– Je taille ce rosier et je te rejoins tout de suite, répondit Sophie qui avait retrouvé le sourire.


*


Le sécateur sectionna la tige. John Glover regarda attentivement la fleur. La corolle avait presque la taille de celle d’une pivoine, les pétales qui la composaient étaient délicieusement fripés, donnant à sa rose l’aspect sauvage dont il avait rêvé. Il fallait le reconnaître, le résultat du greffon réalisé dans sa serre l’an dernier dépassait toutes ses espérances. Quand il présenterait cette rose la saison prochaine à la grande exposition florale de Chelsea, il remporterait probablement le prix d’excellence. Pour John Glover, cette fleur n’était pas qu’une simple rose, elle était devenue le plus étrange paradoxe auquel il avait été confronté. Chez cet homme, issu d’une grande famille anglaise, l’humilité était presque une religion. Nanti par un père mort honorablement pendant la guerre, il avait délégué la gestion de son patrimoine. Et jamais l’un des clients de la petite librairie où il avait travaillé pendant des années, ni aucun de ses voisins, n’aurait pu imaginer que cet homme solitaire, qui vivait alors dans la plus petite partie d’une maison dont il était propriétaire, était aussi fortuné.

Combien de pavillons d’hôpitaux auraient pu voir son nom gravé sur leur fron-tispice, combien de fondations auraient pu l’honorer, s’il n’avait imposé comme seule condition à sa générosité, qu’elle restât pour toujours anonyme. Et pourtant, à l’âge de soixante-dix ans, face à une simple fleur, il ne pouvait résister à la tentation de la baptiser de son nom.

La rose à la robe pâle s’appellerait Glover. La seule excuse qu’il se trouvait était qu’il n’avait pas de descendance. C’était finalement la seule façon qu’il avait trouvée de faire vivre son nom.

John déposa la fleur dans un soliflore et l’emmena vers la serre. Il regarda la façade blanche de sa maison de campagne, heureux, après des années de travail, d’y vivre une retraite méritée. Le grand jardin accueillait le printemps dans toute sa splendeur. Mais, au milieu de tant de beauté, la seule femme qu’il avait aimée, aussi

– 96 –


pudiquement qu’il avait vécu, lui manquait. Un jour, Yvonne viendrait le rejoindre dans le Kent.


*


Antoine fut réveillé par les enfants. Penché à la balustrade de l’escalier, il regarda le salon en contrebas. Louis et Emily s’étaient préparé un petit déjeuner qu’ils dévoraient de bon appétit, assis au pied du canapé. Le programme de dessins animés commençait à peine, autant de minutes de tranquillité pour Antoine. Évitant de se faire repérer, il fit un pas en arrière, rêvant déjà au supplément de sommeil qui s’offrait à lui. Avant de s’abandonner à nouveau dans son lit, il entra dans la chambre de Mathias et regarda le lit intact. Depuis le salon, les rires d’Emily montaient jusqu’à l’étage. Antoine délit les draps, prit le pyjama accroché à la patère de la salle de bains et le posa en évidence sur la chaise. Il referma la porte discrètement et retourna dans ses appartements.


*


Sans sa veste, il n’avait sur lui ni portefeuille, ni téléphone ; inquiet, Mathias fouillait les poches de son pantalon, à la recherche de quoi régler la note que le serveur lui présentait. Il sentit un billet au bout de ses doigts. Soulagé, il tendit les vingt livres sterling au garçon et attendit sa monnaie.

Le jeune homme lui rendit quinze pièces et récupéra le journal, demandant à Mathias si les nouvelles étaient bonnes. Mathias en se levant répondit qu’il ne lisait que le tamoul, l’hindi lui était encore un peu difficile d’accès.

Il était grand temps de rentrer, Audrey devait l’attendre chez elle. Il reprit le chemin par lequel il était venu, jusqu’à ce qu’il comprenne, à la première intersection, qu’il était totalement perdu. Tournant sur lui-même à la recherche d’une plaque de rue ou d’un bâtiment qu’il reconnaîtrait, il comprit que, étant arrivé de nuit, une fois guidé par Audrey, une autre fois en taxi, il n’avait aucun moyen de retrouver son adresse.

Il sentit la panique le gagner et appela un passant à son secours. L’homme, élégant, portait une barbe blanche et un turban remarquablement bien noué sur son front. Si le Peter Sellers de La Party avait un frère, il était juste devant lui.

Mathias cherchait une maison de trois étages, la façade était en briques rouges ; l’homme l’invita à regarder autour de lui. Les rues avoisinantes étaient toutes bordées de maisons de briques rouges, et comme dans bien des villes anglaises, toutes parfaitement identiques.

I am so lost, annonça Mathias, désemparé.

– 97 –


Oh yes sir, répondit l’homme en avalant ses « r », don’t worry too much, we are all lost in this big world…

Il lui donna une tape amicale sur l’épaule et poursuivit sa route.


*


Antoine dormait paisiblement, tout du moins jusqu’à ce que deux boulets de canon atterrissent sur son lit. Louis lui tirait le bras gauche, Emily le droit.

– Papa n’est pas là ? demanda la petite fille.

– Non, répondit Antoine en se redressant, il est parti travailler très tôt ce matin, c’est moi qui m’occupe des monstres aujourd’hui.

– Je sais, reprit Emily, je suis allée voir dans sa chambre, il n’a même pas fait son lit.

Emily et Louis demandèrent l’autorisation d’aller faire du vélo sur le trottoir, jurant de ne pas en descendre et d’être très prudents. Les voitures ne passaient que très rarement dans cette petite rue, Antoine leur accorda la permission. Et pendant qu’ils descendaient l’escalier en courant, il enfila son pyjama et alla préparer son petit déjeuner. Il pourrait les surveiller par la fenêtre de la cuisine.


*


Seul au milieu du quartier de Brick Lane, avec le peu de monnaie qui lui restait au fond de la poche, Mathias se sentait vraiment perdu. Au coin de la rue, une cabine téléphonique lui tendait les bras. Il se précipita à l’intérieur, posa les pièces sur le haut de l’appareil avant d’en introduire une fébrilement dans la fente. En désespoir de cause, il composa le seul numéro londonien qu’il avait appris par cœur.


*


– Excuse-moi une minute, tu peux m’expliquer ce que tu fais exactement à Brick Lane ? demanda Antoine en se servant une tasse de café.

– Alors écoute, là, mon vieux, ce n’est pas du tout le moment de me poser ce genre de question, je t’appelle d’une cabine qui n’a pas été nourrie depuis six mois et

– 98 –


qui vient d’avaler trois pièces d’un coup, rien que pour te dire bonjour, et il ne m’en reste pas beaucoup.

– Tu ne m’as pas dit bonjour, tu m’as dit « J’ai besoin de toi », reprit Antoine, en beurrant lentement sa tartine, alors je t’écoute…

Ne sachant que dire, Mathias lui demanda, résigné, s’il pouvait lui passer sa fille.

– Non, je ne peux pas, elle est dehors en train de faire du vélo avec Louis. Tu ne sais pas où on a mis la confiture de cerises ?

– Je suis dans la merde, Antoine, avoua Mathias.

– Qu’est-ce que je peux faire pour toi ?

Mathias se retourna dans la cabine, le temps de constater qu’une vraie file in-dienne s’était formée devant la porte.

– Rien, tu ne peux rien faire, murmura-t-il en se rendant compte de la situation dans laquelle il se trouvait.

– Alors pourquoi tu m’appelles ?

– Pour rien, un réflexe… Dis à Emily que je suis retenu au travail et embrasse-la pour moi.

Mathias reposa le combiné sur son socle.


*


Assise sur le trottoir, Emily retenait son genou écorché et, déjà, de grosses larmes perlaient sur ses joues. Une femme traversait la rue, pour lui porter secours.

Louis courut vers la maison. Il se rua sur son père et tira de toutes ses forces sur son pantalon de pyjama.

– Mais viens, Emily est tombée, vite !

Antoine se précipita derrière son fils et remonta la rue en courant.

Un peu plus loin, la femme, près d’Emily, agitait les bras, clamant scandalisée à qui voudrait l’entendre :

– Mais enfin où est la maman ?

– Elle est là, la maman ! dit Antoine en arrivant a sa hauteur.

La femme regarda, perplexe, le pyjama écossais d’Antoine, elle leva les yeux au ciel et s’en alla sans rien dire.

– Nous partons dans quinze jours chasser les fantômes ! hurla Antoine alors qu’elle s’éloignait, j’ai le droit moi aussi d’avoir une tenue de circonstance, non ?


– 99 –


*


Mathias était assis sur un banc, tapotant le dosseret. Une main se posa sur sa nuque.

– Qu’est-ce que tu fais là ? demanda Audrey. Tu attends depuis longtemps ?

– Non, je me promenais, répondit Mathias.

– Tout seul ?

– Ben oui, tout seul, pourquoi ?

– Je suis retournée à l’appartement, tu ne répondais pas, je n’avais pas les clés pour entrer, je me suis inquiétée.

– Je ne vois vraiment pas pourquoi ? Ton copain reporter part bien tout seul au Tadjikistan, je peux quand même me balader dans Brick Lane sans qu’on alerte Europe Assistance.

Audrey le regarda en souriant.

– Tu étais perdu depuis combien de temps ?

– 100 –


X

Le genou d’Emily pansé, les larmes oubliées contre la promesse d’un déjeuner où tous les desserts seraient permis, Antoine monta prendre sa douche et s’habiller.

De l’autre côté de l’escalier, l’appartement était silencieux. Il entra dans la salle de bains et s’assit sur le rebord de la baignoire, regardant son reflet dans le miroir. La porte grinça sur ses gonds, la petite bouille de Louis venait d’apparaître dans l’entrebâillement.

– Qu’est-ce que c’est que cette frimousse ? demanda Antoine.

– J’allais te poser la même question, répondit Louis.

– Ne me dis pas que tu es venu spontanément prendre une douche ?

– Je suis venu te dire que si tu étais triste, tu pouvais m’en parler, c’est pas Mathias ton meilleur ami, c’est moi.

– Je ne suis pas triste mon chéri, juste un peu fatigué.

– Maman aussi dit qu’elle est fatiguée quand elle repart en voyage.

Antoine regarda son fils qui le toisait depuis le pas de la porte.

– Entre, viens par là, murmura Antoine.

Louis s’approcha et son père le prit au creux de ses bras.

– Tu veux rendre un vrai service à ton père ?

Et comme Louis venait de lui dire oui de la tête, Antoine chuchota à son oreille :

– Ne grandis pas trop vite.


*


Pour compléter le reportage d’Audrey, il fallait traverser la ville et se rendre à Portobello. À l’initiative de Mathias qui n’avait pas retrouvé son portefeuille dans la poche de sa veste, ils avaient décidé de prendre le bus. Le dimanche, le marché était fermé et seuls les antiquaires du haut de la rue avaient ouvert leur échoppe ; Audrey ne quittait pas sa caméra, Mathias la suivait, ne ratant jamais une occasion de la prendre en photo avec le petit appareil numérique qu’il avait emprunté dans sa sacoche vidéo. En début d’après-midi, ils s’installèrent à la terrasse du restaurant Mediterraneo.


– 101 –


*


Antoine remonta Bute Street à pied. Il entra dans le magasin de Sophie et lui demanda si elle voulait passer l’après-midi avec eux. La jeune fleuriste déclina l’invitation, la rue était très animée et elle avait encore plusieurs bouquets à préparer.

Yvonne courait de la cuisine aux tables de la terrasse qui étaient déjà presque toutes occupées ; quelques clients s’impatientaient pour passer leurs commandes.

– Ça va ? demanda Antoine.

– Non, ça ne va pas du tout, répondit Yvonne, tu as vu le monde dehors, dans une demi-heure, ce sera plein à craquer. Je me suis levée à six heures du matin pour aller acheter des saumons frais que je voulais servir en plat du jour et je ne peux pas les cuire, mon four vient de me lâcher.

– Ton lave-vaisselle fonctionne ? questionna Antoine.

Yvonne le regarda d’un drôle d’air.

– Fais-moi confiance, reprit Antoine, dans dix minutes, tu pourras les servir, tes plats du jour.

Et quand il lui demanda si elle avait des sachets Ziploc, Yvonne ne posa plus de questions, elle ouvrit un tiroir et lui donna ce qu’il demandait.

Antoine rejoignit les enfants qui l’attendaient devant le comptoir. Il s’agenouilla pour les consulter ; Emily accepta aussitôt sa proposition, Louis réclama un dédommagement en argent de poche. Antoine lui fit remarquer qu’il était un peu jeune pour faire du chantage, son fils lui répondit qu’il s’agissait de négoce. La promesse d’une fessée régla l’accord entre eux. Les deux enfants s’installèrent à une table de la salle à manger, Antoine entra dans la cuisine, enfila un tablier et ressortit aussitôt un carnet à la main pour aller prendre les commandes en terrasse. Quand Yvonne lui demanda ce qu’il faisait exactement, il lui suggéra d’un ton qui ne laissait place à aucune réplique d’aller œuvrer en cuisine pendant qu’il s’occupait du reste. Il ajouta qu’il avait eu son compte de négociations pour la journée. Les saumons seraient cuits dans dix minutes.