C’est quelque chose qui arrive aux grands, ça passe toujours, dit Antoine d’une voix apaisante.
– Parce que tu crois que nous on n’est jamais préoccupés ? reprit Emily en chi-pant un nem dans le plat.
*
Mathias ressortit des toilettes en sifflotant. Emily n’était plus à sa place. Devant lui, sur la table, son téléphone portable était planté au beau milieu de l’assiette de purée. Ébahi, il se retourna et croisa le regard accusateur d’Yvonne qui lui dési-gnait la devanture du restaurant thaïlandais.
*
En chemin vers le conservatoire de musique, Emily marchait à grands pas, n’adressant pas un mot à son père, qui pourtant faisait du mieux qu’il le pouvait pour s’excuser. Il reconnaissait qu’il n’avait pas été très présent pendant leur déjeuner et promettait que cela ne se reproduirait plus. Et puis, il lui arrivait aussi de parler à sa fille et qu’elle ne l’écoute pas, par exemple quand elle dessinait. La terre entière pouvait s’écrouler, elle ne relevait pas la tête de sa feuille. Face au regard incendiaire qu’Emily lui lança, Mathias admit que sa comparaison n’était pas géniale. Pour se faire pardonner, ce soir il resterait dans sa chambre jusqu’à ce qu’elle s’endorme. À
l’entrée du cours de guitare, Emily se hissa sur la pointe des pieds pour embrasser son père. Elle lui demanda si sa maman reviendrait bientôt la voir et referma la porte.
De retour à la librairie, après s’être occupé de deux clientes Mathias s’installa derrière son ordinateur et se connecta sur le site Internet d’Eurostar.
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*
Le lendemain, quand Antoine arriva au bureau, McKenzie lui remit le dossier de rénovation du restaurant, sur lequel il avait travaillé toute la nuit. Antoine déplia les jeux de plans et les étala devant lui. Il examina les dessins du projet, agréablement surpris par le travail de son collaborateur. Sans perdre de son identité, le bistrot mo-dernisé serait très élégant. C’est en consultant le cahier des charges techniques et le devis, caché au fond de la pochette, qu’Antoine faillit s’étrangler. Il convoqua aussitôt son chef d’agence. McKenzie, tout penaud, reconnut qu’il avait peut-être eu la main un peu lourde.
– Vous pensez vraiment que si nous transformons son restaurant en palace, Yvonne va croire que nous avons utilisé des matériaux de récupération ? hurla Antoine.
Selon McKenzie, rien n’était trop beau pour Yvonne.
– Et vous vous souvenez que votre chef-d’œuvre doit être réalisé en deux jours ?
– J’ai tout prévu, répondit McKenzie enthousiaste.
Les éléments seraient fabriqués en atelier et une équipe de douze poseurs, peintres et électriciens seraient à pied d’œuvre le samedi pour que tout soit achevé le dimanche.
– Et l’agence aussi sera achevée le dimanche, conclut Antoine, abattu.
Le coût d’une telle entreprise était faramineux. Les deux hommes ne s’adressèrent pas la parole du reste de la journée. Antoine avait punaisé les plans du restaurant aux murs de son bureau. Crayon en main, il faisait les cent pas, allant de la fenêtre à ses croquis, et des croquis à son ordinateur. Quand il ne dessinait pas, il calculait les économies réalisées sur le budget des travaux. McKenzie, quant à lui, était assis à son poste de travail, lançant au travers de la cloison vitrée des regards à Antoine, aussi courroucés que si ce dernier avait insulté la reine d’Angleterre.
En fin d’après-midi, Antoine appela Mathias à la rescousse. Il rentrerait très tard, Mathias devrait aller chercher les enfants à l’école et s’occuper d’eux le soir.
– Tu auras dîné, ou tu veux que je te prépare quelque chose pour ton retour ?
– La même assiette froide que la dernière fois, ce serait formidable.
– Tu vois que ça a parfois du bon la vie à deux, conclut Mathias en raccro-chant.
Au milieu de la nuit, Antoine achevait les dessins d’un projet devenu réaliste. Il ne lui restait plus qu’à convaincre le gérant de la menuiserie avec laquelle il travaillait de bien vouloir accepter toutes les modifications et espérer qu’il veuille bien l’épauler dans cette aventure. Le chantier devait commencer dans deux semaines, trois tout au plus ; ce samedi, il prendrait sa voiture à la première heure et irait lui rendre visite avec les plans d’exécution. L’atelier se trouvait à trois heures de Londres, il serait de
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retour avant la nuit. Mathias garderait Louis et Emily. Heureux d’avoir trouvé une solution, Antoine quitta ses bureaux et rentra chez lui.
Trop fatigué pour avaler quoi que ce soit, il entra dans sa chambre et s’écroula sur son lit. Le sommeil l’emporta alors qu’il était encore habillé.
*
Le matin était glacial, et les arbres pliaient sous les assauts du vent. On avait ressorti les manteaux délaissés aux prémices du printemps et Mathias, tout en calcu-lant les recettes de la semaine, pensait à la température qu’il ferait en Ecosse. Le départ en vacances approchait et l’impatience des enfants était chaque jour plus perceptible. Une cliente entra, compulsa trois ouvrages pris dans les rayonnages et ressortit en les abandonnant sur une table. « Pourquoi ai-je quitté Paris pour venir m’installer dans ce quartier français ? » râla Mathias en remettant les livres à leur place.
*
Antoine avait besoin d’un bon café, de quelque chose qui lui permettrait de garder les yeux ouverts. La nuit avait été très courte et le travail qui l’ai tendait à l’agence ne lui laissait guère le temps de se reposer.
En remontant Bute Street à pied, il entra rapidement dans la librairie de Mathias et l’informa qu’il devrait partir samedi en province et qu’il faudrait qu’il s’occupe de Louis. « Impossible ! » avait invoqué Mathias, il ne pouvait pas fermer son magasin.
– Chacun son tour, les enfants n’ont pas de jour de fermeture, répondit Antoine, épuisé, en s’en allant.
Il retrouva Sophie dans le Coffee Shop.
– Comment ça va la vie entre vous deux ? questionna Sophie.
– Des hauts et des bas, comme dans tous les couples.
– Je te rappelle que vous n’êtes pas un couple…
– On vit sous le même toit, chacun finit par trouver sa place.
– Je crois que c’est à cause de phrases comme celle-là que je préfère être célibataire, répliqua Sophie.
– Oui, mais tu ne l’es pas…
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– Tu as une sale mine, Antoine.
– J’ai travaillé toute la nuit sur le projet d’Yvonne.
– Et ça avance ?
– Je commencerai les travaux le week-end suivant notre retour d’Ecosse.
– Les enfants ne me parlent que de vos vacances. Ça va être bien vide ici quand vous serez partis.
– Tu as l’homme aux lettres, le temps passera plus vite.
Sophie esquissa un sourire.
– On dirait vraiment que ça t’embête que je parte ? demanda-t-elle en souf-flant sur son thé brûlant.
– Mais non, pourquoi penses-tu une chose pareille ? Si tu es heureuse, je suis heureux.
Le portable de Sophie vibrait sur la table, elle prit l’appareil et reconnut le nu-méro de la librairie qui s’affichait sur l’écran.
– Je te dérange ? demanda la voix de Mathias.
– Jamais…
– J’ai un immense service à te demander, mais tu dois me promettre de ne rien dire à Antoine.
– Certainement !
– Tu parles bizarrement.
– Bien sûr, je suis ravie.
– Tu es ravie de quoi ? ? ?
– Je prendrai le train de neuf heures, et j’arriverai pour le déjeuner.
– Il est en face de toi ? demanda Mathias.
– Exactement !
– Ah merde…
– Je ne te le fais pas dire, moi aussi.
Intrigué, Antoine regardait Sophie.
– Tu peux me garder les enfants samedi ? poursuivit Mathias. Antoine doit partir en province et j’ai quelque chose de vital à faire.
– Hélas, là ça sera impossible, mais un autre jour avec plaisir.
– C’est ce week-end que tu pars ?
– Voilà.
– Bon, je vois que je te gêne, je vais te laisser, chuchota Antoine en se levant.
Sophie le rattrapa par le poignet et le fit se rasseoir. Elle recouvrit le micro avec sa main et promit qu’elle raccrochait dans une minute.
– Je vois que je te dérange, grommela Mathias, je vais me débrouiller tout seul pour trouver une solution ; tu ne lui dis rien, promis ?
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– Juré ! Regarde chez ta voisine, on ne sait jamais.
Mathias raccrocha, et Sophie garda encore quelques secondes l’appareil à son oreille.
– Moi aussi je t’embrasse fort, à très vite.
– C’était l’homme aux lettres ? demanda Antoine.
– Tu veux un autre café ?
– Je ne vois pas pourquoi tu ne me le dis pas, j’ai bien compris que c’était lui.
– Mais qu’est-ce que ça peut bien faire ?
Antoine prit ses grands airs.
– Rien, mais avant on se disait tout…
– Tu es conscient que tu as fait la même remarque à ton colocataire ?
– Quelle remarque ?
– « Avant on se disait tout »… et c’est ridicule.
– Parce qu’il te parle de nous ? Alors là, il est gonflé.
– Je croyais que tu voulais qu’on se dise tout ? ! Sophie l’embrassa sur la joue et retourna travailler. Au moment de franchir la porte de son agence, Antoine vit Mathias se précipiter chez Yvonne.
– J’ai besoin de toi !
– Si tu as faim c’est un peu tôt, répondit la patronne en sortant de sa cuisine.
– C’est sérieux.
– Je t’écoute, dit-elle en ôtant son tablier.
– Est-ce que tu peux garder les enfants samedi ? Dis-moi oui, je t’en supplie !
– Désolée, je prends mon samedi.
– Tu fermes le restaurant ?
– Non, j’ai des choses à faire et je vais demander à la petite que je loge de s’en occuper ; tu ne dis rien, c’est une surprise. Mais d’abord, je veux la mettre à l’essai ce soir et demain.
– Ça doit être drôlement important pour que tu abandonnes tes fourneaux, où vas-tu ?
– Est-ce que je te demande, moi, pourquoi tu veux que je garde les enfants ?
– C’est bien ma chance, Sophie s’en va, Antoine part en province, toi je ne sais où et moi tout le monde s’en fiche.
– Je suis heureuse de voir que tu apprécies désormais ta vie londonienne.
– Je ne vois vraiment pas le rapport, râla Mathias.
– Eh bien, avant, tu passais tes week-ends tout seul et tu ne t’en plaignais pas plus que ça, je constate avec plaisir que si l’on s’absente, on te manque… Je vois que tu changes…
– Yvonne, il faut que tu m’aides, c’est une question de vie ou de mort.
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– Dénicher un jeudi une baby-sitter qui soit libre le samedi, tu es optimiste…
Bon, fiche-moi le camp d’ici, j’ai du travail, je vais voir si je peux te trouver une solution.
Mathias embrassa Yvonne.
– Tu ne dis rien à Antoine… Je compte sur toi !
– Tu as besoin de faire garder les petits pour retourner à une vente aux en-chères de livres anciens ?
– Quelque chose comme ça, oui…
– Alors je me suis peut-être trompée, tu ne changes pas tant que ça.
En fin d’après-midi, Mathias reçut un appel d’Yvonne ; elle avait peut-être dé-
niché la perle rare. Ancienne directrice d’école, Danièle avait ses têtes, mais elle était de toute confiance. D’ailleurs, elle souhaitait impérativement rencontrer le père avant d’accepter de garder ses enfants. Demain, elle viendrait lui rendre une visite à la librairie, et s’ils s’entendaient, elle assurerait la garde du week-end. Mathias demanda si Danièle était discrète. Yvonne ne daigna même pas répondre. Danièle était une de ses trois meilleures amies, pas le genre à balancer…
– Tu crois qu’elle s’y connaît en fantômes ? demanda Mathias.
– Pardon ?
– Non… rien, une idée comme ça.
Devant les grilles de l’école, Mathias était si joyeux qu’il dut se forcer à prendre son air le plus sérieux quand la cloche sonna.
De retour à la librairie, Emily remarqua la première que quelque chose n’allait pas. D’abord son père n’avait pas décroché un mot depuis qu’ils étaient revenus, ensuite, il avait beau avoir l’air plongé dans sa lecture, elle savait bien qu’il faisait semblant ; la preuve, il lisait la même page depuis dix minutes. Pendant que Louis feuilletait une bande dessinée, assis sur un tabouret, elle contourna la caisse et s’assit sur ses genoux.
– Tu es préoccupé ?
Mathias reposa son livre et regarda sa fille, l’air désemparé.
– Je ne sais pas très bien comment vous annoncer ça.
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