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Lunettes au bout du nez, Danièle était penchée sur son grand cahier à spirale.

Elle prit la règle, et surligna au marqueur jaune le titre du chapitre qu’elle venait de recopier. Le tome 2 des Légendes d’Ecosse était en évidence sur son bureau, elle réci-ta à voix haute le troisième paragraphe de la page ouverte devant elle.


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Emily ouvrit tout doucement la porte. Elle traversa le palier sur la pointe des pieds et gratta à la chambre de Louis. Le petit garçon apparut en pyjama. À pas de loup, elle l’entraîna dans l’escalier. Une fois dans la cuisine, Louis entrebâilla la porte du réfrigérateur pour qu’ils aient un peu de lumière. Prenant d’extrêmes précautions, les enfants préparèrent la table du petit déjeuner. Pendant qu’Emily remplissait un verre de jus d’orange et alignait les boîtes de céréales devant le couvert, Louis s’installa au bureau de son père et posa ses doigts sur le clavier. Le moment le plus périlleux de la mission s’annonçait, et il ferma les yeux en appuyant sur la touche

« impression », priant de toutes ses forces pour que l’imprimante ne réveille pas leurs deux pères. Il attendit quelques instants, et attrapa la feuille dans le bac de réception.

Le texte lui semblait parfait. Il plia le papier en deux pour qu’il tienne bien droit sur la table et le tendit à Emily. Un dernier regard, pour vérifier que tout était en place, et les deux enfants remontèrent aussitôt se coucher.

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XIII

Cinq heures trente. Le ciel de South Kensington était rose pâle, l’aube se levait.

Enya referma la fenêtre et retourna se coucher.


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Le réveil affichait cinq heures quarante-cinq, Antoine prit un gros pull dans son armoire et le passa sur ses épaules. Il récupéra sa sacoche au pied du secrétaire, l’ouvrit pour vérifier que son dossier était complet. Les plans d’exécution étaient à leur place, le jeu de dessins aussi, il referma le rabat et descendit l’escalier. En arrivant dans la cuisine, il découvrit le petit déjeuner qui l’attendait. Il déplia la feuille posée devant l’assiette si gentiment préparée à son intention et lut le petit mot. Sois très prudent et ne dépasse pas la limite de vitesse, met bien ta ceinture (même si tu t’assieds à l’arrière). Je t’ai préparé un termos pour la route. On t’attendra pour le dîner et pense bien a ramené un petit cadeau aux enfants, sa leur fait toujours plaisir quand tu pars en voyage. Je t’embrasse. Mathias. Très ému, Antoine emporta le thermos, récupéra ses clés dans la coupelle à l’entrée et sortit de la maison. L’Austin Healey était garée au bout de la rue. L’air sentait bon le printemps, le ciel était déga-gé, la route serait agréable.


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Sophie s’étira en entrant dans la cuisine de son petit appartement. Elle se pré-

para une tasse de café et regarda l’heure à la montre du four à micro-ondes. Il était six heures, il fallait se dépêcher un peu si elle ne voulait pas rater son train. Elle hésita sur sa tenue en regardant les robes suspendues dans la penderie et décida qu’un jean et une chemise feraient l’affaire.

Six heures trente. Yvonne referma la porte qui donnait sur l’arrière-cour. Une petite valise à la main, elle mit ses lunettes de soleil et remonta Bute Street en direction de la station de métro de South Kensington. Il y avait de la lumière à la fenêtre de la chambre d’Enya. La jeune fille était réveillée, elle pouvait partir l’esprit tranquille,

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cette petite avait du métier, et puis, de toute façon, c’était bien mieux ainsi que de fermer pour la journée.


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Danièle regarda sa montre, il était sept heures pile, elle aimait la précision, elle appuya sur le bouton de la sonnette. Mathias la fit entrer et lui proposa une tasse de café. La cafetière était sur le plan de travail, les tasses dans l’égouttoir et le sucre dans le placard au-dessus de l’évier. Les enfants dormaient. Le samedi, ils se réveillaient en général vers neuf heures, elle avait deux heures devant elle. Il enfila un trench-coat, ajusta le col de sa chemise devant le miroir de l’entrée, mit un peu d’ordre dans sa chevelure, et la remercia encore mille fois. Il serait de retour au plus tard vers dix-neuf heures. Le répondeur était branché, ne surtout pas répondre au cas où Antoine appelle ; s’il avait besoin de la joindre il laisserait sonner deux fois et raccrocherait avant de rappeler. Mathias quitta la maison, remonta la rue en courant et héla un taxi sur Old Brompton.

Seule dans le grand salon, Danièle ouvrit son cartable et en sortit deux cahiers Clairefontaine, un petit fantôme était dessiné au crayon bleu sur la couverture de l’un, et au crayon rouge sur la couverture de l’autre.


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Traversant Sloane Square, encore désert à cette heure matinale, Mathias regarda sa montre ; il arriverait à l’heure à Waterloo.


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La sortie de métro débouchait devant l’entrée du pont de Waterloo. Yvonne emprunta les escaliers mécaniques. Elle traversa la rue et regarda les grandes fe-nêtres du St Vincent Hospital. Il était sept heures trente, elle avait encore un peu de temps devant elle. Sur la chaussée, un taxi noir filait à vive allure vers la gare.


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Huit heures. Sa petite valise à la main, Sophie héla le taxi qui passait à sa hauteur. « Waterloo International », dit-elle en refermant la portière. Le black cab remonta Sloane Avenue. La ville était resplendissante ; tout autour d’Eaton Square, magnolias, amandiers et cerisiers étaient en fleurs. La grande esplanade du palais de la reine se peuplait des touristes qui guettaient la relève de la garde. La plus jolie partie du trajet commençait au moment où la voiture s’engageait dans Birdcage Walk.

Il suffisait alors de tourner la tête pour voir à quelques mètres des hérons gris picorer les pelouses ordonnées de St James Park. Un jeune couple marchait déjà le long d’une allée, tenant chacun par une main la petite fille qu’ils entraînaient de saut en saut à faire des pas de géant. Sophie se pencha à la vitre de séparation pour dire quelques mots au chauffeur ; au feu suivant, la voiture changea de direction.


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– Et ton match de cricket ? Ce n’est pas aujourd’hui la finale ? demanda Yvonne.

– Je ne t’ai pas demandé la permission de t’accompagner, tu me l’aurais refusée, répondit John en se levant.

– Je ne vois pas l’intérêt que tu passes ta matinée à attendre. Les patients n’ont pas le droit d’être accompagnés.

– Dès que nous aurons tes résultats, et je n’ai aucun doute qu’ils seront satisfaisants, je t’emmènerai déjeuner au parc et puis s’il en est encore temps nous irons assister à la partie qui se joue cette après-midi.

Il était huit heures quinze, Yvonne présenta sa convocation au guichet des ad-missions journalières.

Une infirmière venait à sa rencontre, poussant une chaise roulante.

– Si vous faites tout pour qu’on ait l’impression d’être malade, comment voulez-vous qu’on aille mieux ? râla Yvonne qui refusait de prendre place dans le fauteuil.

L’infirmière était désolée mais l’hôpital ne tolérait aucune entorse à la règle.

Les compagnies d’assurances exigeaient que tous les patients circulent ainsi. Furieuse, Yvonne céda.

– Pourquoi souris-tu ? demanda-t-elle à John.

– Parce que je me rends compte que, pour la première fois de ta vie, tu vas être obligée de faire ce qu’on te dit de faire… et voir cela valait bien toutes les finales de cricket.

– Tu sais que tu me paieras ce trait d’humour au centuple ?

– Même multiplié par mille, je ferais encore une belle affaire, dit John en riant.

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L’infirmière emmena Yvonne. Dès que John fut seul, son sourire s’effaça. Il inspira profondément et traîna sa longue silhouette vers les banquettes de la salle d’attente. La pendule au mur marquait neuf heures, la matinée serait bien longue.

En rentrant chez elle, Sophie ouvrit sa valise et rangea ses affaires dans l’armoire. Elle enfila sa blouse blanche et abandonna la pièce. Marchant vers son magasin, elle composa un message sur son téléphone portable. Impossible de venir ce week-end, embrasse les parents pour moi, ta sœur qui t’aime. Elle appuya sur la touche « envoi ».


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Neuf heures trente. Assis côté fenêtre, Mathias regardait défiler la campagne anglaise. Dans le haut-parleur, une voix annonçait l’entrée imminente dans le tunnel.

– Ça ne vous fait rien aux oreilles à vous, quand on passe sous la mer ? demanda Mathias à la passagère assise en face de lui.

– Si, un petit bourdonnement. Je fais l’aller-retour une fois par semaine et j’en connais certains pour qui les effets secondaires sont beaucoup plus sérieux ! répondit la vieille dame en reprenant le cours de sa lecture.


*


Antoine mit son clignotant et quitta la M1 ; la route qui longeait la côte était la partie du voyage qu’il préférait. À cette allure, il arriverait à la menuiserie avec une demi-heure d’avance. Il prit le thermos de café sur le siège passager, le coinça entre ses jambes et dévissa le bouchon d’une main, agrippant le volant de l’autre.

Il porta le goulot à ses lèvres et soupira.

– Quel con, c’est du jus d’orange !

Un Eurostar filait dans le lointain. Dans moins d’une minute, il disparaîtrait dans le tunnel qui passait sous la Manche.


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Bute Street était encore bien calme. Sophie ouvrit les grilles de sa vitrine. À

quelques mètres d’elle, Enya installait la terrasse du restaurant. Sophie lui adressa un

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sourire. Enya disparut dans la salle et en ressortit quelques instants plus tard, une tasse à la main.

– Faites attention, c’est brûlant, dit-elle en tendant un cappuccino à Sophie.

– Merci, c’est gentil. Yvonne n’est pas là ?

– Elle a pris sa journée, répondit Enya.

– Elle me l’avait dit, j’ai la tête ailleurs. Ne lui dites pas que vous m’avez vue aujourd’hui, ce n’est pas la peine.

– Je n’ai pas mis de sucre, je ne savais pas si vous en preniez, dit Enya en retournant à son travail.

Dans sa boutique, Sophie passa la main sur le plan de travail où elle coupait ses fleurs. Elle le contourna et se baissa pour prendre la boîte qui contenait les lettres.

Elle en choisit une au milieu de la pile et remit le coffret en place. Assise sur le plancher, cachée à l’abri du comptoir, elle lisait à voix basse et ses yeux s’embuèrent.

Quelle idiote, il fallait vraiment avoir le goût de se faire du mal. Dire que nous n’étions que samedi. Dimanche était d’ordinaire sa pire journée. Il arrivait que la solitude soit si envahissante que, paradoxe étrange, elle ne trouvait ni la force ni le courage d’aller chercher un quelconque réconfort auprès des siens. Bien sûr, elle aurait pu répondre à l’invitation de son frère. Ne pas renoncer cette fois encore. Il serait venu la chercher à la gare, comme c’était prévu.

Sa belle-sœur et sa nièce lui auraient posé mille questions tout au long du trajet. Et en arrivant dans la maison de ses parents, quand son père ou sa mère lui auraient demandé comment allait sa vie, elle aurait probablement fondu en larmes.

Comment leur dire qu’elle n’avait pas dormi dans les bras d’un homme depuis trois ans ? Comment leur expliquer que, le matin au petit déjeuner, il lui arrivait d’étouffer en regardant sa tasse ? Comment leur décrire le poids de ses pas quand elle rentrait le soir chez elle ? Seul moment de répit, les vacances, quand elle partait rejoindre des amis ; mais les vacances s’achevaient toujours et la solitude reprenait alors ses droits.

Alors, à pleurer pour pleurer, autant qu’elle soit ici, au moins personne ne la voyait.

Et même si cette petite voix lui disait qu’il était toujours temps d’aller prendre le train, à quoi bon. Demain soir, en rentrant, ce serait encore pire, c’est pour cela qu’elle avait préféré défaire sa valise, le c’était mieux comme ça.


*


La file des passagers qui attendaient sur le trottoir de la gare du Nord n’en finissait plus de s’allonger. Trois quarts d’heure après avoir débarqué de l’Eurostar, Mathias montait enfin à bord d’un taxi. Depuis que les abords de la gare étaient en travaux, lui expliqua le chauffeur, ses collègues ne voulaient plus s’y rendre. Y accéder comme en repartir relevait de l’exploit, un périple surréaliste. Ils s’accordèrent à penser que l’auteur du plan de circulation de la ville ne devait pas vivre à Paris ou alors c’était un personnage échappé d’un roman d’Orwell. Le conducteur s’intéressait à l’évolution de la circulation dans le centre de Londres depuis qu’on y avait installé