Louis abandonna sa lecture pour prêter une oreille attentive.

– Je crois que nous allons devoir renoncer à l’Ecosse, annonça gravement Mathias.

– Mais pourquoi ? demandèrent en chœur les enfants effondrés.

– C’est un peu de ma faute, je n’avais pas précisé quand j’ai réservé les excur-sions que nous emmenions des enfants.

– Et alors, c’est pas un crime quand même ? répliqua Emily déjà scandalisée.

Pourquoi ils ne voudraient pas de nous ?

– Il y avait certaines règles auxquelles je n’avais pas prêté attention, gémit Mathias.

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– Lesquelles ? demanda cette fois Louis.

– Ils acceptent les enfants, mais sous réserve qu’ils aient quelques connaissances en fantomologie, faute de quoi, les conditions de sécurité ne sont pas réunies.

Les organisateurs ne veulent pas prendre de risques.

– Ben on n’a qu’à lire des livres…, répondit Emily, tu dois en avoir ici, non ?

– Nous partons dans trois jours, j’ai peur que vous n’ayez pas le temps de vous mettre à niveau.

– Papa tu dois trouver une solution ! tempêta la petite fille.

Tu es marrante toi, je ne pense qu’à ça depuis ce matin ! Tu crois que je n’ai rien fait ? J’ai passé la matinée entière à essayer de la trouver ta solution.

– Bon, ben tu l’as trouvée ou pas ? questionna Louis qui ne tenait plus en place.

– J’en ai peut-être une, mais je ne sais pas…

– Dis toujours !

– Si je réussissais à dénicher un professeur de fantômes, vous accepteriez de suivre un programme intensif toute la journée de samedi ?

La réponse fut oui à l’unanimité, Louis et Emily coururent chercher deux cahiers à spirale – modèle petits carreaux -, des feutres et des crayons de couleur au cas où il y aurait des travaux pratiques.

– Ah, une dernière chose, dit Mathias sur un ton très solennel. Antoine vous aime tellement qu’un rien l’inquiète ; alors pas un mot de tout ça ne doit parvenir à ses oreilles. Opération « Botus et Mouche cousue », s’il apprend que les organisateurs ont des réserves au sujet de la sécurité, il va tout annuler. Cela doit rester strictement entre nous.

– Mais tu es sûr qu’après les cours de fantômes ils nous laisseront venir ?

s’inquiéta Louis.

– Demande à ma fille l’efficacité dont j’ai fait preuve quand nous sommes allés voir les dinosaures.

– On est dans de bonnes mains, je te jure, dit Emily d’un ton très affirmatif, depuis le coup du planétarium, tout le monde veut que je sois chef de classe.

Ce soir-là, Antoine ne vit rien des clins d’œil complices qu’échangeaient Mathias et les enfants. Ils s’étaient occupés de tout dans la maison. Antoine trouvait que la vie de famille était de plus en plus agréable.

Mathias, lui, n’écoutait pas un mot des compliments que lui faisait Antoine.

Ses pensées étaient ailleurs. Il lui restait encore un dernier détail important à régler avec l’amie d’Yvonne. Alors il pourrait lui aussi organiser sa journée de samedi.


*


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Assise au comptoir, Enya parcourait, stylo en main, les pages des offres d’emploi. Yvonne lui servit un café et lui demanda quelques instants d’attention. La jeune femme referma son journal. Yvonne avait besoin qu’Enya lui rende un service.

– Tu me donnerais un coup de main au restaurant aujourd’hui ? Je te paierai, bien sûr.

Enya se dirigea vers le vestiaire.

– C’est vous qui me rendez un service, dit-elle.

Enya, qui savait où se trouvait le vestiaire, alla tout de suite enfiler un tablier et s’attela à mettre le couvert dans la salle. Pour la première fois depuis de nombreuses années, Yvonne put enfin passer toute la matinée dans sa cuisine. Dès que la porte de l’établissement s’ouvrait, elle abandonnait ses fourneaux, pour découvrir qu’Enya avait pris, sinon déjà servi, les commandes. La jeune femme maniait le percolateur avec dextérité, ouvrait et refermait aussitôt les frigos du bar en vraie professionnelle.

À la fin du service, Yvonne avait pris sa décision. Enya avait toutes les aptitudes requises pour la remplacer samedi. Elle était aimable avec les clients, savait remettre à leur place, sans esclandre, ceux qui manquaient de courtoisie et, comble du soulagement, elle avait même réussi à détourner l’attention de McKenzie, qui d’ailleurs ne semblait pas être au mieux de sa forme. Mathias, venu prendre un café, s’était entre-tenu avec la nouvelle serveuse. Il était certain de l’avoir déjà rencontrée quelque part ; si c’était pour la draguer, lui dit Yvonne en aparté, ses avances dataient un peu ; de son temps déjà, les hommes abusaient de prétextes aussi stupides pour engager la conversation. Mathias jura sur l’honneur que ce n’était pas le cas, il était certain d’avoir déjà rencontré Enya…

Elle l’interrompit pour lui montrer l’heure qui s’affichait à la pendule, il avait bientôt rendez-vous avec Danièle. Mathias regagna la librairie.


De son passé de directrice d’école, Danièle avait conservé une allure autoritaire et une distinction incontestable. Elle entra dans la librairie, secoua son parapluie sur le paillasson, prit un magazine dans le portant à journaux et décida d’observer Mathias avant de se présenter à lui. Elle avait appliqué cette méthode tout au long de sa carrière. À la rentrée des classes, elle étudiait les attitudes des parents dans la cour de son école et en apprenait souvent bien plus sur eux qu’en les écoutant aux réunions de parents d’élèves. Elle disait toujours : « La vie n’offre jamais une seconde chance de faire une première impression. » Dès qu’elle estima qu’elle en savait assez, elle se présenta à Mathias et annonça qu’elle était envoyée par Yvonne. Il entraîna Danièle dans l’arrière-boutique, pour répondre à toutes les questions qu’elle voulait lui poser.

Oui, Emily et Louis étaient tous les deux adorables et très bien élevés… Non, aucun n’avait de problème avec l’autorité parentale. Oui, c’était la première fois qu’il faisait appel à une baby-sitter… Antoine était contre… Qui était Antoine ? Son meilleur ami !… et le parrain d’Emily ! Oui… la maman travaillait à Paris… Et oui, il était regrettable qu’ils soient séparés… pour les enfants bien sûr… mais l’important était qu’ils ne manquaient pas d’amour… Non, ils n’étaient pas trop gâtés… Oui, ils étaient bons élèves, très studieux. La maîtresse d’Emily la trouvait plutôt matheuse… Celle de Louis ? Il avait malheureusement raté la dernière réunion à l’école… Non, il n’était pas arrivé en retard, un enfant était monté dans un arbre et il avait dû le secourir…

Oui, étrange histoire, mais personne ne s’était blessé et c’était l’essentiel… Non, les

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enfants n’avaient pas de régimes particuliers, oui ils mangeaient des sucreries… mais en quantité tout à fait raisonnable ! Emily suivait des cours de guitare… aucune inquiétude, elle ne répétait jamais le samedi…

En voyant Mathias se ronger les ongles, Danièle eut du mal à garder plus longtemps son sérieux. Elle l’avait suffisamment torturé comme ça, elle avait largement de quoi rigoler avec Yvonne quand elle lui raconterait cet entretien, comme elles se l’étaient toutes les deux promis.

– Pourquoi riez-vous ? demanda Mathias.

– Je ne sais pas si ça a commencé quand vous avez essayé de vous justifier sur les sucreries ou si c’est votre histoire dans l’arbre. Bon, assez de bobards, Louis étant le petit d’Antoine, j’imagine qu’Emily est votre fille, je ne me trompe pas ?

– Vous connaissez Antoine ? demanda Mathias terrifié.

– Je suis une des trois meilleures amies d’Yvonne, il nous arrive de temps à autre de parler de vous ; alors oui, je connais Antoine. Rassurez-vous, je suis une tombe !

Mathias aborda la question des honoraires, mais le plaisir de passer sa journée avec Emily et Louis suffisait amplement à Danièle. Pour l’ancienne directrice d’école, ne pas avoir de petits-enfants était une vacherie qu’elle n’était pas près de pardonner à son fils.

Mathias pourrait profiter de son samedi l’esprit tranquille. Danièle trouverait de quoi leur faire passer une journée palpitante. Palpitante ?… Mathias avait peut-

être un moyen de la rendre inoubliable !


*


L’ancienne directrice d’école jugeait l’idée épatante ! Inculquer aux enfants quelques notions d’histoire sur les lieux qu’ils visiteraient pendant leurs vacances lui paraissait judicieux. Elle connaissait bien la Grande-Bretagne et avait visité plusieurs fois les Highlands, mais qu’entendait exactement Mathias par des cours de fantômes ? Mathias se dirigea vers une étagère pour en retirer plusieurs livres aux re-liures épaisses : Légendes des Tartans, Les Lochs hantés, Tiny MacTimid, Les petits fantômes voyagent en Écosse.

Avec tout ça, vous serez incollable ! dit-il en déposant la pile devant elle.

Il la raccompagna jusqu’à la porte de la librairie.

– Cadeau de la maison ! Et surtout, vous n’oubliez pas la petite interrogation écrite à la fin de la journée…

Danièle sortit dans la rue, les bras encombrés de paquets ; elle croisa Antoine.

– Belle vente ! siffla Antoine en entrant dans la librairie.

– Que puis-je l’aire pour loi ? demanda Mathias d’un air innocent.

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– Je pars à l’aube demain, tu as un programme pour les enfants ?

– Tout est en ordre, répondit Mathias.


*


Le soir, Mathias eut un mal fou à rester en place à la table du dîner. Sous pré-

texte de chercher un pull-over – il faisait froid dans la maison, n’est-ce pas ? -, il alla lire un texto d’Audrey : Je travaille tout le week-end en salle de montage. Plus tard, en retournant dans sa chambre – ce n’était pas son radio-réveil qu’on entendait là-

haut ? – il apprit qu’elle devait remonter toutes les séquences de leur escapade londonienne : Mon technicien s’arrache les cheveux, toutes les prises sont décadrées. Et dix minutes après, enfermé dans la salle de bains, il fit part à Audrey de son étonne-ment : Je te jure que dans le viseur de la caméra, tout était parfait ! ! !


*


Le service du soir s’achevait. Yvonne poussa un grand soupir en refermant la porte sur les derniers clients. Derrière le comptoir, Enya lavait des verres.

– Nous avons fait une bonne soirée, non ? demanda la jeune serveuse.

– Trente couverts, pas mal pour un vendredi soir, il reste des plats du jour ?

– Tout est vendu.

– Alors c’est une bonne soirée. Tu t’en tireras très bien demain, dit Yvonne en débarrassant les couverts dans la salle.

– Demain ?

– Je prends ma journée, je te confie le restaurant.

– C’est vrai ? !

– Ne mets pas les verres à pied sur cette étagère, ils vibrent quand le percolateur est en marche… Tu trouveras de quoi rendre la monnaie dans le tiroir de la caisse. Demain soir, pense à monter la recette dans ta chambre, je n’aime pas la laisser ici, on ne sait jamais.

– Pourquoi me faites-vous confiance comme ça ?

– Pourquoi ne le ferais-je pas ? dit Yvonne en balayant le plancher.

La jeune serveuse s’approcha d’elle pour lui ôter le balai des mains.

– Les interrupteurs sont dans le placard derrière toi, je vais me coucher.

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Yvonne monta l’escalier et entra dans sa chambre. Elle fit une toilette rapide et s’allongea sur le lit. Sous ses draps, elle écoutait les bruits de la salle. Enya venait de casser un verre. Yvonne sourit et éteignit la lumière.


*


Antoine se mit au lit en même temps que les enfants, la nuit serait courte. Mathias, lui, s’enferma dans sa chambre et continua d’échanger des messages avec Audrey. Vers onze heures, elle le prévint qu’elle descendait à la cafétéria. Le réfectoire était au sous-sol et il ne pourrait plus la joindre. Elle lui dit aussi qu’elle avait une envie folle d’être dans ses bras. Mathias ouvrit la penderie et étala toutes ses chemises sur son lit. Après plusieurs essais, il en choisit une blanche avec un col italien, c’était celle qui lui allait le mieux.


*


Sophie referma la petite valise posée sur la chaise. Elle prit son billet de train, vérifia l’heure du départ et entra dans la salle de bains. Elle s’approcha du miroir pour étudier la peau de son visage, tira la langue et fit une grimace. Elle enfila un tee-shirt accroché à la patère derrière la porte et retourna dans sa chambre. Après avoir réglé son réveil, elle s’allongea sur le lit, éteignit la lumière et pria pour que le sommeil ne tarde pas à venir. Demain, elle voulait avoir bonne mine, et surtout, pas de cernes autour des yeux.