*


Il posa l’appareil numérique sur la table et appuya sur le bouton du retarda-teur. Puis il invita Audrey à se pencher vers lui pour qu’ils soient tous les deux dans le cadre de l’objectif. Amusé par leur gymnastique, le serveur se proposa de les prendre en photo. Mathias accepta volontiers.

– On a vraiment l’air de deux touristes toi et moi, dit Audrey après avoir remercié le garçon.

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– On visite la ville, non ?

– C’est une façon de voir les choses, dit-elle en se resservant de vin.

Mathias lui ôta la bouteille des mains et la servit.

– C’est rare, un homme galant. Tu ne m’as pas parlé une seule fois de ta fille, dit Audrey.

– Non, c’est vrai, répondit Mathias en baissant la voix.

Audrey remarqua l’expression qui venait de changer sur son visage.

– Tu en as la garde ?

– Elle vit avec moi.

– Emily, c’est un très joli prénom, où est-elle en ce moment ?

– Avec Antoine, mon meilleur ami, tu l’as croisé dans la librairie mais tu ne dois pas t’en souvenir. C’est un peu grâce à lui que je t’ai revue dans cette cour de récréation.

Le serveur apporta le dessert qu’Audrey avait commandé, un simple café pour Mathias. Elle étala la crème de marrons sur sa gaufre.

– Tu ne le sais pas non plus, reprit Mathias, mais, au début, j’ai cru que tu étais la maîtresse de Louis.

– Pardon ?

– L’institutrice du fils d’Antoine !

– C’est une drôle d’idée, pourquoi ?

– C’est un peu compliqué à expliquer, répondit Mathias en trempant son doigt dans la crème.

– Et sa maîtresse est plus jolie que moi ? questionna Audrey, l’air taquin.

– Oh, non !

– Ta fille et Louis s’entendent bien ?

– Comme frère et sœur.

– Quand la retrouves-tu ? demanda Audrey.

– Ce soir, répondit Mathias.

– Ça tombe bien, dit-elle en cherchant une cigarette dans son sac, ce soir, il faut que je mette un peu d’ordre dans mes affaires.

– Tu viens de dire ça comme si tu avais l’intention de te jeter sous un train demain matin.

– Me jeter dessous non, monter dedans oui.

Elle se retourna pour commander un café au serveur.

– Tu pars ? demanda Mathias, d’une voix qui avait perdu toute assurance.

– Je ne pars pas, je rentre, enfin j’imagine que c’est la même chose.

– Et tu comptais me le dire quand ?

– Maintenant.

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Elle tournait mécaniquement la cuillère dans la tasse, Mathias interrompit son geste.

– Tu n’as pas mis de sucre, dit-il en lui ôtant la cuillère des doigts.

– Paris n’est qu’à deux heures quarante. Et puis toi aussi tu peux venir me voir, non ? Enfin, si tu en as envie.

– Bien sûr que j’en ai envie. J’aurais encore plus envie que tu ne partes pas, que nous puissions nous revoir dans la semaine. Je ne t’aurais pas proposé de dîner avec moi lundi, la date aurait été trop proche, je n’aurais pas voulu te faire peur, ou être trop présent, mais je t’aurais dit mardi ; toi tu m’aurais répondu que ce mardi-là, tu étais malheureusement prise ; alors nous aurions choisi de nous revoir mercredi.

Mercredi aurait été parfait pour nous deux. Bien sûr, la première partie de la semaine nous aurait paru interminable, la seconde un peu moins car nous nous serions retrouvés pendant le week-end. D’ailleurs, dimanche prochain, nous aurions brunché, à cette même table, qui serait déjà devenue notre table.

Audrey posa ses lèvres sur celles de Mathias.

– Tu sais ce que nous devrions faire, maintenant ? murmura-t-elle. Profiter de ce dimanche-là, puisque nous sommes assis à notre table, et que nous avons encore toute une après-midi, rien qu’à nous.

Mais Mathias était bien incapable d’entendre ce qu’Audrey venait de lui proposer. Il le savait, son après-midi à lui serait couleur cafard. Il fit semblant de s’amuser de l’allure d’un passant. Elle avait beau être assise à côté de lui, depuis l’annonce de son départ, elle lui manquait déjà. Il regarda les nuages au-dessus d’eux.

– Tu crois qu’il va pleuvoir ? demanda-t-il.

– Je ne sais pas, répondit Audrey.

Mathias se retourna et fit signe au serveur.


*


– Vous avez demandé l’addition ? questionna Antoine.

– Par ici, répondit un client qui agitait la main à l’autre bout de la terrasse.

Antoine portait trois assiettes en équilibre sur l’avant-bras, il ramassa les couverts en désordre et passa un coup d’éponge sur la table avec une dextérité impres-sionnante. Derrière lui, Sophie attendait pour prendre la place de ceux qui s’en allaient.

– Vous avez l’air d’aimer votre métier, dit-elle en s’asseyant.

– Je suis aux anges ! s’exclama un Antoine rayonnant en lui présentant la carte.

– Tu dis aux enfants de venir me rejoindre ?

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– En plat du jour, nous avons un très beau saumon vapeur. Si je peux me permettre un conseil, gardez un peu d’appétit pour les desserts, notre crème caramel est inoubliable.

Et Antoine retourna dans la salle.


*


Mathias fouillait sa veste, cherchant toujours son portefeuille, en vain. Audrey le rassura, il l’avait certainement oublié chez lui. D’ailleurs, elle ne l’avait pas vu le sortir une seule fois, il avait toujours réglé en espèces les différentes additions. Mathias était quand même inquiet et terriblement embarrassé de la situation.

Depuis qu’ils se connaissaient, il n’avait jamais voulu la laisser l’inviter et Audrey se réjouissait de pouvoir enfin le faire, elle regrettait même que ce ne soit que pour une simple gaufre et quelques cafés. Elle avait connu tant d’hommes qui partageaient l’addition.

– Tu en as connu tant que ça ? reprit Mathias.

– Ôte-moi d’un doute, tu ne serais pas un peu jaloux ?

– Pas le moins du monde, et puis Antoine le dit tout le temps, être jaloux c’est ne pas accorder sa confiance à l’autre, c’est ridicule et dégradant.

– C’est Antoine qui le dit, ou c’est toi qui le penses ?

– Bon, je suis un petit peu jaloux, concéda-t-il, mais juste ce qu’il faut. Si on ne l’est pas du tout, c’est qu’on n’est pas très amoureux.

– Et tu as encore beaucoup de théories sur la jalousie ? demanda ironiquement Audrey en se levant.

Ils remontèrent à pied Portobello Road. Audrey se tenait au bras de Mathias.

Pour lui, chaque pas qui les rapprochait de l’arrêt d’autobus était un pas qui les éloi-gnerait l’un de l’autre.

– J’ai une idée, dit Mathias. Arrêtons-nous sur ce banc, le quartier est joli, nous n’avons pas besoin de grand-chose, on ne bouge plus d’ici.

– Tu veux dire que nous restons là, immobiles ?

– C’est exactement ce que je veux dire.

– Combien de temps ? demanda Audrey en s’asseyant.

– Autant de temps que nous le voudrons.

Le vent s’était levé, elle frissonna.

– Et quand l’hiver arrivera ? demanda-t-elle.

– Je te serrerai un peu plus fort.

Audrey se pencha vers lui pour lui souffler une bien meilleure idée. En courant pour prendre le bus qui apparaissait au loin, ils pourraient regagner la chambre de

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Brick Lane en une demi-heure au plus. Mathias la regarda, sourit et se remit en marche.

L’autobus à impériale se rangea devant l’arrêt, Audrey monta sur la plate-forme arrière, Mathias resta sur le trottoir. À son regard, elle comprit et fit un signe au contrôleur pour qu’il n’actionne pas encore le signal du départ. Elle mit un pied sur la chaussée.

– Tu sais, lui confia-t-elle à l’oreille, hier, c’était tout sauf un fiasco.

Mathias ne répondit rien, elle posa une main sur sa joue et caressa ses lèvres.

– Paris n’est qu’à deux heures quarante, dit-elle.

– Rentre, tu grelottes.

Quand l’autobus s’éloigna dans la rue, Mathias agita la main et attendit qu’Audrey ait disparu.

Il retourna s’asseoir sur le banc de la petite place de Westbourne Grove et regarda passer ce couple d’amoureux qui marchait devant lui. En fouillant sa poche, à la recherche des pièces de monnaie qui lui restaient pour rentrer, il trouva un petit bout de papier.

Toi aussi tu m’as manqué toute l’après-midi. Audrey.

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XI


La journée s’achevait. Sophie raccompagna Antoine et les enfants jusqu’à la porte de la maison. Louis aurait voulu qu’elle l’aide à faire ses devoirs, mais elle lui expliqua qu’elle aussi avait des devoirs.

– Tu ne veux pas rester ? insista Antoine.

– Non, je rentre, je suis fatiguée.

– C’était vraiment utile d’ouvrir un dimanche ?

– J’ai pris un peu d’avance sur mon chiffre du mois, je vais pouvoir fermer quelques jours.

– Tu pars en vacances ?

– En week-end.

– Où ça ?

– Je ne sais pas encore, c’est une surprise.

– L’homme aux lettres ?

– Oui, l’homme aux lettres comme tu dis, je vais le rejoindre à Paris et ensuite il m’emmène quelque part.

– Et tu ne sais pas où ? insista Antoine.

– Si je le savais ce ne serait plus une surprise.

– Tu me raconteras en revenant ?

– Peut-être. Je te trouve bien curieux tout à coup.

– Excuse mon indiscrétion, reprit Antoine, après tout, de quoi je me mêle ? Je joue les Cyrano depuis six mois en écrivant des mots d’amour à ta place, je ne vois pas pourquoi cela me donnerait le droit de partager les bonnes nouvelles !… Ah mais au moment où on part en week-end, surtout ne demande rien Antoine, profite juste de mon absence pour remplir ton stylo parce que quand je rentrerai, si je venais à ressentir un manque ou un moment de cafard, je te serais reconnaissante de bien vouloir reprendre la plume et de me pondre une nouvelle lettre qui le fera tomber encore un peu plus amoureux, histoire qu’il m’invite à nouveau à passer un week-end avec lui, dont je ne te dirai rien !

Bras croisés, Sophie dévisageait Antoine.

– Ça y est, tu as fini ?

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Antoine ne répondit pas, il fixait le bout de ses chaussures et l’expression de son visage le faisait ressembler trait pour trait à son fils. Sophie avait du mal à garder son sérieux. Elle l’embrassa sur le front et s’éloigna dans la rue.


*


La nuit tombait sur Westbourne Grove. Une jeune femme qui portait un manteau bien trop grand pour elle vint s’asseoir sur le banc devant l’arrêt du bus.

– Vous avez froid ? demanda-t-elle.

– Non, ça va, répondit Mathias.

– Vous n’avez pas l’air dans votre assiette.

– Il y a des dimanches comme ça.

– J’en ai connu beaucoup, dit la jeune femme en se levant.

– Bonsoir, dit Mathias.

– Bonsoir, dit la jeune femme.

Il la salua d’un signe de tête, elle fit de même et grimpa dans l’autobus qui venait d’arriver. Mathias la regarda partir, se demandant où il avait bien pu la rencontrer.


*


Après le dîner, les enfants s’étaient endormis sur le canapé, épuisés de leur après-midi au parc. Antoine les avait portés jusque dans leur lit. De retour dans le salon, il profitait d’un moment de calme. Il remarqua le portefeuille de Mathias, oublié dans la coupelle qui servait de vide-poches. Il l’ouvrit et tira lentement sur l’angle d’une photo qui dépassait. Sur ce portrait froissé par les années, Valentine souriait les mains posées sur son ventre rond ; témoignage d’un autre temps. Antoine remit la photo en place.