– Ça, on en doute un peu, répondirent en chœur Louis et Emily.


*


L’esplanade qui entourait le complexe Oxo s’étendait jusqu’à la rivière. De part et d’autre de la grande tour en verre une ribambelle de petits commerces et d’ateliers présentaient dans leurs vitrines leurs dernières collections de tissus, céramiques, meubles et accessoires de décoration. Tournant le dos à Audrey, Mathias prit son portable entre ses doigts et tapota machinalement le clavier.

– Mathias, je t’en supplie, prends cette caméra et filme-moi, la nuit va bientôt tomber.

Il laissa glisser le téléphone dans sa poche et se retourna vers elle, souriant du mieux qu’il le pouvait.

– Ça va ? dit-elle.

– Oui, oui, tout va bien. Alors où en étions-nous ?

– Tu fais le point sur la rive opposée et dès que je commence à parler tu resserres le cadre sur moi. Fais bien attention à me prendre en pied avant de revenir sur le visage.

Mathias appuya sur le bouton d’enregistrement. Le moteur de la caméra tournait déjà. Audrey déroulait son texte, sa voix avait changé et son phrasé adoptait ce rythme saccadé que semblait imposer la télévision à ceux et celles qui s’y exprimaient.

Elle s’interrompit soudainement.

– Tu es sûr que tu sais filmer ?

– Évidemment que je sais ! répondit Mathias en écartant le viseur de son œil, pourquoi tu me demandes ça ?

– Parce que tu es en train de zoomer en actionnant la rondelle du pare-soleil.

Mathias regarda l’objectif et remit la caméra à l’épaule.

– Bon, reste sur moi, on reprend à la dernière phrase.

Mais, cette fois, ce fut Mathias qui interrompit la prise.

– C’est ton écharpe qui me gêne, avec le vent, elle remonte sur ton visage.

Il s’approcha d’Audrey, renoua l’étoffe autour de son cou, l’embrassa et retourna à sa place. Audrey leva la tête, la lumière du soir avait pris une couleur orangée, plus à l’ouest le ciel virait au rouge.

– Laisse tomber, c’est trop tard, dit-elle d’une voix désolée.

– Mais je te vois encore très bien dans l’objectif !

– 91 –


Audrey marcha vers lui et le débarrassa des équipements qui l’encombraient.

– Peut-être, mais devant ta télévision tu verras juste une grosse tache sombre.

Elle l’entraîna vers un banc, près de la berge. Audrey rangeait son matériel, elle se redressa et s’excusa auprès de Mathias.

– Tu as été un guide parfait, dit-elle.

– Merci pour lui, répondit laconiquement Mathias.

– Ça va ?

– Oui, répondit-il à demi-mot.

Elle posa sa tête sur son épaule et tous deux regardèrent, silencieux, passer un bateau qui remontait lentement le fleuve.

– Tu sais, moi aussi j’y pense, murmura Mathias.

– Et à quoi tu penses ?

Ils se tenaient la main, leurs doigts jouaient ensemble.

– Et moi aussi j’ai la trouille, reprit Mathias, mais ce n’est pas grave d’avoir la trouille. Cette nuit, nous dormirons ensemble et ce sera un fiasco ; au moins, maintenant, on sait que l’autre le sait ; d’ailleurs maintenant que je sais que tu le sais…

Pour le faire taire, Audrey posa ses lèvres sur les siennes.

– Je crois que j’ai faim, dit-elle en se levant.

Elle s’accrocha à son bras et le guida vers la tour. Au dernier étage, les larges baies vitrées d’un restaurant offraient une vue imprenable sur la ville…

Audrey appuya sur un bouton et la cabine s’éleva. L’ascenseur en verre grimpait dans une cage transparente. Elle lui montra la grande roue au loin ; à cette distance, on avait presque l’impression d’être plus haut qu’elle. Et quand Audrey se retourna, elle découvrit le visage de Mathias, plus pâle qu’un linceul.

– Ça va ? demanda-t-elle, inquiète.

– Pas du tout ! répondit Mathias d’une voix à peine audible.

Tétanisé, il posa la caméra et se laissa glisser le long de la paroi. Avant qu’il ne s’évanouisse, Audrey se plaqua à lui, serrant sa tête sur son épaule pour l’empêcher de voir le vide. Elle l’entoura de ses bras protecteurs.

La clochette retentit et les portes s’ouvrirent sur le dernier étage, face à la ré-

ception du restaurant. Un majordome élégant regarda, fort étonné, ce couple emporté dans un baiser si passionné et si tendre à la fois, qu’il promettait à lui seul de bien jolis lendemains. Le maître d’hôtel sourcilla, la cloche tinta et la cabine redescendit.

Quelques instants plus tard, un taxi filait vers Brick Lane, emportant à son bord deux amants, toujours enlacés.


*


– 92 –


Le drap la couvrait jusqu’aux hanches. Mathias jouait avec sa chevelure. Elle avait posé la tête sur son torse.

– Tu as des cigarettes ? demanda Audrey.

– Je ne fume pas.

Elle se pencha, l’embrassa dans la nuque et ouvrit le tiroir de la table de nuit.

Plongeant la main, elle attrapa du bout des doigts un vieux paquet froissé et un briquet.

– J’étais sûre qu’il clopait, ce menteur.

– Qui est le menteur ?

– Un copain photographe à qui la chaîne loue cet appartement. Il est parti six mois faire un reportage en Asie.

– Et quand il n’est pas en Asie, tu le vois souvent, ce copain ?

– C’est un copain, Mathias ! dit-elle en quittant le lit.

Audrey se leva. Sa longue silhouette avança jusqu’à la fenêtre. Elle porta la cigarette à ses lèvres et la flamme du briquet vacilla.

– Qu’est-ce que tu regardes ? demanda-t-elle le visage collé au carreau.

– Les volutes de fumée.

– Pourquoi ?

– Pour rien, répondit Mathias.

Audrey retourna vers le lit, elle s’allongea contre Mathias et caressa du pouce le contour de ses lèvres.

– Il y a une larme au bord de ta paupière, dit-elle en la cueillant du bout de la langue.

– Tu es tellement belle, murmura Mathias.


*


Antoine frissonnait, il tira la couverture à lui, découvrant aussitôt ses pieds. Il ouvrit les yeux, grelottant. Le salon était dans la pénombre ; Sophie n’était plus là. Il emporta le plaid ; en arrivant sur le palier, il entrouvrit la porte de Mathias et vit que le lit n’était pas défait. Il entra dans la chambre de son fils, se glissa sous la couette et posa sa tête sur l’oreiller. Louis se retourna et, sans ouvrir les yeux, entoura son papa de ses bras ; la nuit passa.


*


– 93 –


Le jour illuminait la chambre. Mathias plissa les yeux et s’étira. Sa main chercha à tâtons dans le lit. Il découvrit un petit mot, laissé sur la taie d’oreiller, se redressa et déplia la feuille de papier.

Je suis partie chercher des cassettes neuves, tu dormais comme un ange. Je reviens aussi vite que je le peux. Tendrement, Audrey.

P.S. : Le lit n’est qu’à cinquante centimètres du sol, l’affaire est sûre !

Il reposa le petit mot sur la table de chevet et bâilla longuement. Après avoir récupéré son jean abandonné au pied du lit, il trouva sa chemise dans l’entrée, son caleçon sur une chaise non loin de là et se mit à la recherche du reste de ses affaires.

Dans la salle de bains, il regarda, suspicieux, le mikado de brosses à dents qui s’entrecroisaient dans un verre. Il prit le dentifrice, laissa rouler dans le lavabo la première noisette de pâte qui sortait du tube et étala la suivante au bout de son index.

Il fouilla partout dans la cuisine, mais ne trouva que deux boîtes de thé à moitié vides dans un placard, un vieux paquet de biscottes sur un recoin d’étagère, une pla-quette de beurre salé sur une « layette du réfrigérateur et ses chaussettes sous la table.

Pressé de rejoindre un endroit où on lui servirait un petit déjeuner digne de ce nom, il finit de s’habiller à la hâte.

Audrey avait laissé un trousseau de clés en évidence sur le guéridon.

À en juger par leur taille, toutes n’entraient pas dans la serrure de cet appartement. Elles devaient ouvrir le studio qu’Audrey habitait à Paris et qu’elle lui avait décrit cette nuit.

Il laissa glisser entre ses doigts les cordelettes du pompon accroché à l’anneau.

Et en le regardant, il se mit à penser à la chance qu’avait l’objet. Il l’imaginait dans la main d’Audrey, restant toujours près d’elle dans son sac, toutes les fois où elle jouait avec, conversant au téléphone, écoutant les confidences qu’elle faisait à une amie.

Quand il prit conscience qu’il était en train d’envier le pompon d’un porte-clés, il se ressaisit. Il était vraiment temps d’aller manger quelque chose.


*


Les trottoirs étaient bordés de petites maisons en briques rouges. Mains dans les poches et sifflotant, Mathias se mit en marche vers le carrefour qui se trouvait un peu plus haut dans la rue. Quelques bifurcations plus tard, il se réjouit d’avoir enfin trouvé son bonheur.

Comme tous les dimanches matin, le marché de Spitalfields était en pleine ac-tivité ; les étals abondaient de fruits secs et d’épices venus de toutes les provinces de l’Inde. Un peu plus loin, des marchands d’étoffes exposaient leurs tissus importés de Madras, du Cachemire ou du Pashmina. Mathias s’assit à la terrasse du premier café qu’il trouva et accueillit à bras ouverts le serveur qui se présentait à lui.

– 94 –


Le garçon, originaire de la région de Calcutta, identifia aussitôt l’accent de Mathias et lui dit à quel point il aimait la France. Tout au long de ses études, il avait choisi le français comme première langue étrangère, avant même l’anglais. Il poursuivait un cycle universitaire d’économie internationale à la British School Academy.

Il aurait aimé étudier à Paris, mais la vie n’offrait pas toujours tous les choix. Mathias le félicita pour son vocabulaire qu’il trouvait remarquable. Profitant de la chance qu’il avait de pouvoir s’exprimer enfin sans difficulté, il commanda un petit déjeuner complet et un journal si, par chance, il y en avait un qui traînait près de la caisse.

Le garçon se courba pour le remercier de cette commande qui l’honorait et s’éclipsa. L’appétit aiguisé, Mathias se frotta les mains, heureux de tous ces moments imprévus que la vie lui offrait, heureux d’être assis à cette terrasse ensoleillée, heureux à la pensée de retrouver bientôt Audrey, et finalement, même s’il n’en avait pas conscience, heureux d’être heureux.

Il faudrait prévenir Antoine qu’il ne rentrerait pas avant la fin de l’après-midi, et tout en réfléchissant à l’excuse qui justifierait son absence, il fouilla dans sa poche à la recherche de son téléphone. Il avait dû le laisser dans sa veste. Il la visualisait d’ailleurs parfaitement bien, roulée en boule sur le canapé de l’appartement d’Audrey.

Il lui enverrait un message plus tard, le serveur revenait déjà, portant à l’épaule un immense plateau. Il déposa sur sa table toute une série de mets ainsi qu’un exemplaire daté de la veille du Calcutta Express et un autre daté de l’avant-veille du limes of India ; les quotidiens étaient imprimés en bengali et en hindi.

– Qu’est-ce que c’est ? demanda Mathias affolé en montrant du doigt la soupe de lentilles qui fumait devant lui.

– Du dhal, répondit le serveur, et du halwa suri, c’est très bon ! Le verre de yaourt salé c’est du lassi, ajouta-t-il. Un vrai petit déjeuner complet… indien. Vous allez vous régaler.

Et le serveur retourna en salle, ravi d’avoir satisfait son client.


*


Elles avaient eu la même idée sans se consulter, la journée était radieuse, elle attirerait de nombreux touristes sur Bute Street. Pendant que l’une ouvrait la terrasse de son restaurant, l’autre arrangeait sa devanture.

– Toi aussi tu travailles le dimanche ? dit Yvonne en interpellant Sophie.

– J’aime encore mieux être ici que de traîner à la maison !

– Je me suis dit exactement la même chose.

Yvonne s’approcha d’elle.

– Qu’est-ce que c’est que cette mine chiffon ? dit-elle en passant la main sur la joue de Sophie.

– Mauvaise nuit, la lune devait être pleine.

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– À moins qu’elle n’ait décidé d’être pleine deux fois de suite dans la semaine, ta lune, il faudra que tu trouves une autre explication.

– Alors disons que j’ai mal dormi.

– Tu ne vois pas les garçons aujourd’hui ?

– Ils sont en famille.

Sophie souleva un grand vase, Yvonne l’aida à le porter à l’intérieur de la boutique. Le récipient rangé en bonne place, elle la prit par le bras et l’entraîna au-dehors.

– Allez, laisse tes fleurs un instant, elles ne se faneront pas, viens prendre un café à ma terrasse, j’ai l’impression que nous avons des choses à nous dire toi et moi.