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Yvonne entra dans la douche et ouvrit le robinet. L’eau ruissela sur son corps.
Antoine avait sauvé son service, par moments elle se demandait ce qu’elle ferait s’il n’était pas là celui-là. Elle repensa à ses saumons cuits à la vapeur du lave-vaisselle et se mit à rire toute seule. Une quinte de toux calma rapidement l’ardeur de son fou
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rire. Épuisée mais de bonne humeur, elle coupa l’eau, enfila un peignoir et alla s’allonger sur son lit. La porte au fond du couloir venait de se refermer. La jeune fille à qui elle avait prêté la chambre au bout du palier devait être rentrée. Yvonne ne savait pas grand-chose d’elle, mais elle avait pour habitude de se fier à son instinct.
Cette petite avait juste besoin d’un coup de pouce pour s’en sortir. Et après tout, elle y trouvait son compte. Sa présence lui faisait du bien ; depuis que John ne tenait plus la librairie, le poids de la solitude se faisait ressentir de plus en plus souvent.
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Enya ôta son manteau et s’allongea sur son lit. Elle prit les billets dans la poche de son jean et les compta. La journée avait été bonne, les pourboires des clients du restaurant de Westbourne Grove où elle avait fait un extra lui avaient rapporté de quoi vivre toute la semaine. Le patron était content d’elle et lui avait proposé de revenir travailler le week-end prochain.
Drôle de destin que celui d’Enya. Dix ans plus tôt, sa famille n’avait pas résisté à la famine d’un été sans récolte. Une jeune femme médecin l’avait recueillie dans un camp de fortune.
Une nuit, aidée par la doctoresse française, elle s’était cachée dans un camion qui repartait sur la piste. Avait alors commencé le long exode qui, des mois durant, l’emmènerait vers le Nord, fuyant le Sud. Ses compagnons de route n’étaient pas d’in-fortune, mais d’espoir, celui de découvrir un jour ce qu’était l’abondance.
C’était à Tanger qu’elle avait traversé la mer. Autre pays, autres vallées, les Py-rénées. Un passeur lui révéla que, jadis, on payait son grand-père pour faire la route inverse, l’histoire changeait, mais pas le sort des hommes.
Un ami lui avait dit que, de l’autre côté de la Manche, elle trouverait ce qu’elle cherchait depuis toujours : le droit d’être libre et d’être qui elle était. Sur les terres d’Albion, les hommes de toutes ethnies, de toutes religions vivaient en paix dans le respect de l’autre, elle embarqua cette fois à Calais, sous les boggies d’un train. Et quand, épuisée, elle se laissa glisser sur des traverses de rails anglais, elle sut que l’exode venait de prendre fin.
Ce soir, heureuse, elle regardait autour d’elle. Un lit étroit mais des draps frais, un petit bureau avec un joli bouquet de bleuets qui égayait la pièce, une lucarne à travers laquelle, en se penchant un peu, elle pouvait voir les toits du quartier. La chambre était plutôt mignonne, sa logeuse discrète et les temps qu’elle vivait avaient depuis quelques jours des allures de printemps.
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Audrey essaya de caler les bandes vidéo entre deux pulls et trois tee-shirts qu’elle avait roulés en boule. Les achats effectués ici et là au cours de ce mois londonien avaient bien du mal à trouver leur place dans sa valise.
En se redressant, elle regarda autour d’elle pour vérifier une dernière fois qu’elle n’avait rien oublié. Elle n’avait pas envie de dîner, un thé suffirait et, même si elle sentait pointer l’insomnie, il fallait essayer de dormir. Demain, quand elle arriverait gare du Nord, la journée commencerait à peine. Il faudrait aller déposer les enregistrements à la régie de la chaîne, participer à la conférence de rédaction de l’après-midi, et peut-être même, si son sujet était programmé à brève échéance, visionner aussitôt les bandes en salle de montage. En entrant dans la cuisine, elle jeta un coup d’œil à la cigarette écrasée dans le cendrier. Son regard glissa vers la table et les deux verres roses par le vin rouge séché, il y avait aussi une tasse dans l’évier. Elle la prit entre ses mains et regarda le bord, se demandant où Mathias avait posé ses lèvres.
Elle l’emporta avec elle et retourna dans la chambre pour aller l’enfouir au fond de sa valise.
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Le salon était dans la pénombre. Mathias referma la porte de l’entrée le plus lentement possible et se dirigea à pas de loup vers l’escalier. Dès qu’il posa le pied sur la première marche, la lampe du guéridon s’alluma. Il se retourna et découvrit Antoine, assis dans le fauteuil. Il avança jusqu’à lui, prit la bouteille d’eau posée sur la table basse et la vida d’un trait.
– Si un de nous deux doit retomber amoureux en premier, ce sera moi ! dit Antoine.
– Mais tu fais comme tu veux mon vieux, répondit Mathias en reposant la bouteille.
Furieux, Antoine se leva.
– Non, je ne fais pas comme je veux, et ne commence pas à m’embrouiller. Si moi je tombais amoureux ce serait déjà une trahison, alors toi !
– Calme-toi ! Tu crois qu’après avoir fait des pieds et des mains pour abattre ce mur, alors que je partage enfin le quotidien de ma fille, que je vis le bonheur de nos deux enfants que je n’ai d’ailleurs jamais vus aussi heureux… tu crois vraiment que je prendrais le risque de tout gâcher ?
– Absolument ! répondit Antoine, convaincu.
Antoine se mit à faire les cent pas, il balaya la pièce d’un geste circulaire.
– Tu vois, tout ce qu’il y a autour de toi, c’est exactement comme tu le voulais.
Tu voulais des enfants qui rient, ils rient ; tu voulais du bruit dans ta maison, on ne s’entend plus ; même la télé en dînant tu l’as eue ; alors écoute-moi bien : pour une fois dans ta vie, pour une toute petite fois, tu vas renoncer à ton égoïsme et tu vas
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assumer tes choix. Donc si tu es en train de tomber amoureux d’une femme, tu ar-rêtes tout de suite !
– Tu trouves que je suis égoïste ? demanda Mathias d’une voix attristée.
– Tu l’es plus que moi, répondit Antoine.
Mathias le regarda longuement et, sans ajouter d’autre mot, il s’éloigna vers l’escalier.
– Attention, reprit Antoine dans son dos, ne me fais pas dire ce que je n’ai pas dit… Je ne m’oppose pas à ce que tu la sautes !
Arrivé sur le palier de l’étage, Mathias s’arrêta net pour se retourner.
– Oui, mais moi je m’oppose à ce que tu parles d’elle comme ça.
Du bas des marches, Antoine pointa vers lui un doigt accusateur.
– Je t’ai eu ! Tu es amoureux, j’ai la preuve, alors tu la quittes !
La porte de la chambre de Mathias claqua derrière lui, celles des chambres d’Emily et de Louis se refermèrent beaucoup plus discrètement.
Le train était immobilisé en gare d’Ashford depuis trente minutes et la voix du contrôleur s’était fait un devoir de réveiller les passagers qui ne s’en seraient pas rendu compte, pour les informer que le train… était immobilisé en gare d’Ashford.
Le message était d’autant plus vital que le même chef de train ajouta qu’il était incapable de dire quand le convoi redémarrerait, il y avait un problème de circulation dans le tunnel.
– J’ai enseigné la physique pendant trente ans, et j’aimerais bien qu’on m’explique comment on peut avoir un problème de circulation sur des voies paral-lèles et à sens unique ; à moins que le chauffeur du train qui nous devance ne se soit arrêté au milieu du tunnel pour aller faire pipi…, grommela la vieille dame assise en face d’Audrey.
Audrey avait fait des études littéraires, elle fut tirée d’affaire quand son portable se mit à sonner. C’était sa meilleure amie, elle se réjouissait de son retour. Audrey lui raconta son périple londonien, et principalement, les événements qui avaient modifié le cours de sa vie, ces derniers jours… Comment Elodie avait-elle fait pour deviner ?… Oui !… elle avait rencontré un homme… très différent de tous les autres.
Pour la première fois depuis de longs mois, depuis sa séparation avec celui qui avait emporté son cœur en faisant sa valise un matin, elle retrouvait l’envie d’aimer. Les longues saisons de deuil amoureux s’étaient presque évanouies en l’espace d’un week-end. Elodie avait raison… la vie avait cette magie-là… il suffisait d’être patiente, le printemps finissait toujours par revenir. Dès qu’elles se reverraient… hélas peut-être pas ce soir, elle risquait de travailler tard, mais à déjeuner demain au plus tard… oui…
elle lui raconterait tout… Chacun des moments passés en la compagnie de… Mathias… c’était un joli prénom, n’est-ce pas ? Oui, il était bel homme… Oui, Élodie l’adorerait, cultivé, courtois… Non, il n’était pas marié… Oui, divorcé… mais de nos jours, chez les hommes célibataires, ne plus être marié était déjà un bel avantage…
Comment avait-elle deviné ?… Ouiiii, ils ne s’étaient pas quittés depuis deux jours…
elle l’avait rencontré dans la cour d’une école, non, dans une librairie, enfin dans les deux à la fois… elle lui raconterait tout, c’était promis, mais le train redémarrait et déjà elle voyait l’entrée du tunnel… Allô ?… Allô ?
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Émue, Audrey regarda son téléphone, elle le tenait au creux de la main, en caressa le cadran en souriant et le rangea dans sa poche. Le professeur de physique soupira et put enfin tourner la page de son livre. Elle venait de relire la même ligne vingt-sept fois.
*
Mathias poussa la porte du bistrot d’Yvonne et lui demanda s’il pouvait s’asseoir à la terrasse pour y prendre un café.
– Je te l’apporte tout de suite, dit Yvonne en appuyant sur le bouton du percolateur.
Les chaises étaient encore empilées les unes sur les autres, Mathias en prit une et s’installa confortablement dans l’axe du soleil. Yvonne posa la tasse sur le guéridon devant lui.
– Tu veux un croissant ?
– Deux, dit Mathias. Tu as besoin d’un coup de main pour installer ta terrasse ?
– Non, si j’installe les chaises maintenant, les clients vont faire comme toi et je ne serai pas tranquille en cuisine. Antoine n’est pas avec toi ?
Mathias but son café d’un trait.
– Tu m’en refais un autre ?
– Ça va ? demanda Yvonne.
*
Assis à son bureau, Antoine consultait son courrier électronique. Une petite enveloppe venait de s’afficher sur le bas de son écran.
Pardon de t’avoir abandonné ce week-end, déjeunons chez Yvonne à treize heures. Ton ami, Mathias.
Il répondit en tapant le texte suivant :
Pardon aussi pour hier soir, je te retrouve à treize heures chez Yvonne.
Après avoir ouvert la librairie, Mathias alluma son vieux Macintosh, lut le message d’Antoine et répondit :
D’accord pour treize heures, mais pourquoi dis-tu « aussi » ?
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Et au même moment, dans la salle informatique du Lycée français, Emily et Louis éteignaient l’ordinateur depuis lequel ils venaient d’envoyer ces messages.
Les rivages de Calais s’éloignaient, l’Eurostar filait à trois cent cinquante kilomètres à l’heure sur les rails français. Le portable d’Audrey se mit à sonner, et dès qu’elle décrocha, la vieille dame assise en face d’elle reposa son livre.
La mère d’Audrey était si heureuse du retour de sa fille… Audrey avait une voix différente… pas celle qu’elle lui connaissait d’habitude… inutile de le lui cacher, sa fille avait du rencontrer quelqu’un, la dernière lois qu’elle avait entendu ce ton-là, Audrey lui annonçait son idylle avec Romain…
– Oui, Audrey se souvenait très bien comment son histoire avec Romain s’était terminée, et aussi de toutes ces soirées passées au téléphone à pleurer dans le combiné. Oui… les hommes étaient tous les mêmes… – Qui était ce nouveau garçon ?…
Mais évidemment qu’elle savait qu’il y avait un nouveau garçon… c’était quand même elle qui l’avait faite…
– Effectivement, il y avait eu une rencontre, mais non elle ne s’emballait pas…
de toute façon cela n’avait rien à voir avec Romain et merci de remuer encore le couteau dans la plaie, au cas où elle ne serait pas encore cicatrisée… Mais si, la plaie était refermée… Ce n’était pas ce qu’elle avait voulu dire, c’était juste au cas où… Non, elle n’avait pas reparlé à Romain depuis six mois… sauf une fois le mois dernier pour une histoire de valise oubliée à laquelle il tenait apparemment plus qu’à sa dignité…
Bon, de toute façon il ne s’agissait pas de Romain mais de Mathias… Oui, c’était un joli prénom… Libraire… Oui, c’était aussi un joli métier… Non, elle ne savait pas si un libraire gagnait bien sa vie, mais l’argent n’était pas important, elle non plus ne gagnait pas bien sa vie, et « raison de plus » n’était pas la réponse qu’elle attendait de sa mère…
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