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un péage, mais Mathias, lui, ne s’intéressait qu’à l’heure affichée sur le tableau de bord. À en juger par les encombrements sur le boulevard Magenta, il n’était pas près de rejoindre l’esplanade de la tour Montparnasse.
*
L’infirmière arrêta le fauteuil devant la marque au sol. Yvonne faisait bonne figure.
– Ça y est, je peux me lever maintenant ?
À l’évidence, se dit John, elle ne manquerait pas au personnel hospitalier. Mais il se trompait, la jeune femme embrassa Yvonne sur les deux joues. Elle n’avait pas autant ri depuis des années, déclara-t-elle. Le moment où Yvonne avait rembarré le chef de service Gisbert resterait à jamais gravé dans sa mémoire et dans celles de ses collègues. Même pendant sa retraite, elle rirait encore en décrivant la tête de son chef quand Yvonne lui avait demandé s’il était docteur en connerie ou en médecine.
– Qu’est-ce qu’ils t’ont dit ? demanda John à voix basse.
– Que tu allais me supporter encore quelques années.
Yvonne mit ses lunettes pour étudier la note d’honoraires que l’agent hospitalier venait de lui glisser sous le guichet.
– Rassurez-moi, cette somme n’ira pas dans la poche du toubib qui s’est occupé de moi ?
Le caissier la rassura sur ce point et refusa le chèque qu’elle lui présentait. Son honnêteté lui interdisait d’encaisser une seconde fois le montant de ses examens. Le monsieur qui se tenait derrière elle avait déjà acquitté la somme due.
– Pourquoi as-tu fait ça ? demanda Yvonne en sortant de l’établissement.
– Tu n’as pas d’assurance et ces examens te ruinent. Je fais ce que je peux mon Yvonne, et tu ne me laisses guère de moyens de m’occuper de toi, alors pour une fois que tu avais le dos tourné, j’en ai lâchement profité.
Elle se hissa sur la pointe des pieds pour déposer un baiser tendre sur le front de John.
– Alors continue encore un peu et emmène-moi déjeuner, j’ai une faim de loup.
*
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Les premiers clients d’Enya s’installaient en terrasse. Le couple consulta le menu du jour et demanda si le plat qu’ils avaient pris la semaine précédente était encore à la carte. Il s’agissait d’un délicieux saumon cuit à la vapeur, servi sur un lit de salade.
*
À deux cents kilomètres de là, une Austin Healey passait sous le porche en briques d’une grande menuiserie. Antoine se rangea dans la cour et gagna la réception à pied. Le patron l’accueillit à bras ouverts et le précéda dans son bureau.
*
Décidément, les dieux n’étaient pas avec lui aujourd’hui. Après avoir affronté les affres de la circulation, Mathias était perdu au milieu de l’immense esplanade de la gare Montparnasse. Un gardien bienveillant de la tour lui indiqua le chemin à prendre. Les studios de télévision étaient à l’opposé de l’endroit où il se trouvait. Il lui fallait remonter la rue de l’Arrivée et le boulevard de Vaugirard, tourner à gauche dans le boulevard Pasteur et emprunter l’allée de la 2e division blindée qu’il trouverait également à sa gauche. En courant, il y serait en dix minutes. Mathias fit une courte halte pour acheter une brassée de roses à un vendeur à la sauvette et arriva enfin à l’entrée des studios. Un agent de sécurité lui demanda de décliner son identité et chercha sur son cahier le numéro d’appel de la régie image. La communication établie, il informa un technicien qu’Audrey était attendue à l’accueil.
Elle portait un jean et un caraco qui soulignait joliment la courbe de ses seins.
Ses joues s’empourprèrent dès qu’elle vit Mathias.
– Qu’est-ce que tu fais là ? demanda-t-elle.
– Je me promenais.
– C’est une jolie surprise, mais je t’en supplie, cache ces fleurs. Pas ici, tout le monde nous regarde, chuchota-t-elle.
– Je ne vois que deux, trois types là-bas derrière la vitre.
– Les deux, trois types en question sont le directeur de la rédaction, le chef de l’info et une journaliste qui est la plus grande pipelette du PAF ; alors je t’en prie, sois discret. Sinon j’en ai pour quinze jours de quolibets.
– Tu as un moment de libre ? demanda Mathias en dissimulant le bouquet derrière son dos.
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– Je vais les prévenir que je m’absente une petite heure, attends-moi au café, je te rejoins tout de suite.
Mathias la regarda franchir le portique. Derrière la baie vitrée, on voyait le plateau de télévision où se déroulait en direct l’édition du journal de treize heures. Il s’approcha un peu, le visage du présentateur lui était familier. Audrey se retourna pour lui faire les gros yeux, montrant du doigt le chemin de la sortie. Résigné, Mathias obtempéra et fit demi-tour.
Elle le rejoignit au bout de l’allée, il l’attendait sur un banc ; dans son dos, trois parties de tennis se jouaient sur un terrain de la Ville de Paris. Audrey prit les roses et s’assit à côté de lui.
– Elles sont très jolies, dit-elle en l’embrassant.
– Fais attention à toi, nous avons trois agents du SDEC derrière nous qui disputent une partie de tennis amateur avec trois potes à eux de la D.G.S.E.
– Je suis désolée pour tout à l’heure, mais tu n’as pas idée de ce que c’est là-
bas.
– Un plateau de télévision, par exemple ?
– Je ne veux pas mélanger ma vie privée à mon travail.
– Je comprends, bougonna Mathias en regardant les fleurs qu’Audrey avait posées sur ses genoux.
– Tu fais la tête ?
– Non, j’ai pris le train à l’aube ce matin et je ne sais pas si tu te rends compte à quel point je suis heureux de te voir.
– Je le suis tout autant, dit-elle en l’embrassant à nouveau.
– Je n’aime pas les histoires d’amour où on doit se planquer. Si j’éprouve des sentiments pour toi, je veux pouvoir le dire à tout le monde, je veux que les gens qui me côtoient partagent mon bonheur.
– Et c’est le cas ? demanda Audrey en souriant.
– Pas encore… mais ça viendra. Et puis je ne vois pas ce que cela a de drôle.
Pourquoi ris-tu ?
– Parce que tu as dit « histoire d’amour » et que ça, ça me fait vraiment plaisir.
– Donc, tu es quand même un petit peu heureuse de me voir ?
– Imbécile ! Allons-y, j’ai beau travailler pour une chaîne de télévision libre, comme tu le dis, je ne suis pas pour autant libre de mon temps.
Mathias prit Audrey par la main et l’entraîna vers la terrasse d’un café.
– On a laissé tes fleurs sur le banc ! dit Audrey en ralentissant le pas.
– Laisse-les là, elles sont moches, je les ai achetées sur le parvis de la tour.
J’aurais voulu t’offrir un vrai bouquet, mais je suis parti bien avant que Sophie ouvre.
Et comme Audrey ne disait plus rien, Mathias ajouta :
– Une amie, fleuriste sur Bute Street, tu vois que toi aussi tu es un peu jalouse !
– 138 –
*
Un client venait d’entrer dans le magasin, Sophie ajusta sa blouse.
– Bonjour, je suis venu pour la chambre, dit l’homme en lui serrant la main.
– Quelle chambre ? demanda Sophie, intriguée.
Il avait l’allure d’un explorateur, mais n’en était pas moins perdu. Il expliqua qu’il venait d’arriver ce matin d’Australie, et faisait escale à Londres avant de repartir demain pour la côte Est du Mexique. Il avait fait sa réservation sur Internet, il avait même payé un acompte, et il se trouvait bien à l’adresse qui figurait sur son bon de réservation, Sophie pouvait le constater par elle-même.
– J’ai des roses sauvages, des hélianthèmes, des pivoines, la saison vient d’ailleurs de commencer et elles sont superbes, mais je n’ai pas encore de chambres d’hôtes, répondit-elle en riant de bon cœur. Je crois que vous vous êtes fait escroquer.
Décontenance, l’homme posa sa valise à côté d’une housse qui protégeait une planche de surf, à en juger par sa forme.
– Connaîtriez-vous un endroit abordable où je puisse dormir ce soir ? demanda-t-il avec un accent qui trahissait ses origines australiennes.
– Il y a un très joli hôtel tout près d’ici. En remontant la rue, vous le trouverez de l’autre côté d’Old Brompton Road, c’est au numéro 16.
L’homme la remercia chaleureusement et reprit ses affaires.
– C’est vrai que vos pivoines sont magnifiques, dit-il en sortant.
*
Le patron de la menuiserie étudiait les plans. De toute façon, le projet de McKenzie aurait été difficile à réaliser dans les délais impartis. Les dessins d’Antoine simplifiaient considérablement le travail de l’atelier, les bois n’étaient pas encore débités et il n’y aurait donc pas de problème à remplacer la commande précédente.
L’accord fut scellé par une poignée de main. Antoine pouvait partir visiter l’Écosse en toute sérénité. Le samedi suivant son retour, un camion acheminerait les meubles vers le restaurant d’Yvonne. Les poseurs qui se trouveraient à bord se mettraient à la tâche et le dimanche soir, tout serait terminé. Il était temps d’aller parler des autres projets en cours, deux couverts les attendaient dans une auberge, située à peine à dix kilomètres de là.
Mathias regarda sa montre. Déjà quatorze heures !
– Si on restait un peu plus longtemps à cette terrasse ? dit-il, enjoué.
– J’ai une meilleure idée, répondit Audrey en l’entraînant par la main.
– 139 –
Elle habitait un petit studio perché dans une tour face au port de Javel. En prenant le métro, il leur faudrait à peine un quart d’heure pour s’y rendre. Pendant qu’elle appelait sa rédaction pour annoncer son retard, Mathias téléphonait pour changer l’horaire de retour de son train, le métro aérien filait sur ses rails. La rame s’immobilisa le long du quai de la station Bir-Hakeim. Ils descendirent en courant les grands escaliers métalliques et accélérèrent l’allure sur le quai de Grenelle. Lorsqu’ils furent arrivés sur l’esplanade qui bordait la tour, Mathias, hors d’haleine, se pencha en avant, mains aux genoux. Il se releva pour contempler l’édifice.
– Quel étage ? demanda-t-il d’une voix essoufflée.
L’ascenseur s’élevait vers le vingt-septième étage. La cabine etait opaque et Mathias ne prêtait d’attention qu’à Audrey. En entrant dans le studio, elle avança jusqu’à la baie vitrée qui surplombait la Seine. Elle tira le rideau pour le protéger de son vertige, et lui en inventa un tout autre en ôtant son caraco ; elle fit glisser son jean le long de ses jambes.
*
La terrasse ne désemplissait pas. Enya courait de table en table. Elle encaissa l’addition d’un surfeur australien et accepta volontiers de lui garder sa planche. Il n’avait qu’à la déposer contre un mur de l’office. Le restaurant était ouvert ce soir, il pourrait passer la récupérer jusqu’à vingt-deux heures. Elle lui indiqua le chemin à prendre et retourna aussitôt à son service.
*
John embrassa la main d’Yvonne.
– Combien de temps ? dit-il en lui caressant la joue.
– Je te l’ai dit, je serai centenaire.
– Et les médecins, qu’est-ce qu’ils ont dit, eux ?
– Les mêmes bêtises que d’habitude.
– Que tu devais te ménager, peut-être ?
– Oui, quelque chose comme ça, avec leur accent tu sais, pour les comprendre…
– Prends ta retraite et rejoins-moi dans le Kent.
– Alors là, si je t’écoutais, je raccourcirais vraiment ma durée de vie. Tu le sais bien, je ne peux pas délaisser mon restaurant.
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– Tu l’as bien fait aujourd’hui…
– John, si mon bistrot devait fermer après ma mort, cela me tuerait une deuxième fois. Et puis tu m’aimes comme je suis, et c’est pour ça que je t’aime.
– Uniquement pour ça ? demanda John d’un air narquois.
– Non, pour tes grandes oreilles aussi. Allons dans le parc, nous allons rater ta finale.
Mais, aujourd’hui, John se moquait bien du cricket. Il récupéra un peu de pain dans la corbeille, régla l’addition et prit Yvonne par le bras. Il l’entraîna vers le lac, ensemble ils nourriraient les oies qui cacardaient déjà à leur approche.
*
Antoine remercia son hôte. Ils retournaient tous deux à la menuiserie. Antoine détaillerait ses dessins d’exécution au chef d’atelier. Dans deux heures au plus il pourrait reprendre la route. De toute façon, il n’y avait aucune raison de se presser puisque Mathias était avec les enfants.
*
Audrey alluma une cigarette et vint se recoucher contre Mathias.
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