Furieux, Louis objecta qu’il n’y connaissait rien en matière de fantômes, et comme son père ne voyait pas vraiment où il voulait en venir, Emily courut à sa rescousse.
– Les spectres et les revenants, ça n’a rien à voir. Si tu t’étais un tout petit peu renseigné, tu saurais qu’il y a trois catégories de fantômes : les lumineux, les subjec-tifs et les objectifs, et que même s’ils peuvent te foutre rudement la trouille, ils sont tous inoffensifs ; alors que tes revenants comme tu dis quand tu confonds tout, eh bien eux ce sont des morts vivants et ils sont méchants. Alors tu vois que ça n’a rien à voir puisque c’est pas pareil !
– Eh bien, ectoplasme ou cataplasme, moi ce soir, je dors dans un Holiday Inn ! Et puis je pourrais savoir depuis quand vous êtes experts en fantômes tous les deux ? répondit Antoine en regardant les enfants.
Mathias intervint aussitôt.
– Tu ne vas pas te plaindre si nos enfants sont cultivés, tout de même !
Mathias triturait son portable au fond de la poche de son imperméable. Dans un hôtel moderne, il aurait plus de chances de pouvoir passer un appel, c’était le moment ou jamais de venir au secours de son ami. Il annonça aux deux enfants que, ce soir, chacun aurait sa chambre. Quand bien même les lits des châteaux écossais étaient immenses, il ne dormait pas très bien depuis qu’il partageait le sien avec Antoine… Les guides avaient beau dire que les pièces étaient glaciales, il avait eu beaucoup trop chaud les dernières nuits.
Et quand ils s’éloignèrent vers la voiture, marchant devant Louis et Emily qui ne décoléraient pas, les fantômes des lieux auraient pu entendre une étrange conversation…
– Si, je te jure que tu t’es collé… D’abord tu bouges tout le temps et ensuite tu te colles !
– Non, je ne me colle pas !… Par contre toi tu ronfles !
– Alors là, ça m’étonnerait, aucune femme ne m’a jamais dit que je ronflais.
– Ah oui, et ça remonte à quand ta dernière nuit avec une femme ? Déjà Caroline Leblond disait que tu ronflais.
– Ta gueule !
– 152 –
*
Le soir, tandis qu’ils prenaient leurs quartiers à l’Holiday Inn, Emily appela sa maman pour lui raconter sa journée au château. Valentine se réjouissait d’entendre sa voix. Bien sûr qu’elle lui manquait, elle embrassait sa photo tous les soirs avant de s’endormir, et au bureau elle regardait tout le temps le petit dessin qu’Emily avait glissé dans son porte-cartes. Oui, pour elle aussi c’était long, elle viendrait bientôt, peut-être même ce week-end, dès son retour. Elle n’avait qu’à lui passer son papa puisqu’il était à côté d’elle, elle organiserait tout cela avec lui. Elle devait participer à un séminaire samedi, mais elle prendrait directement le train en en sortant. Promis, elle viendrait la chercher dimanche matin et elles passeraient la journée toutes les deux en amoureuses… Oui, comme quand elles vivaient ensemble. Maintenant il fallait ne penser qu’aux beaux châteaux et bien profiter de ces vacances merveilleuses que lui offrait son père… Et Antoine… oui… bien sûr !
Mathias parla avec Valentine et repassa le combiné à sa fille. Quand Emily raccrocha, il fit signe à Antoine de regarder discrètement Louis. Le petit garçon était assis tout seul devant la télévision, fixant l’écran… mais le poste était éteint.
Antoine prit son fils dans ses bras et lui fit un énorme câlin, un câlin qui contenait l’amour de quatre bras réunis.
*
Profitant de ce qu’Antoine donnait le bain aux enfants, Mathias retourna à la réception, prétextant avoir oublié son pull dans la Kangoo.
Dans le hall, il réussit, à grand renfort de gesticulations et d’articulations, à se faire comprendre du concierge. Malheureusement, l’hôtel ne possédait qu’un seul ordinateur, au bureau de la comptabilité, et les clients ne pouvaient y avoir accès pour envoyer des e-mails. En revanche, l’employé se proposa fort aimablement d’en envoyer un pour lui, dès que son patron aurait le dos tourné. Quelques minutes plus tard, Mathias lui remit un texte griffonné sur un bout de papier.
À une heure du matin, Audrey recevait l’e-mail suivant : Suis parta en Ecusse avec les enfins, reviendu samedi prochon, impassible de te joindre. Tu me manku teriballement. Matthiew.
Et le lendemain matin, alors qu’Antoine était déjà au volant de la Kangoo, les enfants ceinturés à l’arrière, le standardiste traversa le parking de l’hôtel en courant pour remettre une enveloppe à Mathias.
Mon Matthiew,
– 153 –
Je m’inquiétais de ne pouvoir te joindre, j’espère que tu fais un beau voyage, j’aime tellement l’Écusse et ses Écussons. Je viendrai te voir bientôt, toi aussi tu me manku… beau cul trop.
Ta Hepburn.
Heureux, il replia la feuille et la rangea dans sa poche.
– Qu’est-ce que c’était ? demanda Antoine.
– Un duplicata de la note d’hôtel.
– C’est moi qui paie la nuit et c’est à toi qu’on donne la facture !
– Tu ne peux pas la passer dans tes frais, moi si ! Et puis arrête de parler et fais attention à la route, si j’en crois la carte, tu dois prendre la prochaine à droite… À
droite j’ai dit, pourquoi tu as pris à gauche ?
– Parce que tu tiens la carte à l’envers, andouille !
*
La voiture remontait vers le nord, direction les Highlands, ils s’arrêteraient dans le ravissant petit village de Speyside, célèbre pour ses distilleries de whiskey, et après le repas de midi, ils iraient tous visiter le fameux château de Cawdor. Emily raconta qu’il était trois fois hanté, d’abord par un ectoplasme mystérieux tout vêtu de soie violette, ensuite par le célèbre John Campbell de Cawdor, et enfin, par la bien triste femme sans mains. En apprenant qui était le troisième habitant des lieux, Antoine enfonça la pédale du frein, la voiture glissa sur plus de cinquante mètres.
– Qu’est-ce qui le prend ?
– Vous faites un choix tout de suite ! On déjeune ou on va voir la femme aux moignons, mais je ne fais pas les deux ! Trop c’est trop !
Les enfants hochèrent la tête, s’abstenant de tout autre commentaire. Décision collégiale fut prise, Antoine était exempté de visite, il les attendrait à l’auberge.
À peine arrivés, Emily et Louis s’échappèrent vers la boutique de souvenirs, laissant Antoine et Mathias seuls à table.
– Ce qui me fascine c’est que l’on dort depuis trois jours dans des endroits plus angoissants les uns que les autres et toi tu as l’air d’y prendre goût ! Ce matin pendant la visite du château tu avais quatre ans d’âge mental, dit Antoine.
– À propos de goût, répondit Mathias en lisant le menu, tu veux prendre le plat du jour ? C’est toujours bien de tester les spécialités locales.
– Ça dépend, c’est quoi ?
– Du haggis.
– Aucune idée de ce que c’est, mais va pour le haggis, dit Antoine à l’hôtesse qui prenait la commande.
– 154 –
Dix minutes plus tard, elle posa devant lui une panse de brebis farcie et Antoine changea d’avis. Deux œufs au plat feraient l’affaire, il n’avait plus très faim. À la fin du repas, Mathias et les enfants partirent pour leur visite, laissant Antoine.
À la table voisine, un jeune homme et sa compagne parlaient de projets d’avenir. Tendant l’oreille, Antoine comprit que son voisin était architecte comme lui ; seul à table il s’ennuyait à mourir, cela faisait deux bonnes raisons d’engager la conversation.
Antoine se présenta et l’homme lui demanda s’il était bien français comme il avait cru le deviner. Antoine ne devait surtout pas s’offenser, son anglais était parfait, mais ayant vécu lui-même quelques années à Paris, il lui était facile d’identifier ce léger accent.
Antoine adorait les États-Unis et voulut savoir de quelle ville ils venaient, lui aussi avait reconnu leur accent.
Le couple était originaire de la côte Ouest, ils vivaient à San Francisco et prenaient des vacances bien méritées.
– Vous êtes venu en Écosse pour voir les fantômes ? interrogea Antoine.
– Non, pour ça j’ai ce qu’il faut à la maison, il me suffit d’ouvrir les placards, dit le jeune homme en regardant sa compagne.
Elle lui asséna en retour un coup de pied sous la table.
Il s’appelait Arthur, elle Lauren, tous les deux parcouraient l’Europe, suivant presque à la lettre l’itinéraire recommandé par un couple de leurs vieux amis, Georges Pilguez et sa compagne qui étaient revenus enchantés du périple qu’ils avaient l’ait l’an dernier. D’ailleurs au cours de ce voyage, ils s’étaient mariés en Italie.
– Et vous aussi, vous êtes venus ici vous marier ? demanda Antoine piqué par la curiosité.
– Non, pas encore, répondit la ravissante jeune femme.
– Mais nous fêtons un autre heureux événement, reprit son voisin. Lauren est enceinte, nous attendons notre bébé pour la fin de l’été. Il ne faut pas le dire, c’est un secret pour le moment.
– Je ne veux pas qu’on l’apprenne au Mémorial Hospital, Arthur ! dit Lauren.
Elle se tourna vers Antoine et le prit gentiment à partie.
– Je viens d’être titularisée, je préfère éviter que des rumeurs d’absentéisme circulent dans les couloirs. C’est normal, non ?
– Elle a été nommée chef de service l’été dernier et son métier l’obsède un peu, reprit Arthur.
La conversation se prolongea : la jeune médecin avait une repartie sans égal ; Antoine était émerveillé par la complicité qu’elle entretenait avec son compagnon.
Quand ils s’excusèrent – ils avaient de la route à faire – Antoine les félicita tous les deux pour le bébé et leur promit d’être discret. S’il visitait un jour San Francisco, il espérait n’avoir aucune raison de se rendre au Mémorial Hospital.
– Ne jurez de rien, croyez-moi… La vie a beaucoup plus d’imagination que nous !
– 155 –
En partant, Arthur lui remit sa carte, lui faisant promettre de les appeler s’il venait un jour en Californie.
*
Mathias et les enfants revinrent fous de joie de leur après-midi. Antoine aurait dû les accompagner, le château de Cawdor était magnifique.
– Ça te dirait de découvrir San Francisco l’an prochain ? demanda Antoine en reprenant la route.
– Les hamburgers ce n’est pas mon truc, répondit Mathias.
– Eh ben, le haggis, ce n’est pas le mien et pourtant je suis là.
– Bon, eh bien, alors on verra l’an prochain. Tu ne veux pas rouler un peu plus vite, on se traîne là !
Le lendemain, ils filèrent vers le sud et firent une longue halte sur les rives du Loch Ness. Mathias paria cent livres sterling qu’Antoine ne serait « pas cap » de tremper un pied dans le lac, et il gagna son pari.
Le vendredi matin, les vacances s’achevaient déjà. À l’aéroport d’Édimbourg, Mathias bombarda Audrey de messages. Il en envoya un caché derrière un portant à journaux, deux autres depuis les toilettes où il avait dû retourner chercher un sac oublié au pied du lavabo, un quatrième pendant qu’Antoine passait sous le portique de sécurité, un cinquième dans son dos, en descendant la passerelle qui menait à l’avion, et un dernier pendant qu’Antoine rangeait les blousons des enfants dans les compartiments à bagages. Audrey était heureuse de le savoir de retour, elle avait une folle envie de le voir, elle viendrait bientôt.
Dans l’avion qui les ramenait, Antoine et Mathias se disputèrent – comme à l’aller – pour ne pas s’asseoir près du hublot.
Antoine n’aimait pas être coincé au fond de la rangée, Mathias rappelait qu’il avait le vertige.
– Personne n’a le vertige en avion, c’est bien connu, tu racontes n’importe quoi, râla Antoine en s’asseyant à la place contre son gré.
– Eh bien, moi quand je regarde le bout de l’aile, si !
– Eh bien, tu n’as qu’à pas le regarder, de toute façon, tu veux m’expliquer l’intérêt de regarder le bout d’une aile ? Tu as peur qu’elle se décroche ?
– J’ai peur de rien du tout ! C’est toi qui as peur que l’aile se décroche, c’est pour ça que tu ne veux pas t’asseoir au hublot. Qui est-ce qui serre les poings quand il y a des turbulences ?
*
– 156 –
De retour à Londres, Emily résuma parfaitement l’amitié qui liait les deux hommes. Elle confia à son journal intime qu’Antoine et Mathias, c’étaient exactement les mêmes… mais en très différents, et cette fois Louis n’ajouta rien dans la marge.
– 157 –
XV
Dans le bureau du directeur de l’information, ce vendredi matin, Audrey apprit une nouvelle qui la rendit folle de joie. La rédaction de la chaîne, satisfaite de son travail, avait décidé d’accorder plus d’importance à son sujet. Pour compléter son reportage, elle devrait se rendre dans la ville d’Ashford où une partie de la communauté française s’était installée. Le mieux pour réaliser les interviews serait d’aller à la rencontre des familles, le samedi midi à la sortie des écoles. Audrey en profiterait aussi pour retourner certaines images inutilisables à cause d’une histoire à laquelle le directeur de l’information ne comprenait rien. De toute sa carrière, il n’avait jamais entendu parler d’un « viseur de caméra qui décadrait les plans », mais il fallait bien un début à tout… Un cameraman professionnel la rejoindrait à Londres. Elle avait à peine le temps de rentrer chez elle pour faire sa valise, son train partait dans trois heures.
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