En entrant dans la salle de bains, il tomba nez à nez avec Mathias, déjà en pyjama, qui se brossait les dents.

– Et, en plus, je te ferai remarquer que c’est moi qui l’ai payée la baby-sitter !

ajouta-t-il en reposant le verre sur la tablette.

Mathias salua Antoine et sortit de la pièce. Cinq secondes plus tard, Antoine rouvrait la porte pour crier dans le couloir :

– La prochaine fois paie-toi plutôt des cours de français, parce que ton petit mot ce matin était truffé de fautes d’orthographe !

Mais Mathias était déjà dans sa chambre.


*


Les derniers clients étaient partis. Enya referma la porte et éteignit le néon de la devanture. Elle nettoya la salle, s’assura que les chaises étaient dans l’alignement des tables et retourna vers l’office. Elle vérifia une dernière fois que tout était bien en ordre, et repassa derrière le comptoir pour vider la caisse comme Yvonne le lui avait demandé. Les additions recomptées, elle sépara les pourboires de la recette et rangea les billets dans une enveloppe. Elle la cacherait sous son matelas pour la remettre à Yvonne quand elle rentrerait. Elle voulut repousser le tiroir-caisse, mais il était bloqué ; elle glissa la main et sentit quelque chose qui gênait au fond. C’était un très vieux portefeuille, au cuir patiné. Piquée par la curiosité, Enya l’ouvrit. Elle y trouva une feuille de papier jaunie qu’elle déplia.

7 août 1943,

Ma fille, mon tendre amour,

C’est la dernière lettre que je t’écris. Dans une heure ils vont me fusiller. Je partirai la tête haute, fier de n’avoir pas parlé. Ne t’inquiète pas de ce grand malheur qui nous touche, je ne vais mourir qu’une fois, mais les salauds qui vont tirer mourront autant de fois que l’histoire les nommera. Moi je te laisse en héritage un nom dont tu seras fière.

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Je voulais rejoindre l’Angleterre, je vais saigner dans la cour d’une prison de France, mais pour toi comme pour elle, vos libertés valaient ma vie. J’ai combattu pour une humanité meilleure et j’ai la grande confiance que tu réaliseras les rêves que je ne ferai plus.

Quoi que tu entreprennes, ne renonce jamais, la liberté des hommes est à ce prix.

Ma petite Yvonne, je repense à ce jour où je t’emmenais à la grande roue des Ternes. Tu étais si jolie dans ta robe à fleurs. Tu pointais ton doigt sur les toits de Paris. Je me souviens du vœu que tu avais fait. Aussi, avant qu’ils ne m’arrêtent, j’avais caché pour toi dans le coffre d’une consigne un peu d’argent mis de côté ; il te servira. Je sais maintenant que les rêves n’ont pas de prix, mais cela t’aidera peut-

être quand même un peu à réaliser le tien, là où je ne serai plus. Je glisse la clé dans ce portefeuille, ta mère saura te guider là où il faut.

J’entends les pas qui viennent, je n’ai pas peur, sinon pour toi.

Tu vois, j’entends la clé qui tourne dans la serrure de ma cellule et je souris rien qu’en pensant à toi, ma fille. En bas dans la cour, attaché au poteau, je dirai ton prénom.

Même si je meurs, je ne te quitterai jamais. Dans mon éternité, tu seras ma raison d’avoir été.

Accomplis-toi, tu es ma gloire et ma fierté.

Ton papa qui t’aime


Confuse, Enya replia la lettre et la remit en place sous le rabat du portefeuille.

Elle repoussa le tiroir de la caisse et éteignit les lumières de la salle. Quand elle monta l’escalier, il lui sembla que derrière elle les marches en bois craquaient sous les pas d’un père qui n’avait jamais vraiment quitté sa fille.

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XIV

Chacun s’était chargé de réveiller le père de l’autre. Louis sautait à pieds joints sur le lit de Mathias et Emily avait enlevé brusquement la couette sur celui d’Antoine.

Une heure plus tard, à grand renfort de cris et de bousculades – Mathias ne retrouvait pas les billets, Antoine n’était pas certain d’avoir fermé le robinet du gaz -, le taxi prenait enfin la direction de l’aéroport de Gatwick. Il fallut traverser le terminal en courant pour réussir à embarquer – les derniers -, avant la fermeture de la passerelle.

Le Bœing 737 de la British Midland atterrit en Ecosse à l’heure du déjeuner. Mathias avait cru, en arrivant à Londres, que pratiquer la langue anglaise serait pour lui un enfer, sa rencontre avec le préposé aux locations de voitures de l’aéroport d’Edimbourg lui montra qu’il n’avait connu jusque-là que le purgatoire.

– Je ne comprends pas un mot de ce que dit ce type. Une voiture c’est une voiture, non ? Je te jure qu’il a un bonbon dans la bouche ! tempêta Mathias.

– Laisse-moi faire, je vais m’en occuper, répondit Antoine en le poussant.

Une demi-heure plus tard, la Kangoo vert pomme s’engageait sur l’autoroute M9 en direction du nord. Quand ils dépassèrent la ville de Lilinthgow, Mathias promit une glace à six boules au premier des trois qui réussirait à en prononcer le nom.

Après s’être perdu en contournant Falkirk, ils arrivèrent à la tombée de la nuit dans la ravissante ville d’Airth, dont le château surplombait la rivière Forth. C’était là qu’ils dormiraient ce soir.

Le majordome qui les accueillit était aussi charmant que hideux. Le visage bardé de cicatrices, il portait un bandeau à l’œil gauche. Sa voix haut perchée ne collait pas du tout à son allure de vieux corsaire. À la demande pressante des enfants et en dépit de l’heure tardive, il accepta volontiers de leur faire visiter les communs.

Emily et Louis trépignèrent de joie quand il ouvrit les portes de deux passages secrets qui partaient du grand salon. L’un permettait de rejoindre la bibliothèque, l’autre les cuisines. Les entraînant vers le dernier étage du donjon, il expliqua avec le plus grand sérieux que les suites nos 3,9 et 23 étaient plus fraîches que les autres pendant la nuit, ce qui était normal puisqu’elles étaient hantées. Conformément aux réservations enregistrées, il leur avait d’ailleurs gardé ces deux dernières, chacune avait deux lits.

Antoine se pencha à l’oreille de Mathias.

– Touche-le !

– Qu’est-ce que tu racontes ?

– Je te dis de le toucher, je veux juste vérifier qu’il est vrai.

– Tu as bu ?

– Regarde la tête qu’il a… Qui te dit que ce n’est pas un revenant ? C’est toi qui as voulu qu’on vienne ici, débrouille-toi comme tu veux, tu l’effleures si tu préfères

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mais je veux voir de mes propres yeux que ta main ne passe pas au travers de son corps.

– Tu es ridicule, Antoine.

– Je te préviens, je n’avance plus d’un pas si tu ne le fais pas.

– Comme tu voudras…

Et, profitant de la pénombre qui régnait au fond du corridor, Mathias pinça rapidement la fesse du majordome qui sursauta aussitôt.

– Voilà, tu es content maintenant ? chuchota Mathias.

Interdit, l’homme se retourna pour fixer longuement les deux compères du seul œil qui lui restait.

– Vous préférez peut-être que nous installions les deux petits dans la même chambre et vous deux dans l’autre ?

Sentant pointer une certaine ironie dans la question, Mathias, forçant les graves dans sa voix, confirma aussitôt que chaque père dormirait bien avec son enfant.

De retour dans le hall, Antoine se rapprocha de Mathias.

– Je peux te parler seul une minute ? chuchota-t-il en l’entraînant à l’écart.

– Qu’est-ce qu’il y a encore ?

– Rassure-moi, c’est pour rire ces histoires de fantômes ? Tu ne crois pas que cet endroit est réellement hanté ?

– Et sur un télésiège en haut des pistes, tu vas me demander s’il y a vraiment de la neige en montagne ?

Antoine toussota et retourna voir le réceptionniste.

– Tout compte fait, nous allons tous partager la même chambre, un grand lit pour les enfants, un autre pour les parents, on va se serrer. Et puis comme vous avez dit qu’il faisait froid, ça nous évitera de nous enrhumer !

Emily et Louis étaient euphoriques, les vacances commençaient rudement bien. Après le dîner devant la cheminée de la salle à manger où un feu de bois crépi-tait dans l’âtre, tout le monde décida d’aller se coucher. Mathias ouvrit la marche dans les escaliers du donjon. La suite qu’ils y occupaient était magnifique. Deux grands lits à baldaquin, aux bois ciselés ornés de tentures rouges, faisaient face aux fenêtres ouvrant sur la rivière. Emily et Louis s’endormirent à peine la lumière éteinte. Mathias se mit à ronfler au milieu d’une phrase. Au premier hululement d’une chouette, Antoine se colla contre lui et ne bougea plus de la nuit.


*


Le lendemain matin, un petit déjeuner copieux leur fut servi avant le départ.

Déjà la voiture filait vers la prochaine étape. Ils eurent tout l’après-midi pour visiter

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le château de Stirling. L’impressionnant édifice avait été construit sur des roches volcaniques. Le guide leur conta l’histoire de Lady Rose. Cette femme belle et trou-blante devait son surnom à la couleur de la robe de soie que portait toujours son fantôme quand on l’apercevait.

Certains disaient que c’était Mary, reine d’Ecosse couronnée en 1553 dans la vieille chapelle, d’autres préféraient croire qu’il s’agissait d’une veuve éplorée, cherchant l’ombre d’un mari, tué dans de terribles combats au cours du siège mené par Edward Ier pour s’emparer du château en 1304.

Les lieux étaient également hantés par le spectre de Lady Grey, intendante de Mary Stuart qui sauva cette dernière d’une mort certaine en s’emparant de ses draps alors qu’ils venaient de prendre feu. Hélas, à chaque apparition de Lady Grey, un drame survenait au château.

– Quand je pense qu’on aurait pu passer nos vacances au Club Med ! grommela Antoine à ce moment de la visite.

Emily lui imposa de se taire, elle n’entendait plus ce que le guide disait.

D’ailleurs, ce soir, il faudrait prêter l’oreille pour écouter les pas mystérieux qui résonnaient depuis les contreforts. C’étaient ceux de Margaret Tudor qui, chaque nuit, guettait le retour de son mari James IV, porté disparu dans les combats contre les armées de son beau-frère Henry VIII.

– Je comprends qu’elle l’ait perdu, comment tu voulais t’y retrouver avec tous ces chiffres ? s’exclama Mathias.

Cette fois ce fut Louis qui le rappela à l’ordre.


*


Au matin suivant, Louis et Emily étaient plus impatients que jamais. Aujourd’hui, ils visiteraient le château de Glamis, réputé pour être l’un des plus beaux et des plus hantés d’Ecosse. Le gardien était enchanté de les accueillir, le conférencier habituel était malade, mais il en savait bien plus que lui. De pièces en corridors, et de couloirs en donjons, le vieil homme au dos voûté leur expliqua que la reine mère avait résidé en ces lieux quand elle était enfant. Elle y revint mettre au monde la charmante princesse Margaret. Mais l’histoire du château remontait à la nuit des temps, il avait aussi été la demeure du plus infâme des rois d’Ecosse, Macbeth !

Les pierres accueillaient ici pléthore de fantômes.

Profitant d’une pause – les escaliers de la tour de l’horloge avaient épuisé les jambes de leur guide –, Mathias s’écarta du groupe. À son grand désespoir, son télé-

phone portable ne captait toujours aucun réseau. Le dernier texto qu’il avait pu envoyer à Audrey datait de deux jours. En route vers d’autres pièces, ils apprirent que l’on pouvait y voir le spectre d’un jeune serviteur, mort de froid dans les douves, celui d’une femme sans langue qui rampait dans les couloirs à la tombée de la nuit. Mais le plus grand des mystères était celui de la chambre disparue. Depuis l’extérieur du

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château, on en voyait parfaitement la fenêtre, mais depuis l’intérieur, personne ne pouvait en trouver l’accès. La légende racontait que le comte de Glamis jouait aux cartes en compagnie d’amis et avait refusé d’interrompre la partie quand l’horloge de la tour annonça la venue du dimanche. Un étranger vêtu d’une cape noire se joignit alors à eux. Quand un servant leur apporta de la nourriture, il découvrit son maître jouant avec le diable au milieu d’un cercle de feu. La pièce fut murée, on en perdit l’entrée pour toujours. Mais le guide ajouta en terminant la visite que ce soir, depuis leurs chambres, ils auraient tout loisir d’entendre la donne des cartes.

De retour dans les allées du parc, Antoine fit un aveu, il n’en pouvait plus de ces histoires de revenants et il n’était pas question qu’un jeune serviteur tout gelé lui apporte son plateau s’il avait le malheur d’appeler le room service dans la nuit et encore moins d’avoir une femme sans langue pour voisine de palier.