d’Antoine, aussitôt fait, elle attrapa la cafetière et remplit la tasse. Louis abandonna son magazine pour venir lui prêter main-forte, il glissa deux tranches de pain dans le toaster, appuya sur le bouton et tous deux retournèrent s’asseoir comme si de rien n’était.
Antoine descendait l’escalier, le visage encore ensommeillé ; il regarda autour de lui et remercia les enfants d’avoir préparé le petit déjeuner.
– C’est pas nous, dit Emily, c’est papa, il est remonté se doucher.
Épaté, Antoine récupéra les toasts et s’installa à sa place. Mathias descendit dix minutes plus tard, il conseilla à Emily de se dépêcher. La petite fille embrassa Antoine et récupéra son cartable dans l’entrée.
– Tu veux que j’emmène Louis ? demanda Mathias.
– Si tu veux, je n’ai pas la moindre idée du pays où est garée ma voiture !
Mathias fouilla la poche de sa veste, posa les clés et une contredanse sur la table.
– Désolé, hier je suis arrivé trop tard, tu avais déjà pris une prune !
Il fit signe à Louis de se dépêcher, et sortit en compagnie des enfants. Antoine récupéra l’amende et l’étudia attentivement. L’infraction pour stationnement sur une zone d’accès aux pompiers avait été commise sur Kensington High Street à zéro heure vingt-cinq.
Il se leva pour se resservir une tasse de café, regarda l’heure à la montre du four et monta en courant se préparer.
*
– Pas trop le trac pour ton contrôle ? demanda Mathias à sa fille en entrant dans la cour.
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– Elle ou toi ? intervint Louis d’un air malicieux.
Emily rassura son père d’un signe de tête. Elle s’arrêta sur la ligne qui délimi-tait au sol le terrain de basket. Le trait rouge ne représentait plus la zone des paniers mais la frontière à partir de laquelle son père devait lui rendre sa liberté. Ses cama-rades de classe l’attendaient sous le préau. Mathias aperçut la vraie Mme Morel adossée contre un arbre.
– On a bien fait de réviser ce week-end, tu me prends la pôle position, dit Mathias en se voulant encourageant.
Emily se campa devant son père.
– C’est pas une course de Formule 1, papa !
– Je sais… mais on vise un petit podium quand même ?
La petite fille s’éloigna en compagnie de Louis, laissant son père seul au milieu de la cour. Il la regarda disparaître derrière la porte de la salle de classe et repartit, inquiet.
Quand il entra dans Bute Street, il aperçut Antoine installé à la terrasse du Coffee Shop, il alla s’asseoir à côté de lui.
– Tu crois qu’elle doit se présenter aux élections de chef de classe ? questionna Mathias en goûtant le cappuccino d’Antoine.
– Ça dépend si tu comptes l’inscrire sur la liste du conseil municipal, je ne suis pas pour le cumul des mandats.
– Vous ne voulez pas attendre les vacances pour vous engueuler, dit Sophie de bon cœur, en les rejoignant.
– Mais personne ne s’engueule, reprit aussitôt Antoine.
La vie s’éveillait dans Bute Street, et tous trois en profitaient pleinement, agrémentant leur petit déjeuner de commentaires moqueurs sur les passants, et les vacheries allaient bon train.
Sophie devait les abandonner, deux clientes attendaient devant la porte de sa boutique.
– Moi aussi je vais y aller, il est temps que j’ouvre la librairie, dit Mathias en se levant. Ne touche pas à cette addition, c’est moi qui t’invite.
– Tu as quelqu’un d’autre ? demanda Antoine.
– Tu peux préciser ce que tu veux dire exactement par « quelqu’un d’autre » ?
Parce que là, je te jure que tu m’inquiètes !
Antoine prit l’addition des mains de Mathias et la remplaça par la contravention qu’il lui avait remise dans la cuisine.
– Rien, oublie tout, c’était ridicule, dit Antoine d’une voix triste.
– Hier soir, j’avais besoin de prendre l’air, l’atmosphère dans la maison était un peu lourde. Qu’est-ce qui ne va pas, Antoine ? Tu fais une tête de cent pieds de long depuis hier.
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– J’ai reçu un mail de Karine, elle ne peut pas prendre son fils pendant les vacances de Pâques. Le pire, c’est qu’elle veut que j’explique à Louis pourquoi elle n’a pas le choix, et moi, je ne sais même pas comment lui annoncer la nouvelle.
– À elle, qu’est-ce que tu as dit ?
– Karine sauve le monde, que veux-tu que je lui dise ? Louis va être effondré, et c’est à moi de me débrouiller avec ça, continua Antoine, la voix tremblante.
Mathias se rassit auprès d’Antoine. Il posa son bras sur l’épaule de son ami et le serra contre lui.
– J’ai une idée, dit-il. Et si pendant les vacances de Pâques, nous emmenions les enfants chasser les fantômes en Écosse ? J’ai lu tout un article sur un périple organisé, avec visite des vieux châteaux hantés.
– Tu ne crois pas qu’ils sont encore un peu jeunes, ils risquent d’avoir peur, non ?
– C’est toi qui vas avoir la trouille de ta vie.
– Et tu pourrais te libérer, avec ta librairie ?
– La clientèle se fait rare pendant les congés scolaires, je fermerai cinq jours, ce ne sera pas la fin du monde.
– Qu’est-ce que tu en sais pour ta clientèle, tu n’as jamais été là à cette période de l’année ?
– Je le sais, c’est tout. Je m’occupe des billets et des réservations d’hôtel. Et puis ce soir, ce sera toi qui annonceras la nouvelle aux enfants.
Il regarda Antoine, le temps de s’assurer que son ami avait retrouvé le sourire.
– Ah ! j’oubliais un détail important. Si nous croisons vraiment un fantôme, c’est toi qui t’en occupes, mon anglais n’est pas encore au point ! À tout à l’heure !
Mathias reposa le P.V. sur la table et repartit pour de bon cette fois vers sa librairie.
*
Quand Antoine révéla au cours du dîner, sous le regard complice de Mathias, la destination qu’ils avaient choisie pour leurs vacances, Emily et Louis furent si heureux qu’ils commencèrent d’établir aussitôt l’inventaire des équipements à emporter afin d’affronter tous les dangers possibles. L’apogée de ce moment de bonheur eut lieu quand Antoine posa devant eux deux appareils photo jetables, équipés chacun d’un flash spécial pour éclairer les suaires.
Les enfants couchés, Antoine entra dans la chambre de son fils et alla s’allonger sur le lit à côté de lui.
Antoine était très embêté, il fallait qu’il partage avec Louis un problème qui le préoccupait : sa maman ne pourrait pas venir avec eux en Écosse. Il avait juré de ne
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rien dire, mais tant pis : la vérité, c’est qu’elle avait une peur bleue des fantômes. Ce ne serait pas très gentil de lui imposer un tel voyage. Louis réfléchit à la question un instant et accorda que ce ne serait effectivement pas très gentil. Alors ensemble, ils se promirent, pour se faire pardonner de l’abandonner cette fois-ci, que Louis passerait tout le mois d’août avec elle au bord de la mer. Antoine raconta l’histoire du soir et quand la respiration paisible du petit garçon donna toute raison de croire qu’il avait trouvé le sommeil, son papa ressortit sur la pointe des pieds.
Alors qu’Antoine refermait doucement la porte, il entendit son fils lui demander d’une voix à peine audible si, au mois d’août, sa maman reviendrait vraiment d’Afrique.
*
La semaine de Mathias et d’Antoine passa à toute vitesse, celle des deux enfants qui décomptaient les jours les séparant encore des châteaux écossais, beaucoup plus lentement. La vie dans la maison avait désormais inventé ses repères. Et même si Mathias sortait souvent le soir, pour prendre l’air dans le jardin, son téléphone portable collé à l’oreille, Antoine se gardait bien de lui poser la moindre question.
Le samedi fut une vraie journée de printemps, et tous décidèrent de partir en balade autour du lac de Hyde Park. Sophie, qui les avait rejoints, essaya sans succès d’apprivoiser un héron. Au grand bonheur des enfants, le volatile s’éloignait d’elle dès qu’elle s’en approchait et revenait dès qu’elle s’en éloignait.
Pendant qu’Emily distribuait sans compter son paquet de biscuits, émiettés pour la bonne cause, aux oies du Canada, Louis avait pour mission de sauver les canards mandarins d’une indigestion certaine, en courant derrière eux. Et tout au long de la promenade, Sophie et Antoine marchaient côte à côte, Mathias les suivait quelques pas derrière.
– Alors, l’homme aux lettres, où en est-il de ses sentiments ? demanda Antoine.
– C’est compliqué, répondit Sophie.
– Tu connais des histoires d’amour simples, toi ?… Tu peux me l’avouer, tu sais, tu es ma meilleure amie, je ne te jugerai pas. Il est marié ?
– Divorcé !
– Alors qu’est-ce qui le retient ?
– Ses souvenirs, j’imagine.
– C’est une lâcheté parmi d’autres. Un pas en arrière, un pas en avant, on confond excuses et prétextes et on se donne de bonnes raisons de s’interdire de vivre le présent.
– Venant de toi, rétorqua Sophie, c’est un avis un peu sévère, tu ne crois pas ?
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– Je te trouve injuste. J’exerce un métier que j’aime, j’élève mon fils, le départ de sa mère remonte à cinq ans, j’estime avoir fait ce qu’il fallait pour tourner le dos au passé.
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