Et puis, si ce n’était pas pour se réjouir ensemble, autant changer de sujet de conversation… Oui, il habitait à Londres, et oui, Audrey savait que la vie là-bas était chère, elle venait d’y passer un mois… Oui, un mois c’était suffisant, maman tu m’épuises… Mais nooon elle n’avait pas l’intention d’aller s’installer en Angleterre, elle le connaissait depuis deux jours… depuis cinq jours… Non, elle n’avait pas couché avec lui le premier soir… Oui, c’est vrai que pour Romain elle avait voulu partir vivre à Madrid avec lui au bout de quarante-huit heures, mais là ce n’était pas nécessairement l’homme de sa vie… pour l’instant juste un homme formidable… Oui, elle verrait avec le temps et non, il ne fallait pas s’inquiéter pour son travail, elle se battait depuis cinq ans pour avoir un jour sa propre émission, ce n’était pas pour tout gâcher maintenant simplement parce qu’elle avait rencontré un libraire à Londres ! Oui elle l’appellerait dès qu’elle serait à Paris, elle l’embrassait aussi.

Audrey remit le portable dans sa poche et soupira longuement. La vieille dame en face d’elle reprit son livre et le reposa aussitôt.

– Pardon de me mêler de ce qui ne me regarde peut-être pas, dit-elle en repoussant ses lunettes sur le bout de son nez, vous parliez du même homme dans les deux conversations ?

Et comme Audrey, interloquée, ne répondait pas, elle marmonna :

– Et qu’on ne vienne plus me dire que passer dans ce tunnel n’a aucun effet sur l’organisme !

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*


Depuis qu’ils s’étaient installés en terrasse, ils n’avaient pas échangé un mot.

– Tu penses à elle ? demanda Antoine.

Mathias prit un morceau de pain dans la corbeille et le trempa dans le pot de moutarde.

– Je la connais ?

Mathias croqua dans le pain et mastiqua lentement.

– Où l’as-tu rencontrée ?

Cette fois, Mathias prit son verre et le but d’un trait.

– Tu sais, tu peux m’en parler, reprit Antoine.

Mathias reposa le verre sur la table.

– Avant tu me disais tout…, ajouta Antoine.

– Avant, comme tu dis, on n’avait pas mis en place tes règles à la con.

– C’est toi qui as dit qu’on ne ramenait pas de femmes à la maison, moi j’ai juste dit pas de baby-sitter.

– C’était du second degré, Antoine ! Écoute, je rentre chez nous ce soir, si c’est ça que tu veux savoir.

– On ne va pas faire un drame parce qu’on s’est imposé quelques règles de vie quand même. Sois gentil, fais un petit effort, c’est important pour moi.

Yvonne venait de leur apporter deux salades, elle retourna dans sa cuisine en levant les yeux au ciel.

– Tu es heureux, au moins ? reprit Antoine.

– On parle d’autre chose ?

– Je veux bien, mais de quoi ?

Mathias fouilla la poche de sa veste et en sortit quatre billets d’avion.

– Tu es allé les retirer ? demanda Antoine dont le visage s’éclairait.

– Ben non, tu vois !

Dans cinq jours, après avoir récupéré les enfants à la sortie de l’école, ils fileraient vers l’aéroport et dormiraient le soir même en Ecosse.

À la fin du repas, les deux amis étaient rabibochés. Quoique… Mathias précisa à Antoine que se fixer des règles n’avait aucun intérêt, si ce n’était pour essayer de les enfreindre.

Nous étions le premier jour de la semaine, c’était donc au tour d’Antoine de ré-

cupérer Emily et Louis à l’école, Mathias ferait les courses en quittant la librairie,

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préparerait le dîner et Antoine coucherait les enfants. En dépit de quelques heurts, la vie de la maison était parfaitement organisée…


*


Le soir, Antoine reçut un appel urgent de McKenzie. Le prototype des tables qu’il avait dessiné pour le restaurant venait d’arriver au bureau. Le chef d’agence trouvait que le modèle correspondait tout à fait au style d’Yvonne, mais il préférait néanmoins une seconde opinion. Antoine promit de s’y intéresser en arrivant dès le lendemain matin, mais McKenzie insista ; le fournisseur pouvait fabriquer les quantités requises, dans les délais et les prix espérés, à la condition que la commande lui soit envoyée ce soir… L’aller-retour prendrait à Antoine tout au plus une demi-heure.

Mathias n’était pas encore rentré, il fit promettre aux enfants de se tenir à carreau pendant son absence. Il était formellement interdit d’ouvrir la porte à qui-conque, de répondre au téléphone sauf si c’était lui qui appelait – ce qui fit rigoler Emily… comme si on pouvait savoir qui appelait avant d’avoir décroché -, il était aussi interdit de s’approcher de la cuisine, de brancher ou de débrancher le moindre appareil électrique, de se pencher à la balustrade de la rampe d’escalier, de toucher à quoi que ce soit… et il fallut qu’Emily et Louis bâillent en chœur pour interrompre la litanie d’un père qui aurait pourtant juré sur l’honneur qu’il n’était pas d’un naturel inquiet.

Dès que son père fut parti, Louis fonça dans la cuisine, grimpa sur un tabouret, prit deux grands verres sur l’étagère et les passa à Emily avant de redescendre. Puis il ouvrit le réfrigérateur, choisit deux sodas, réaligna les canettes comme Antoine les ordonnait toujours (les rouges Coca à gauche, les orange Fanta au milieu et les vertes Perrier à droite). Les pailles se trouvaient dans le tiroir sous l’évier, les tartelettes aux abricots étaient rangées dans la boîte à biscuits, et le plateau pour emporter tout ça devant la télévision était disposé sur le plan de travail. Tout aurait été parfait si l’écran avait bien voulu s’allumer.

Après examen minutieux des câbles, les piles de la télécommande furent in-criminées. Emily savait où trouver les mêmes… dans le radio-réveil de son père. Elle grimpa à toute vitesse, osant à peine poser sa main sur la rampe d’escalier. En entrant dans la chambre elle fut attirée par un petit appareil photo numérique posé sur la table de nuit. Certainement un achat pour les vacances en Ecosse. Curieuse, elle le prit et appuya sur tous les boutons. Sur l’écran situé au dos du boitier, défilèrent les premières photos que son papa avait dû prendre pour tester l’appareil. Sur la première pose on ne voyait que deux jambes et un bout de trottoir, sur la deuxième le coin d’un étal du marché de Portobello, sur la troisième il fallait incliner l’image pour que le réverbère soit droit… Ce qui défilait sur l’écran n’avait finalement pas grand intérêt, tout du moins jusqu’à la trente-deuxième pose, la seule, d’ailleurs, normale-ment cadrée… On y voyait un couple assis à la terrasse d’un restaurant qui s’embrassait devant l’objectif…


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Après le dîner – Emily n’avait pas prononcé un mot à table – Louis monta dans la chambre de sa meilleure amie et écrivit dans son journal intime que la découverte de l’appareil photo avait été un sacré choc pour elle, c’était quand même la première fois que son père lui mentait. Juste avant de s’endormir, Emily ajouta dans la marge que c’était la deuxième… après le coup du père Noël.

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XII

Yvonne referma la porte de son studio et regarda sa montre. En avançant dans le couloir, elle entendit les pas d’Enya qui sortait de sa chambre.

– Tu es bien jolie ce matin, dit-elle en se retournant.

Enya l’embrassa sur la joue.

– J’ai une bonne nouvelle.

– Tu m’en dis un peu plus ?

– J’ai été convoquée hier à l’immigration.

– Ah ? Et c’est une bonne nouvelle ? demanda Yvonne inquiète.

Yvonne regarda le permis de travail qu’Enya lui montrait fièrement. Elle prit la jeune femme dans ses bras et la serra contre elle.

– Et si on fêtait ça devant une tasse de café, dit Yvonne.

Elles empruntèrent l’escalier en colimaçon qui descendait vers la salle. Arrivée au bas des marches, Yvonne la regarda attentivement.

– Où as-tu acheté ce pardessus ? demanda t-elle, perplexe.

– Pourquoi ? demanda Enya.

– Parce que j’ai un ami qui possédait le même. C’était son manteau préféré.

Quand il m’a dit qu’il l’avait perdu, j’ai voulu lui racheter, mais le modèle ne se fait plus depuis des années.

Enya sourit, elle ôta le pardessus et le tendit à Yvonne. Sa logeuse lui demanda combien elle en voulait, Enya répondit que c’était un cadeau qu’elle lui offrait avec grand plaisir. Elle l’avait trouvé sur un portemanteau, un jour où la chance lui avait souri.

Yvonne entra dans sa cuisine et ouvrit la porte du placard qui servait de vestiaire.

– Il va être tellement heureux, dit Yvonne, joyeuse, en accrochant le vêtement à un cintre, il ne le quittait jamais.

Elle prit deux grands bols sur l’étagère au dessus de l’évier, versa deux doses de café dans la partie haute de la cafetière italienne et craqua une allumette. Le brûleur de la gazinière bleuit aussitôt.

– Tu sens cette merveilleuse odeur ? dit Yvonne en humant l’arôme qui enva-hissait la pièce.


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Après le coup de l’appareil photo, Emily avait suggéré une idée. Chaque mercredi, Louis et elle déjeuneraient en tête à tête avec leurs pères respectifs. Comme Louis adorait les nems, les garçons iraient dans le restaurant thaïlandais situé côté pair au début de Bute Street ; elle et son père iraient chez Yvonne côté impair, puisqu’elle raffolait de sa crème caramel.

Derrière son comptoir, Yvonne essuyait des verres, surveillant Mathias du coin de l’œil. Emily se pencha au-dessus de son assiette pour attirer l’attention de son papa.

– En Ecosse ce serait mieux de dormir sous des tentes, on pourrait s’installer dans les ruines et on serait sûrs de voir des fantômes.

– Très bien, murmura Mathias en tapant un message sur les touches de son portable.

– La nuit on allumera des feux de camp et tu monteras la garde.

– Oui, oui, dit Mathias, les yeux rivés sur l’écran de son téléphone.

– Là-bas les moustiques pèsent deux kilos, reprit Emily en tapotant la table, en plus comme toi ils t’adorent, deux piqûres et t’es vide !

Yvonne arriva à leur table pour les servir.

– Comme tu veux ma chérie, répondit Mathias.

Et pendant que la patronne repartait en cuisine sans dire un mot, Emily reprit sa conversation avec le plus grand sérieux.

– Et puis je ferai mon premier saut à l’élastique en sautant du haut d’une tour.

– Deux secondes mon cœur, je réponds à ce texto et je suis à toi.

Les doigts de Mathias virevoltaient sur les touches du clavier.

– C’est chouette, ils nous jettent et après ils coupent la corde, reprit Emily.

– C’est quoi le plat du jour ? demanda Mathias, absorbé par la lecture du message qui venait de s’afficher sur son mobile.

– Une salade de vers de terre.

Mathias posa enfin son téléphone sur la table.

– Excuse-moi une seconde, je vais me laver les mains, dit-il en se levant.

Mathias embrassa sa fille sur le front et se dirigea vers le fond de la salle. Depuis son comptoir, Yvonne n’avait rien perdu de la scène. Elle s’approcha d’Emily et avisa d’un œil réprobateur la purée de pommes de terre maison que Mathias n’avait pas encore touchée. Elle jeta un coup d’œil au-dehors par-delà la vitrine et lui fit un sourire. Emily comprit ce qu’elle lui suggérait et sourit à son tour. La petite fille se leva, prit son assiette et, sous la vigilance d’Yvonne, traversa la rue.

Mathias se regardait dans le miroir accroché au-dessus du lavabo. Ce n’était pas qu’Audrey ait mis un terme à leurs échanges de messages qui le préoccupait, elle était en salle de montage et il comprenait très bien qu’elle ait du travail… Moi aussi je

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suis occupe, je déjeune avec ma fille, on est tous très occupés… de toute façon, si elle travaille sur les images de Londres, elle pense forcément à moi…, c’est son technicien qui a dû lui remonter les bretelles, je vois bien le genre de type, renfrogné et jaloux…

J’ai une sale mine aujourd’hui… C’est bien qu’elle ait écrit qu’elle avait envie de me voir… ce n’est pas son genre de dire des choses qu’elle ne pense pas… Je devrais peut-

être aller me faire couper les cheveux, moi…

Assis dans un box, Antoine et Louis attaquaient un deuxième plat de nems. La porte du restaurant s’ouvrit, Emily entra et vint s’asseoir à côté d’eux. Louis ne fit aucun commentaire et se contenta de goûter la purée de sa meilleure amie.

– Il est encore au téléphone ? questionna Antoine.

Et, comme à son habitude, Emily répondit oui de la tête.

– Tu sais, moi aussi je le trouve contrarié en ce moment, ne t’inquiète pas.