– En vivant avec ton meilleur ami ou en étant amoureux d’une éponge ? reprit Sophie en riant.
– Arrête avec ça, n’en fais pas une légende.
– Tu es mon meilleur ami, alors j’ai le droit de tout te dire. Regarde-moi droit dans les yeux et ose me dire que tu peux dormir tranquille sans que ta cuisine soit rangée ?
Antoine ébouriffa les cheveux de Sophie.
– Tu es une vraie garce !
– Non, mais toi tu es un vrai maniaque !
Mathias ralentit le pas. Estimant qu’il était à bonne distance, il cacha son portable au creux de sa main et composa un message qu’il envoya aussitôt.
Sophie s’accrocha au bras d’Antoine.
– Je nous donne trente secondes avant que Mathias rapplique.
– Qu’est-ce que tu racontes, il est jaloux ?
– De notre amitié ? Bien sûr, reprit Sophie, tu ne l’avais pas remarqué ? Quand il était à Paris et qu’il m’appelait le soir pour prendre de mes nouvelles…
– Il t’appelait le soir pour prendre de tes nouvelles ? demanda Antoine en lui coupant la parole.
– Oui, deux, trois fois par semaine, je te disais donc que quand il me téléphonait pour prendre de mes nouvelles…
– Il t’appelait vraiment tous les deux jours ? l’interrompit à nouveau Antoine.
– Je peux terminer ma phrase ?
Antoine acquiesça d’un hochement de tête. Sophie reprit.
– Si je lui disais que je ne pouvais pas lui parler parce que j’étais déjà en ligne avec toi, il rappelait toutes les dix minutes pour savoir si nous avions raccroché.
– Mais c’est absurde, tu es certaine de ce que tu dis ?
– Tu ne me crois pas ? Si je pose ma tête sur ton épaule, je te parie qu’il nous rejoint dans moins de deux secondes.
– Mais enfin c’est ridicule, chuchota Antoine, pourquoi serait-il jaloux de notre amitié ?
– Parce que en amitié aussi on peut être exclusif, et tu as tout à fait raison, c’est complètement ridicule.
Antoine gratta la terre du bout de sa chaussure.
– Tu crois qu’il voit quelqu’un à Londres ? demanda-t-il.
– Tu veux dire un psy ?
– Non… une femme !
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– Il ne m’a rien dit !
– Il ne t’a rien dit ou tu ne veux pas m’avouer qu’il t’a dit quelque chose ?
– De toute façon, s’il avait rencontré quelqu’un ce serait une bonne nouvelle, non ?
– Bien sûr ! Je serais fou de joie pour lui, conclut Antoine.
Sophie le regarda, consternée. Ils s’arrêtèrent devant un petit kiosque ambu-lant. Louis et Emily optèrent pour des glaces, Antoine pour une crêpe et Sophie commanda une gaufre. Antoine chercha Mathias, qui marchait quelques pas plus loin, les yeux rivés à l’écran de son téléphone.
– Pose la tête sur mon épaule pour voir, dit-il a Sophie en se retournant.
Elle sourit et fit ce qu’Antoine lui avait demandé.
Mathias se campa devant eux.
– Bon, eh bien puisque je vois que tout le monde se fiche complètement que je sois là ou pas, je vais vous laisser tous les deux ! Si les enfants vous gênent, n’hésitez pas à les jeter dans le lac. Je pars travailler, au moins ça me donnera l’impression d’exister !
– Tu vas travailler un samedi après-midi ? Ta librairie est fermée, reprit Antoine.
– Il y a une vente aux enchères de vieux livres, je l’ai lu dans le journal ce matin.
– Tu fais dans le commerce de livres anciens maintenant ?
– Bon, écoute-moi Antoine, si un jour Christie’s met en vente des vieilles équerres ou des vieux compas, je te ferai un dessin ! Et si par le plus grand des hasards vous vous rendiez compte que je n’étais pas à table ce soir, c’est que je serais certainement resté à la nocturne.
Mathias embrassa sa fille, fit un signe à Louis et s’éclipsa sans même saluer Sophie.
– On avait parié quelque chose ? demanda-t-elle, triomphante.
*
Mathias traversa le parc en courant. Il en sortit par Hyde Park Coiner, héla un taxi et prononça son adresse de destination dans un anglais qui témoignait de ses efforts. La relève de la garde avait lieu dans la cour de Buckingham Palace. Comme chaque week-end, la circulation aux alentours du palais était perturbée par les nombreux passants qui guettaient le défilé des soldats de la reine.
Une colonne de cavaliers remontait Birdcage Walk au pas. Impatient, Mathias, bras à la fenêtre, tapa de la main sur la portière.
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– C’est un taxi, monsieur, pas un cheval, dit le chauffeur en jetant un regard noir dans son rétroviseur.
Au loin, les hauts-reliefs du Parlement se découpaient dans le ciel. À en juger par la longueur de la file de voitures qui s’étirait jusqu’au pont de Westminster, il n’arriverait jamais à temps. Quand Audrey avait répondu à son message, l’invitant à la rejoindre au pied de Big Ben, elle avait précisé qu’elle l’attendrait une demi-heure, pas plus.
– C’est le seul chemin ? supplia Mathias.
– C’est de loin le plus joli, répondit le conducteur en montrant du doigt les allées fleuries de St James Park.
Puisqu’on parlait de fleurs, Mathias confia qu’il avait un rendez-vous amoureux, que chaque seconde comptait, s’il arrivait en retard tout serait perdu pour lui.
Le chauffeur fit aussitôt demi-tour. Se faufilant a travers les petites ruelles du quartier des ministères, le taxi arriva à bon port. Big Ben sonnait trois heures, Mathias n’avait que cinq minutes de retard. Il remercia le chauffeur d’un généreux pourboire, et descendit quatre à quatre les marches qui menaient vers le quai. Audrey l’attendait sur un banc, elle se leva et lui sauta dans les bras. Un couple de passants sourit en les voyant s’enlacer.
– Tu ne devais pas passer la journée avec tes amis ?
– Si, mais je n’en pouvais plus, je voulais te voir, j’ai eu quinze ans toute l’après-midi.
– C’est un âge qui ne te va pas mal, dit-elle en l’embrassant.
– Et toi, tu ne devais pas travailler, aujourd’hui ?
– Si, malheureusement… Nous n’avons qu’une petite demi-heure à nous.
Puisqu’elle était à Londres, la chaîne de télévision qui l’employait lui demandait de réaliser un deuxième reportage sur les principaux centres d’intérêt touris-tiques de la ville.
– Mon cameraman est parti en urgence sur le futur site des Jeux olympiques et je dois me débrouiller toute seule. J’ai au moins dix plans à filmer, je ne sais même pas par où commencer et tout doit être envoyé à Paris lundi matin.
Mathias lui chuchota à l’oreille l’idée géniale qu’il venait d’avoir. Il ramassa la ca-méra à ses pieds et prit Audrey par la main.
– Tu me jures que tu sais vraiment cadrer ?
– Si tu voyais les films que je fais pendant les vacances, tu resterais bouche bée.
– Et tu connais suffisamment la ville ?
– Depuis le temps que j’y vis !
Convaincu qu’il pourrait en partie compter sur la compétence des black cabs londoniens, Mathias ne craignait pas d’endosser, pour le reste de l’après-midi, le rôle de guide-reporter-cameraman.
Proximité oblige, il fallait commencer par filmer les majestueuses courbes de la Tamise et les perspectives colorées des ponts qui la surplombaient. Il était fascinant
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de voir combien, le long du fleuve, les immenses bâtiments, fruits de l’architecture moderne, avaient su parfaitement intégrer le paysage urbain. Bien plus que toutes ses cadettes européennes, Londres avait retrouvé une indiscutable jeunesse en moins de deux décennies. Audrey souhaitait faire quelques plans du palais de la reine, mais Mathias insista pour qu’elle se fie à son expérience : le samedi, les abords de Buckingham étaient impraticables. Non loin d’eux, quelques touristes français hésitaient entre se rendre à la nouvelle Tate Gallery ou visiter les abords de la centrale électrique de Battersea, dont les quatre cheminées figuraient sur la pochette emblématique d’un album des Pink Floyd.
Le plus âgé d’entre eux ouvrit son guide pour détailler à haute voix tous les at-traits qu’offrait le site. Mathias tendit l’oreille et se rapprocha discrètement du groupe. Pendant qu’Audrey s’était mise a l’écart, pour s’entretenir au téléphone avec son producteur, les touristes s’inquiétèrent sérieusement de la présence de cet homme étrange qui se collait à eux. La peur des pickpockets les fit s’éloigner au moment même où Audrey rangeait son portable dans sa poche.
– J’ai une question importante à te poser pour notre avenir, annonça Mathias.
Tu aimes les Pink Floyd ?
– Oui, répondit Audrey. En quoi est-ce important pour notre avenir ?
Mathias reprit la caméra et l’informa que leur prochaine étape se situait un peu plus en amont du fleuve.
Rendus au pied de l’édifice, répétant mot pour mot ce qu’il avait entendu, Mathias dit à Audrey que Sir Gilbert Scot, l’architecte qui avait conçu ce bâtiment, était aussi le designer des fameuses cabines téléphoniques rouges.
Caméra à l’épaule, Mathias expliqua que la construction de la Power Station de Battersea avait débuté en 1929 pour s’achever dix années plus tard. Audrey était impressionnée par les connaissances de Mathias, il lui promit qu’elle aimerait encore plus la nouvelle destination qu’il avait choisie.
En traversant l’esplanade, il salua le groupe de touristes français qui marchaient dans sa direction et fit un clin d’œil appuyé au plus âgé d’entre eux. Quelques instants plus tard, un taxi les emmenait vers la Tate Modem.
Mathias avait fait un très bon choix, c’était la cinquième fois qu’Audrey visitait le musée qui abritait la plus grande collection d’art moderne en Grande-Bretagne et elle ne s’en lasserait jamais. Elle en connaissait presque tous les recoins. À l’entrée, le gardien les pria de déposer leur équipement vidéo au vestiaire. Renonçant pour quelques instants à son reportage, Audrey prit Mathias par la main et l’entraîna vers les étages. Un escalier mécanique les emmenait vers l’espace où était exposée une rétrospective de l’œuvre du photographe canadien Jeff Wall. Audrey se rendit directement dans la salle n°7 et s’arrêta devant un tirage de près de trois mètres sur quatre.
– Regarde, dit-elle à Mathias, émerveillée.
Sur la photographie monumentale, un homme regardait virevolter au-dessus de sa tête des feuilles de papier arrachées par le vent aux mains d’un marcheur. Les pages d’un manuscrit perdu dessinaient la courbe d’une envolée d’oiseaux.
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Audrey vit une émotion dans les yeux de Mathias, heureuse de pouvoir partager avec lui cet instant. Pourtant ce n’était pas la photographie qui le touchait, mais elle, la regardant.
Elle s’était promis de ne pas s’attarder mais quand ils ressortirent du musée, le jour touchait presque à sa fin. Ils poursuivirent leur chemin, marchant main dans la main le long du fleuve en direction de la tour Oxo.
*
– Tu restes dîner ? demanda Antoine à la porte de la maison.
– Je suis fatiguée, il est tard, répondit Sophie.
– Toi aussi, tu dois aller à une vente aux enchères de fleurs séchées…
– Si c’est un moyen de ne pas subir ta mauvaise humeur, je peux même aller rouvrir ma boutique et faire une nocturne.
Antoine baissa les yeux et entra dans le salon.
– Qu’est-ce que tu as ? Tu n’as pas desserré les dents depuis que nous avons quitté le parc.
– Je peux te demander un service ? chuchota Antoine. Tu veux bien ne pas me laisser seul avec les enfants ce soir ?
Sophie fut surprise par la tristesse qu’elle lisait dans ses yeux.
– À une seule condition, dit-elle, tu ne mets pas les pieds dans ta cuisine et tu me laisses vous emmener tous au restaurant.
– On va chez Yvonne ?
– Certainement pas ! Tu vas un peu sortir de ta routine, je connais un endroit dans Chinatown, un boui-boui à la déco infâme, mais qui prépare le meilleur canard laqué du monde.
– Et c’est propre ton boui-boui ?
Sophie ne répondit même pas, elle appela les enfants et les informa que le programme barbant de la soirée venait d’être radicalement changé à son initiative. Elle n’avait pas terminé sa phrase que Louis et Emily avaient déjà repris leur place à l’arrière de l’Austin Healey.
En redescendant les marches du perron, elle marmonna en imitant Antoine
« Et c’est propre ton boui-boui ? ».
La voiture filait sur Old Brompton, Antoine appuya brusquement sur le frein.
– On aurait dû laisser un mot à Mathias pour lui dire où on était, il n’a pas dit que c’était certain pour sa nocturne.
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– C’est drôle, chuchota Sophie, quand tu as parlé de ton projet de le faire venir à Londres, tu avais peur qu’il te colle. Tu crois que tu vas réussir à passer toute une soirée sans lui ?
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